Jasmine Bager
26 octobre 2015
Au Liban, une psychologue clinicienne utilise son expertise pour aider des adolescents à surmonter leurs traumatismes.
BEYROUTH – Alors que la communauté internationale intensifie ses efforts pour faire face à la détresse des 12 millions de Syriens déplacés par le conflit dans leur pays, une femme expérimente un autre type d’aide.
Lara Kalaf est une Libanaise, doctorante en psychologie clinique dans une université canadienne, qui a consacré sa carrière à tenter de soigner les victimes d’expériences traumatiques. Son expertise s’étend sur plusieurs continents et domaines, l’humanitaire notamment. Outre ses études en psychologie clinique, elle a travaillé dans les ressources humaines pour un centre pour patients atteints de la maladie d’Alzheimer et comme conseillère dans un service d’aide téléphonique d’urgence pour des victimes d’agressions sexuelles.
Maintenant, elle essaie d’aider des adolescents qui ont fui des zones de guerre à libérer leur créativité en les introduisant à la thérapie par l’art et en réalisant un film avec eux.
Stimuler le cerveau
« C’est la première fois que la communauté scientifique utilise des films participatifs pour analyser la relation entre la résilience et l’art auprès d’enfants affectés par la guerre », a déclaré Kalaf à Middle East Eye.
« C’est à la fois une recherche académique et une intervention psychosociale. Les enfants se développent à travers le jeu. Les voies du cerveau meurent si vous ne les stimulez pas. »
À l’heure actuelle, dans son Liban natal, les enfants réfugiés vivent dans les pires conditions imaginables. En raison de la forte hausse du nombre de réfugiés provenant de Syrie, de l’augmentation de la pauvreté et de la détérioration des conditions de vie, l’aide a dû se diversifier. De nombreux adolescents sont contraints de travailler pour aider leurs parents et deviennent des adultes bien avant l’âge.
Se rassembler
Lara Kalaf a choisi une méthode très moderne pour faire face à un problème plus ancien : le financement.
« J’utilise le crowdfunding [financement participatif] pour être complètement indépendante et impartiale dans la mise en œuvre de l’intervention et l’analyse des résultats de la recherche », écrit-elle sur la page Facebook de sa campagne de levée de fonds.
Pourquoi l’art ?
« Dans ma propre vie, pendant très longtemps, je n’avais jamais apprécié la valeur de l’art », répond-elle.
« J’ai grandi au Koweït et j’ai passé la moitié de ma vie au Canada. Je n’ai jamais senti le besoin de faire quoi que ce soit d’artistique quand j’étais enfant et j’ai plutôt choisi une voie rationnelle et entrepreneuriale. Quand j’ai commencé mon doctorat, j’ai eu cette idée subite : l’art est génial. J’ai réalisé que l’argent ne nous rend pas heureux, mais que ce sont les petites choses de la vie comme tomber amoureux ou lire un livre qui le font. J’ai réalisé qu’avoir une pratique artistique fait partie de ces petites choses qui rendent les gens heureux. »
Elle a décidé d’intégrer l’art à sa thèse pour aider les jeunes les plus affectés. Certains de ces adolescents arrivaient juste de Syrie, où leurs parents avaient été emprisonnés ou tués. Plusieurs d’entre eux avaient subi de graves abus et les jeunes qu’elle côtoyait pour sa recherche s’étaient montrés « fous de joie » à l’idée d’incorporer l’art dans leur vie.
Lara Kalaf est entrée en contact avec des ONG pour sélectionner des adolescents qui ont expérimenté l’art-thérapie auparavant et dont la vie a été drastiquement affectée par la guerre. Elle commencera son projet au Liban et inclura des adolescents issus de n’importe quelle région résidant dans le pays. Sept garçons et sept filles âgés entre 12 et 14 ans seront sélectionnés pour participer au programme, gratuitement.
Ils auront la possibilité d’« appendre à nouveau à être des enfants ».
Camp artistique
Pendant dix jours consécutifs, ils passeront environ cinq heures ensemble chaque jour. Ils bénéficieront aussi des transports gratuits et auront un petit-déjeuner et un déjeuner sains. Les adolescents pourront décider de la forme d’art qu’ils souhaitent exercer : peinture, dessin, collage, sculpture et tout ce qui leur passe par la tête. Le processus de création, ainsi que les œuvres qui en résulteront, seront filmés et compilés dans un film. Étant donné que la plupart de ces adolescents ont été victimes d’exploitation, du travail forcé et d’abus sexuels, les garçons et les filles seront séparés pendant les cours.
La production cinématographique qui en résultera sera la preuve visuelle et authentique de leurs expériences et de leurs sentiments. Elle leur fournira une tribune et une voix.
Lara Kalaf n’est pas la seule à avoir choisi d’utiliser la créativité, en particulier la production cinématographique, comme outil de guérison. L’animateur Diaa Malaeb, qui a travaillé avec des enfants réfugiés pour le projet d’animation de l’ONG Save the Children au Liban, a expliqué que selon son expérience, il était possible de développer les aptitudes des adolescents en se servant de la caméra comme d’un instrument de connexion.
« L’art est un outil et un langage international qui peut être utilisé par tout le monde, et qui atteint tout le monde. L’art en général est un instrument sécurisé, participatif et facile à utiliser avec les enfants, en particulier les réfugiés. À travers l’art, ils peuvent évacuer leur stress, surmonter leurs peurs et parler de leur expérience sans s’exposer à aucun risque », explique Diaa Malaeb.
« Quand ils voient que les autres les écoutent et les apprécient, cela leur donne la confiance et l’estime de soi dont ils ont besoin pour surmonter le traumatisme qu’ils ont vécu pendant la guerre. »
La caméra connecte
Prendre des photos et partager des vidéos sur les réseaux sociaux est une façon déjà habituelle de communiquer pour les adolescents. Avec Instagram, YouTube, Twitter et Facebook, ils capturent et partagent instantanément des images et des vidéos à l’aide des petits écrans de leur téléphone portable. Dans le monde arabe, l’art n’est pas particulièrement célébré, mais tout le monde apprécie les images et les films.
« J’adore le cinéma, et quand on fait un film sur quelque chose, on saisit le contexte dans lequel vivent ces jeunes. Cela apparaît naturellement dans le film ; c’est quelque chose que vous comprenez. Ce n’est pas la même chose que lorsqu’on ne fait que lire ou regarder une photo », estime Lara Kalaf.
Elle prévoit cependant une certaine résistance de la part des parents. Si on leur offrait le choix entre des études et des activités artistiques, la plupart des parents préfèreraient envoyer leurs enfants à l’école immédiatement, une perspective de moins en moins disponible à l’heure actuelle.
Les ressources consacrées à des programmes artistiques dans les pays en guerre du monde arabe sont maigres, voire inexistantes. Kalaf offre aux adolescents un environnement divertissant dans lequel s’épanouir. « Ils n’ont rien à perdre », affirme-t-elle.
Pas à pas
Au cours de ses recherches, elle a remarqué que les enfants avaient besoin d’être introduits à l’art de façon progressive. Au début, leurs productions sont en général très nationalistes, ils dessinent par exemple une maison avec une famille ou un drapeau. Après une semaine ou deux, elle s’attend à ce que le sens plus profond de leur existence commence à émerger sur les feuilles et les écrans.
Le programme donnera aussi l’opportunité de discuter du concept d’art avec les parents, pour les aider à comprendre que l’art est important pour eux et leurs enfants. Les films peuvent aider à guérir.
« Les films se focaliseront sur la façon dont les enfants font psychologiquement face aux dures conditions de la guerre et sur la manière dont la pratique artistique peut agir comme un bouclier protecteur. »
Propager l’amour
Pour commencer, l’art doit être vu en fonction de sa valeur. Steffanie Lorig est fondatrice d’Art with Heart, une association basée à Seattle qui contribue au bien-être émotionnel des enfants qui ont traversé des épreuves difficiles dans leur vie.
« Je crois passionnément en la capacité de la créativité à guérir le cœur [heal the heart en anglais] », déclare-t-elle à MEE. « Pourquoi ? Parce que je vois que ça fonctionne tous les jours – à petite ou grande échelle. J’ai vu que ça a marché pour aider les plus jeunes victimes de l’ouragan Katrina. J’ai vu que ça a marché dans une classe après le décès d’un étudiant. J’ai vu que ça a marché après la fusillade dans une école de Newtown. Et au Népal après le tremblement de terre. »
« On en a la preuve lorsque l’on voit les enfants – lesquels ont habituellement un vocabulaire émotionnel limité – évacuer leur souffrance et leur confusion et ne pas avoir à se les traîner comme un fardeau dans l’âge adulte. La créativité connecte ce qui est à l’intérieur de notre tête avec notre cœur. »
Les interventions artistiques de Lara Kalaf l’aideront à atteindre la population vulnérable de la communauté de réfugiés du Liban.
« Le projet est au service de ces enfants qui sont contraints de vivre avec les conséquences négatives de la guerre, peu importe leur race, leur religion ou leur sexe. Nous devons continuer à évoluer – l’art existe de façon naturelle et c’est ainsi depuis des siècles. Avec la guerre vient le traumatisme ; ce [projet] est une façon d’analyser ces personnes pendant une journée amusante. Ces enfants ont seulement connu la guerre. Comment l’art peut-il essuyer leurs larmes ? »
Lara Kalaf espère que son projet de recherche-action sera répliqué dans différents pays, afin de permettre une comparaison entre pays et d’organiser une campagne de sensibilisation.
« Je prévois de mettre en œuvre un projet d’action-recherche visant les enfants affectés par la guerre au Liban, un pays marqué par un conflit interne et par l’afflux de réfugiés syriens, irakiens et palestiniens. À travers la pratique artistique, j’espère découvrir ce dont les enfants affectés par des conflits armés ont besoin pour mieux faire face à leur situation. C’est ce que j’appelle la résilience psychologique. »
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