Le pouvoir du chevalet
Entretiens Concordia — Économie et innovation
24 novembre 2015
Karl Rettino-Parazelli | Actualités économiques
Un Québécois sur cinq sera affecté par la maladie mentale au cours de sa vie, une réalité qui engendre d’importants coûts pour le système de santé. À court de ressources, le Québec se prive pourtant de l’expertise méconnue des arts-thérapeutes, fait valoir Josée Leclerc, professeure au Département de thérapies par les arts de l’Université Concordia.
Les plus récentes statistiques compilées par l’Institut en santé mentale de Montréal indiquent que les problèmes de santé mentale sont répandus et représentent un lourd fardeau financier : on estime leurs coûts directs et indirects à près de 30 milliards par année au Canada. Au Québec, on estimait en 2006 qu’une personne éprouvant des troubles de santé mentale sur cinq n’avait pas pu recevoir les soins nécessaires.
Des données qui indignent Mme Leclerc. « Cette pénurie de services a des incidences énormes, soutient-elle. Économiquement, c’est très important, parce qu’on sait qu’un stress continu a un impact sur la santé physique. »
Ses collègues et elle estiment depuis des années que l’art-thérapie fait partie de la solution à ce problème, mais déplorent que cette discipline ne soit pas reconnue dans la loi définissant les champs d’exercice en santé mentale. Les art-thérapeutes veulent créer leur propre ordre professionnel ou se joindre à un ordre existant, mais font pour l’instant face au refus de l’Office des professions.
C’est vraiment dommage, parce qu’il y a un manque criant de services en santé mentale et en services sociaux au Québec, affirme Mme Leclerc. Si l’Ontario, la Grande-Bretagne et plusieurs États américains ont déjà reconnu l’art-thérapie, pourquoi le Québec ne ferait-il pas de même ? se demande-t-elle.
Approche différente
L’art-thérapie se situe à mi-chemin entre la psychologie et les arts visuels, résume Josée Leclerc, qui dirige le programme de maîtrise en art-thérapie de Concordia. Plutôt que d’inviter un patient à exprimer verbalement des idées ou des émotions, on lui propose de communiquer par une forme d’art, que ce soit la peinture, le dessin ou la sculpture.
Le pouvoir de l’image, c’est d’avoir accès à un monde beaucoup plus symbolique, ce qui permet parfois de dépasser ce que l’expression verbale peut transmettre, note-t-elle.
L’art-thérapeute, qui demeure en retrait, peut ensuite aider le patient à interpréter la création qu’il a devant les yeux. L’art-thérapie n’est pas un dictionnaire de symboles, prévient toutefois la professeure, qui explique que chaque patient est unique.
Plusieurs études concluent que l’art-thérapie permet de réduire les symptômes d’anxiété, d’accroître l’estime de soi ou encore de réduire les troubles liés à la dépression. Elle est actuellement utilisée auprès d’enfants présentant un déficit d’attention, de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, de vétérans ou encore d’immigrants qui se butent à barrière de la langue.
Je me rappellerai toujours mes premiers stages au Royal Victoria, en psychiatrie, raconte Mme Leclerc. Je voyais une personne qui vivait une dépression profonde. Je lui présentais les matériaux d’art, mais elle ne les utilisait pas. Puis un jour, elle a pris un pastel rouge, une feuille de papier, et elle a fait une petite marque sur la feuille. C’est rien, mais c’est tout. Elle commençait à sortir tranquillement de la dépression.
Ce n’est pas de la magie. Il y a évidemment plusieurs spécialistes qui ont joué un rôle, poursuit-elle. Mais ce fut un élément déclencheur.
Des histoires comme celle-là pourraient se multiplier au cours des prochaines années avec l’Atelier international d’éducation et d’art-thérapie Michel de la Chenelière, dont le dévoilement a eu lieu au début du mois de novembre. Cet atelier logé dans le futur Pavillon pour la paix du Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) abritera notamment des projets consacrés à l’art-thérapie.
Un premier, déjà en cours au MBAM, s’adresse aux participants du programme des troubles de l’alimentation de l’Institut universitaire en santé mentale Douglas. Ceux-ci prennent un repas au musée, effectuent une visite et prennent finalement part à un atelier d’art-thérapie. Nous sommes en train d’étudier les impacts sur leur anxiété et leur humeur, précise Josée Leclerc.
Un second projet devrait permettre de mesurer l’influence de l’art-thérapie sur les personnes atteintes de troubles cardiaques.
Reconnaissance graduelle
Mis à part les projets réalisés entre les murs du musée montréalais, les art-thérapeutes ont développé quelque 200 partenariats au fil des ans avec des hôpitaux, des commissions scolaires et organismes communautaires, comme la Fondation du Dr Julien.
Leur champ d’action s’étend progressivement, mais sans ordre professionnel, certaines portes demeurent fermées. Lorsqu’ils sortent de l’université (des programmes de maîtrise sont offerts à Concordia et à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue), les art-thérapeutes sont pourtant bien formés, répète Mme Leclerc.
S’agirait-il d’une pratique controversée ? Ses effets sont-ils bien réels ? « Les bienfaits de l’art-thérapie commencent à être démontrés, répond la professeure. Évidemment, il y a encore beaucoup de recherches à faire. […] Ça prend des chiffres pour démontrer l’efficacité. Il y en a, mais les échantillons sont réduits, donc on travaille au développement de la recherche. »
Elle croit que, pour se tailler une place dans le système de santé québécois, l’art-thérapie a avant tout besoin de volonté politique, et sans doute de décideurs qui ont l’esprit créatif.
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