Les traumatismes psychiques de la Grande Guerre

Les traumatismes psychiques de la Grande Guerre
8 novembre 2018
Gilles Tréhel
Docteur en psychologie fondamentale et psychanalyse, Université Paris Diderot – USPC
Emmanuel Monfort
Maître de conférences en Psychologie, Université Grenoble Alpes


Les traumatismes psychiques sont aujourd’hui largement reconnus et pris en charge. Pourtant cette reconnaissance n’a pas toujours été une évidence. Alors que la célébration du centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale bat son plein, il convient de rappeler que la connaissance et la légitimation du traumatisme doivent beaucoup aux avancées considérables qui se sont produites avec la Grande Guerre. Le caractère massif de l’horreur du conflit mondial constitua en effet un tournant dans sa compréhension, mais aussi dans les soins apportés.

Des victimes d’un nouveau genre

En 1914, les armées n’étaient pas préparées à la survenue de ces blessures intérieures. Comme le racontait le médecin Jean Lépine en 1917,

« On s’est trouvé en présence de victimes d’un nouveau genre, présentant souvent des symptômes graves, sans blessure apparente. L’heure était peu propice aux observations détaillées et suivies, les centres de spécialités n’existaient pas encore, chacun interprétait ce qu’il voyait suivant ses connaissances médicales et son tempérament personnel et ce n’est que lentement qu’un peu d’ordre se mit dans ce chaos. »

Les questions qui émergèrent étaient alors d’abord dictées par les exigences militaires et notamment par l’objectif de rendre aux hommes leur efficacité, pour les renvoyer au front. Il s’agissait d’opérer une évolution rapide des pratiques, pour clarifier et systématiser le diagnostic des troubles psychiques, d’une part dans le but d’identifier de possibles simulateurs et, d’autre part pour soigner ceux dont la pathologie avait été reconnue.

Reconnaître les effets dévastateurs de la guerre

Les peurs étaient aussi fréquentes qu’intenses : la hantise d’être déchiqueté, voire réduit à néant, par des bombes d’une puissance sans cesse renouvelée, l’attente de la mort avant les assauts… Tout cela, associé à un épuisement moral et physique majeur.
À considérer la guerre comme une forme de folie par rapport à la paix, certains médecins se sont questionnés sur ce qu’elle produisait. Le médecin et psychologue Georges Dumas reconnut par exemple que la guerre pouvait donner un caractère particulier à certains délires, mais aussi qu’elle pouvait être à l’origine des troubles mentaux eux-mêmes.
Au sein de la communauté médicale, le débat concerna d’abord l’origine de ces troubles. Étaient-ils induits par la guerre elle-même, ou résultaient-ils de l’expression d’une certaine vulnérabilité préexistante ? La pathologie psychique était-elle émotionnelle ou commotionnelle, c’est-à-dire plutôt d’origine psychique ou neurologique ?

Une évolution de la reconnaissance des symptômes et des diagnostics

Comme le rapportèrent les neurologues français Gustave Roussy et Jean Lhermitte, auteurs en 1917 de l’ouvrage Les psychonévroses de guerre (Paris, Masson et cie), la guerre fit « éclore une série de manifestations psycho-névropathiques, avec lesquelles les médecins étaient peu familiarisés ».
Au début de la guerre, les termes d’« obusite » (ou « shell shock » chez les médecins britanniques), ou encore d’« hypnose des batailles », qui étaient utilisés pour qualifier les soldats qui en étaient atteints, en furent le reflet. Ceux-ci restaient en définitive toujours assez proches de celui de « vent du boulet », qui était utilisé lors des guerres napoléoniennes et qui supposait une origine physiologique à ces troubles. L’origine psychique s’imposa néanmoins au cours des années de guerre.

En 1915, le médecin britannique David Forsyth publia dans The Lancetune description de la névrose traumatique de guerre, dans laquelle il décrivait clairement le fait qu’elle est associée à des troubles en apparence neurologiques (des pertes de la mémoire, de la vision, de l’odorat et du goût). En 1917, le médecin français Gaston Milian décrivit chez des soldats, des états de stupeur, des tremblements généralisés, des convulsions et des épisodes de perte de conscience, dont l’origine était attribuée à la peur et à l’anxiété ressenties face aux explosions et à la mort des autres soldats et dès 1915, le psychiatre français Emmanuel Régis recensait 88 cas de névrose de guerre, dont 80 % n’étaient associés à aucune blessure physique. Dans toutes ces situations, c’est la vision de la mort des camarades qui s’imposait comme étant la cause de troubles.
Pour rendre compte de ces situations, le terme de « névrose de guerre » s’imposa donc rapidement de part et d’autre de la ligne de front. Il n’y eut pourtant pas de réel décompte de ces blessures psychiques chez les soldats de l’armée française, ce qui était rendu impossible a posteriori, en raison des très nombreux déplacements des soldats pris en charge par les services de santé, de la très grande variabilité des situations, certains soldats étant renvoyés au combat, d’autres chez eux, tandis que d’autres encore, dont les troubles étaient les plus graves, furent transférés dans les hôpitaux de l’arrière. Néanmoins, si on suit l’analyse de l’historien américain Marc Roudebush, ils représentèrent environ 10 % des soldats français.

Naissance d’une psychiatrie de guerre

Avec l’évolution du diagnostic s’est développée une psychiatrie de guerre qui proposait ses premiers traitements : l’hypnose, les sédatifs et la narco-analyse, la psychothérapie par la suggestion ou la persuasion, ou encore le conditionnement aversif.
La Première Guerre mondiale vit aussi se répandre l’utilisation de la « faradisation », c’est-à-dire l’application d’un courant électrique, notamment pour traiter les symptômes somatiques, tels que les tremblements, ce qui traduit bien le fait que l’origine psychique des troubles n’était pas clairement établie pour tous.
La découverte de la possibilité de traitements psychiatriques qui ne nécessitaient pas d’évacuation à l’arrière est aussi concomitante de la création de la « psychiatrie de l’avant », pour laquelle les bénéfices étaient largement attribués au soutien des autres soldats, mais aussi à la présence de la hiérarchie et qui offrait la possibilité de retourner plus facilement au combat.
Au début de la guerre, la filière de soins était la même pour les blessés physiques et les blessés psychiques : le passage par des postes de secours et par un centre de tri près du front, puis l’évacuation par train vers les hôpitaux de la zone des armées. Les aliénistes et les neurologues du front traitaient les cas aigus et rapidement curables, tandis qu’ils dirigeaient vers les centres à l’arrière les malades agités ou violents, ainsi que ceux qui avaient besoin d’un long traitement et d’une observation prolongée.
Dans la réalité, les soldats traumatisés psychiques trouvaient plus difficilement leur place dans le circuit d’évacuation. Ils étaient dispersés de manière anarchique dans de nombreuses structures médicales. La raison en était qu’au regard des autres blessés souffrant de troubles divers et nombreux, ils n’étaient pas considérés comme prioritaires. Par ailleurs, ils n’étaient pas toujours repérés, du fait qu’ils présentaient également d’autres pathologies.
Préfigurant ce qu’on peut qualifie aujourd’hui d’« équipes mobiles », il fut proposé dans l’armée française que des psychiatres soient chargés de parcourir les différents services à la recherche des soldats soignés pour une blessure physique, mais présentant aussi des troubles mentaux.

Des traumatismes durables

Alors que l’armistice de 1918 marqua la fin des combats, elle ne mit pas pour autant un terme à la souffrance psychique des soldats. Celle-ci put en effet perdurer tout au long de leur existence, ou également émerger bien plus tardivement, semble-t-il ravivée par une histoire plus contemporaine, ou par l’apparition de certaines vulnérabilités. C’est par exemple le cas du soldat français Georges D., dont l’histoire a été rapportée en 1968 par J. Alliez et H. Antonelli.
Blessé une première fois en 1914, à 20 ans, par un coup de baïonnette et par des éclats d’obus à la tête, il le sera une seconde fois en 1915, à nouveau par des éclats d’obus. Victime de cauchemars dans les années qui suivirent son retour à la vie civile, le jeune homme revivait des scènes de combats durant son sommeil. L’intensité et la fréquence de ces mauvais rêves se trouvèrent accentuées pendant la Seconde Guerre mondiale, puis s’aggravèrent nettement au milieu des années 1950. Georges D. finit par devoir être reçu en consultation en 1960, au moment de la guerre d’Algérie.
Autre soldat, autre histoire que celle rapportée e n 1998 par J.D. Hamilton et R.H. Workman. Un Américain de 19 ans, exposé en 1918 aux tirs ennemis alors qu’il portait des messages, puis victime du gaz moutarde durant la seconde bataille de la Marne. Ce jeune homme manifesta son premier cauchemar dès 1919, revivant lui aussi une attaque par des soldats allemands, sous forme de flash-back. Ses troubles s’espacèrent avec le temps, mais réapparurent à l’âge de 94 ans, le replongeant dans l’effroi des combats. Les fragilités du grand âge l’avaient à nouveau confronté à son traumatisme…
En définitive, les quatre années que dura la guerre de 1914-1918 se traduisirent par des progrès considérables dans la gestion du traumatisme psychique, marquant une évolution décisive vers la psychiatrie moderne. Mais le prix à payer fut élevé, et la souffrance des combattants ne s’arrêta pas le 11 novembre 1918 : les souvenirs des horreurs vécues continuèrent à hanter bon nombre d’entre eux pour le reste de leur existence.

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Les neurosciences au secours des victimes de viol ?

Les neurosciences au secours des victimes de viol ?
18/01/2018
par Jason Wiels
VIOLENCES SEXISTES ET SEXUELLES
Souvenirs flous, pertes de repère, chronologies confuses… Les victimes de viols ont souvent du mal à raconter leur agression. L’explication est à chercher du côté de notre cerveau, explique une neurologue auditionnée jeudi par les députés. Et, grâce au progrès de la médecine, leur traumatisme pourrait à l’avenir être plus facilement reconnu. Explications.
Les victimes de viol subissent une double peine : en plus de l’agression elle-même, elles ont du mal à reconstituer le récit précis des événements, voire à parler tout court. C’est le résultat de ce que les spécialistes appellent un stress post-traumatique, recensé également chez les victimes d’attentats ou les soldats envoyés sur les terrains de conflits.

Auditionnée jeudi par la mission d’information sur le viol de l’Assemblée nationale, la neurologue Carole Azuar apporte un éclairage précieux sur « une pathologie bien plus vaste que ce qu’on pouvait imaginer au départ ».

Sidération et oubli

L’apport des neurosciences est utile pour comprendre les conséquences de l’agression. « Quand la victime est sous l’emprise d’un stress aigu, elle ne va plus pouvoir prendre de décision », explique la scientifique. En clair, « le système de décision, situé dans le lobe frontal du cerveau », va être « sidéré », empêchant toute réaction rationnelle, comme prendre la fuite.
Sous le choc de l’agression, le « système émotionnel des victimes va être modifié ». Résultat ? « Quand la victime raconte ce qui lui est arrivé, elle n’aura pas forcément les émotions ‘attendues' », explique Carole Azuar.
La mémorisation de l’agression elle-même ne va pas se faire de façon normale, ajoute la neurologue :

« Au lieu d’être enregistré dans l’hippocampe, le souvenir va être enregistré au sein de l’amygdale qui est une structure émotionnelle. [La victime] va enregistrer les couleurs, les odeurs, les sensations de manière très violente, mais elle ne va pas enregistrer le caractère temps-espace de manière précise »

Carole Azuar, neurologue, 18 janvier 2018

Par conséquent, les souvenirs « seront peu précis », insiste la spécialiste.
La neurologue a notamment traité le cas de Flavie Flament, qui affirme avoir été violée pendant son adolescence mais qui dit n’avoir retrouvé le souvenir de son viol qu’en 2009, soit vingt-deux ans après les faits : « Flavie Flament avait une atrophie de l’hippocampe très visible, je ne m’attendais pas à trouver ça à l’échelle d’un individu », note la neurologue.

Vers un « faisceau de preuves » ?

Cette atrophie de l’hippocampe constitue-t-il pour autant des preuves qui pourront aider les victimes en justice ? Oui et non, explique Carole Azuar, alors que les députés s’interrogent sur l’opportunité d’allonger la prescription des crimes sexuels sur mineurs à trente ans après leur majorité (contre vingt ans aujourd’hui).
Bonne nouvelle en tout cas : plusieurs marqueurs neurologiques peuvent désormais être mobilisés pour prouver la réalité d’un stress post-traumatique. « Probablement, la médecine va avancer et on va pouvoir aller vers un faisceau de preuves », imagine Carole Azuar. Reste que les enquêteurs auront toujours à faire « le lien avec la cause de ce stress », qui pourrait être d’un tout autre ordre…

Dans ces conditions, on comprend mieux la difficulté pour une victime de livrer un premier témoignage suivant le viol. D’autant que les policiers ou gendarmes ont encore une grosse marge de progression dans l’accueil des victimes, ont reconnu leur hiérarchie à la fin de l’année dernière.

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