Viol ou rapport sexuel consenti ? Dans le doute, la police dit « miol »

Logo-L'obs-sociétéLaura Thouny

09-01-2016

Ce néologisme est employé par la police judiciaire dans les cas de plaintes pour viol jugées « bancales », quand la part de consentement ou de contrainte paraît difficile à évaluer. Les féministes s’insurgent.

Une femme se présente dans un commissariat parisien. Elle raconte avoir pris rendez-vous la veille avec un prétendant via une application de rencontres, s’être rendue chez lui le soir-même. Elle a beaucoup bu avec cet homme et consommé de la drogue dans son salon. Puis elle l’a suivi dans sa chambre. Avant de refuser une relation sexuelle, qu’il lui a imposée, dit-elle. Elle veut porter plainte pour viol.

Un « miol », soupire l’officier de police judiciaire qui l’a reçue. Parce qu’il lui paraît difficile de faire la part du viol et de l’acte consenti. Le néologisme, dont l’origine reste floue mais qui pourrait signifier « viol ‘mouais' », a de quoi choquer. Méconnu du grand public, il est pourtant employé depuis belle lurette par la police judiciaire. Au risque de décrédibiliser la parole des victimes d’agressions sexuelles, ou d’étayer l’idée qu’elles n’y sont pas totalement pour rien.

« Viol mouais »

« C’est un terme courant dans le jargon policier, au même titre que ‘mictime’ à la place de ‘victime' », explique Claire Berest, romancière qui a suivi la Brigade de Protection des mineurs (BPM) de Paris pendant plusieurs mois, et raconté son enquête en 2014 dans un livre, « Enfants perdus » (1). « Elle désigne ces plaintes pour viol ‘bancales’ où la notion d’absence de consentement est difficile à caractériser », explique Claire Berest. Nombre d’affaires qui atterrissent au quai de Gesvres sont ainsi cataloguées.

« C’est du langage purement PJ [police judiciaire, NDLR]. Cela reflète le doute qui persiste dans certaines affaires de viol », justifie Luc Poignant, délégué du syndicat Unité SGP Police. « Nous sommes formés à l’accueil du public dans ces affaires. Des questions très pointues sont posées pour savoir s’il y a effectivement eu viol ou s’il s’agit simplement d’une personne, qui, après coup, regrette un acte pour lequel elle a donné son consentement. Il est toujours très difficile d’enquêter là-dessus. Le viol, c’est la cour d’assises. »

Nous débutons les auditions sans aucun préjugé, il y a simplement des précautions d’usage à prendre. Idem dans les affaires de pédophilie. C’est toujours très compliqué, on peut se faire mener en bateau, c’est notre rôle de faire émerger la vérité.

Elle n’a « pas vraiment dit non »

Parmi les cas qualifiés de « miols » tristement fréquents chez les mineurs : les rapports sexuels filmés – à l’insu ou non d’une jeune fille –, puis diffusés sur internet. Sur le moment, explique la Brigade des mineurs, l’adolescente n’a « pas vraiment dit non », puis s’est ravisée, se voyant prise au piège d’un chantage à caractère sexuel. Elle peut aussi avoir pris conscience a posteriori qu’elle n’était pas consentante.

15% des filles de 15 à 24 ans ont déjà été filmées ou photographiées nues, selon une enquête de l’Ifop (2). « Dans quasiment tous les cas rencontrés, il y a une composante internet », note Claire Berest. « Comme si, aujourd’hui, on ne pouvait plus rien faire sans le filmer et le diffuser. Pendant mon enquête, j’ai entendu des histoires de petites nanas qui se faisaient dépuceler devant le smartphone de leurs copains. »

« Ce sont des situations ambiguës, où ni le consentement ni la résistance ne sont clairement exprimés », observe le commissaire Thierry Boulouque, patron de la Brigade des mineurs, interrogé par Claire Berest. Cette dernière assure que malgré le doute, ces affaires font l’objet d’enquêtes aussi poussées que lorsque l’absence de consentement saute aux yeux. Avant d’atterrir devant le juge ou d’être classées sans suites.

Il y a un ras le bol de la police et un désarroi face à tout cela. Ils sont noyés sous les dossiers bancals. »

« C’est gravissime »

Les associations féministes, elles, sont vent debout contre l’expression. « L’emploi du mot ‘miol’ est gravissime, surtout venant d’officiers de police judiciaire formés pour recevoir ce genre de plaintes », s’insurge Claire Serre-Combe, porte-parole d’Osez le féminisme. « Dès lors que vous édulcorez le mot viol, vous minimisez la parole de la victime. »

Pour être prise au sérieux, il faut être une ‘bonne victime’, s’habiller d’une certaine façon, ne pas fréquenter certaines personnes, ne pas aller dans tel quartier… »

De quoi dissuader les victimes de pousser la porte du commissariat ? « Seules 50% des victimes de viol osent porter plainte. Quand on met cela en regard de l’emploi de ce type de vocable, il ne faut pas s’étonner ! On se situe dans la pure interprétation d’un officier de police judiciaire, qui juge qu’à un instant T, la victime était consentante avant de se raviser. Mais c’est un jugement qui lui appartient. Ce n’est pas son rôle ! »

Or, abonde Emmanuelle Piet, présidente du Collectif contre le viol, « il y a une culture du doute tout à fait spécifique au viol. On ne rencontre pas cela dans les cas de cambriolage par exemple. »

Autre hypothèse fréquemment avancée : certaines femmes ne porteraient plainte que parce que leurs ébats ont été filmés. « Quand une adolescente se retrouve avec une vidéo qui a circulé de portable en portable, visionnée plus de 340.000 fois sur le Net, et qu’elle ne sait pas comment se défendre, elle essaie d’arrêter les dommages qui sont extrêmement préjudiciables ! C’est d’une violence sans nom », souligne Claire Serre-Combes.

Les victimes sont désemparées car elles ne savent pas qu’il s’agit d’un délit. Quand les policiers emploient le mot ‘miol’, ils ne mesurent pas l’ampleur du traumatisme pour ces femmes qui voient leur intimité exposée sur les réseaux sociaux.

Osez le féminisme a lancé une campagne contre le « revenge porn« , que l’association qualifie de « cyber viol », et qui, rappelle-t-elle, cause des « conséquences traumatiques très graves pour les victimes, et une grande et durable mise en danger » pouvant aller jusqu’au suicide.

Viols collectifs « manque de chance »

Tentative d’explication de la part d’un policier de la Brigade des mineurs : « Les miols, on en a beaucoup. Vingt-cinq pour un vrai dossier de viol. Les gamines zonent, elles peuvent être émoustillées par un compliment, ou connaissent un mec de vue. Ça peut se passer dans une gare, des couloirs, des recoins sombres. La gamine ne veut pas vraiment rentrer chez elle, le type lui propose un coup à boire, ‘mais avant je dois passer chez un pote.’ Elle est d’accord pour le suivre. Chez le pote, il y a trois mecs. Et voilà (sic). »

Un policier va jusqu’à parler de viols collectifs « manque de chance ». « Comme souvent dans ces affaires, elles connaissent un de leurs agresseurs, un ‘plus ou moins petit copain’, un ‘mec qui les draguait’… Elles acceptent d’aller à un rendez-vous, elles pensent que le garçon va leur conter fleurette ou même qu’ils vont avoir une relation sexuelle, mais pas que tous les copains vont participer à la petite sauterie. Elles se retrouvent piégées. Elles sont des victimes, elles n’ont pas le choix. Quand elles le racontent, c’est une gageure de dénouer l’histoire. »

Une fellation contre un smartphone volé

De fait, d’après le code pénal, « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise, est un viol ». Les autres actes d’attouchement commis dans les mêmes circonstances sont des agressions sexuelles.

La qualification de viol recouvre donc l’effet de surprise, la mise en place d’une stratégie par le violeur. Mais aussi le chantage. Les « tournantes » imposées sous la menace de diffuser de telles images sur YouTube. La fellation contre un smartphone volé est également un « grand classique » de la Brigade des mineurs. Elle fait d’ailleurs l’objet d’une scène du film « Polisse », de Maïwenn, qui a beaucoup fait parler d’elle : les policiers se gaussent lorsqu’une gamine raconte avoir « sucé » pour récupérer son portable.

Souvent, racontent les policiers dans le livre de Claire Berest, il s’agit de jeux qui « dérapent ». Ainsi de ce dossier dans lequel les auteurs n’ont que 12 ans. Lors d’un « action ou vérité », ils ont demandé à deux filles de pratiquer des fellations et d’accepter des sodomies. Ce qu’elles ont fait, en étant filmées. « On a juré, donc on le fait », expliquent-elles à une enquêtrice. Puis on les a fait chanter avec les vidéos. Mais elles ont continué de flirter avec leurs agresseurs sur Facebook.

On trouve des conversations ultra-crues, qu’elles provoquent, avec les garçons en question. On a du mal à leur faire comprendre qu’elles ne peuvent pas être considérées comme victimes si elles disent à leur ‘agresseur’ : ‘Quand est-ce qu’on fait un plan cul à trois ?’

« En même temps, à 12 ans, on ne peut pas estimer qu’elles ont la pleine mesure de ce qu’elle font. Donc elles restent victimes, car elles ne sont pas majeures sexuellement, elles n’ont pas le bagage intellectuel pour se dire ‘c’est bien ou c’est mal’. »

Confrontée à ces ambiguïtés, la policière avoue : « Je dois dire que parfois, j’ai du mal à avoir de l’empathie pour les victimes. »

Dans cette affaire, ce sont les autorités du collège qui ont prévenu les parents. Une jeune fille a ensuite porté plainte.

« J’ai tendance à ne pas croire les victimes »

Un autre enquêteur résume sa vision de ces affaires d’agressions sexuelles difficiles à démêler : « Plein d’adolescentes suivent leur futur agresseur, parce que c’est le copain d’un copain ou qu’elle l’ont rencontré à Châtelet à la fontaine des Innocents. Elles se retrouvent dans une gare à se faire imposer une fellation ou se faire descendre le pantalon. Mais il n’y a pas un moment où elles appellent à l’aide, crient ou cherchent à s’enfuir. Non, elles laissent faire. »

« Dernièrement, une nuit, une gamine a suivi un mec dans des escaliers bien pourris de la gare du Nord, et là, la totale. Après, elle a passé cinq ou six heures avec son agresseur à traîner dans la gare. 
Il en résulte qu’on a des affaires très bancales, de viols qui ne tiennent pas la route. Parce qu’un viol, c’est caractérisé, il y a des éléments précis à constater : la menace, la contrainte, le chantage, la violence… »

Comment se positionner face à ces « enfants perdus » ? L’enquêtrice qui a eu à gérer le cas de « l’action ou vérité » insiste : « Quand une victime se présente, je lui laisse raconter son histoire, librement, avec ses mots. Puis je pose des questions sur ce qui a besoin d’être éclairci. Les enfants ne racontent pas de manière chronologique. Il faut s’adapter à eux. » Mais ce n’est pas sans réserves. La policière admet : « J’ai tendance à ne pas croire les victimes, c’est un tort je le sais. »

« Mais a-t-elle pris du plaisir ? »

« Les victimes ne sont pas sûres d’en être et les agresseurs n’ont pas conscience d’en être », résume Claire Berest. « C’est extrêmement nébuleux. Quand les policiers parlent avec des agresseurs mineurs, ces derniers tombent souvent de la lune. Puis un dialogue pédagogique s’engage : ‘Mais, a-t-elle pris du plaisir ?’, leur demande-t-on. ‘Alors, peut-être n’était-elle pas si consentante ?’ Un concept qu’ils ignoraient totalement. »

Sodomie, sadomasochisme, fellation forcée… N’importe quel ado a un accès illimité au porno sur internet, et les frontières entre rapport consenti et sexualité imposée s’estompent. Pire, « ils ont deux identités, une sur internet, et une dans la vie réelle. Et l’identité dans la vie réelle a moins de valeur. Les gamins ne respectent pas le corps des filles. Les filles ne respectent pas leur propre corps, elles sont dans l’incapacité de dire non. Vous avez plein d’amis sur Facebook et de followers. C’est plus important que d’avoir deux amis en classe », analyse une enquêtrice.

« On nous explique que les adolescents ne savent pas trop ce qu’ils font. Mais c’est justement à ces âges qu’il faut intervenir pour expliquer que quand une femme dit ‘non’ c’est ‘non’ ! », conteste Claire Serre-Combe.

Formations spécifiques

Certes, les policiers sont mieux formés qu’autrefois aux réponses à apporter aux violences faites aux femmes – et à l’accueil de cette parole. Des modules spécialisés sont proposés, et certaines brigades ont une expertise spécifique sur le sujet. En France, un viol est déclaré toutes les 40 minutes. Et le nombre de viols dénoncés aux autorités a augmenté de 18% ces cinq dernières années : les femmes – et les hommes – victimes de viols osent davantage porter plainte. Mais d’après la porte-parole d’Osez le féminisme, « cela varie d’un quartier à l’autre. On sait qu’il y a certains commissariats où il ne faut surtout pas porter plainte. D’autres où cette parole sera écoutée et respectée. Il faudrait une formation massive de tous les policiers. »

Dans l’affaire de la vidéo d’un viol présumé à Perpignan, diffusée sur Snapchat et relayée sur Facebook, dont les auteurs sont majeurs, la victime, alcoolisée, retrouvée « prostrée et dans un état second » selon « L’Indépendant », n’a pas porté plainte. Selon plusieurs sources contactées par « 20 Minutes », elle n’aurait pas l’intention de le faire, évoquant des rapports consentis. « Il faut être prudent. On est dans un milieu de majeurs, sur fond d’alcool », a fait valoir le commissaire Yannick Janas.

Sur ces images, la jeune femme apparaît pourtant totalement apathique, repousse les mains baladeuses d’un des deux auteurs, puis, allongée sur le ventre, visiblement inconsciente, subit des humiliations et des pénétrations notamment infligées à l’aide d’une bouteille de whisky. Une information judiciaire a finalement été ouverte pour « viol en réunion ». Les deux suspects ont été mis en examen puis écroués.

Laura Thouny

(1) « Enfants perdus » (Editions Plein Jour, 2014)
(2) « Génération YouPorn, mythe ou réalité ? », réalisée en octobre 2013 auprès de 1021 jeunes.

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Interview de Julien Mignot – Sept à Huit, sur TF1 – l’affaire « Mannechez » père incestueur

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[Interview] Sept à Huit, sur TF1, revient sur l’incroyable affaire de Gisors, dans l’Eure

L’émission Sept à Huit, sur TF1, revient sur l’affaire « Mannechez », dimanche 3 janvier 2016. Une incroyable histoire d’inceste, puis de double meurtre, dans l’Eure. Interview.

Mise à jour : 03/01/2016 à 19:55 par Briac Trébert

Mardi 7 octobre 2014, fin de journée, dans l’Eure, à Gisors. Un homme tire sur un garagiste, qui s’effondre, touché mortellement au poumon. Puis, il trouve son employée. Elle meurt sur le coup après avoir reçu une balle dans la tempe, et une dans l’épaule. Il vient de tuer sa propre fille, et retourne l’arme contre lui. Héliporté au Centre hospitalier universitaire de Rouen (Seine-Maritime), Denis Mannechez, 52 ans, à l’époque, est toujours dans un état désespéré, en 2015. Il n’a pas supporté que Virginie, 33 ans, le quitte. Car le père et la fille étaient en couple depuis plusieurs années. Ils avaient même eu un enfant ensemble.
La relation incestueuse – ce n’est pas une relation, elle n’était pas consentante, mais sous emprise – s’était nouée dans les années 1990, au sein d’une vaste demeure près de Compiègne (Oise). Denis Mannechez, cadre supérieur, y a élevé, avec sa femme, Laurence, leurs enfants. En 2002, sur dénonciation d’une des deux sœurs Mannechez, une enquête sera ouverte. Elle mettra au jour le dysfonctionnement de cette « famille ». Les deux adolescentes ont des rapports sexuels réguliers avec leur père. Le tout sous le regard de la mère. Une fille expliquera être tombée enceinte trois fois, deux grossesses ayant été interrompues et la troisième s’étant soldée par une fausse couche. Sa sœur, Virginie, elle, gardera l’enfant. En 2011, devant la cour d’assises de l’Oise, puis en 2012, en appel, devant la cour d’assises de la Somme, les deux filles Mannechez se porteront partie civile. Elles ont finalement soutenu leur père…
Condamné en appel à cinq ans d’emprisonnement dont trois avec sursis à Amiens (Somme) en 2012, pour viols et agressions sexuelles sur ses deux filles, Denis Mannechez, qui avait déjà purgé sa peine en détention provisoire, sortira libre du tribunal. Puis, le père et sa fille aînée éleveront leur fils, également petit-fils et demi-frère, ensemble. Jusqu’à ce que Virginie décide de quitter le domicile familial à la fin septembre 2014 avec son enfant, alors âgé de 13 ans. Elle se réfugiera chez ce garagiste, Frédéric Piard, 31 ans. Denis Mannechez le tuera aussi avant de tenter de se suicider.

Normandie-actu. Julien Mignot, vous avez travaillé sur « l’affaire Mannechez » pendant plusieurs mois. Votre long reportage sera diffusé dans l’émission Sept à Huit, sur TF1, dimanche 3 janvier 2016. Comment avez-vous découvert cette affaire, comment la résumer ?
J’ai découvert l’affaire Mannechez, en octobre 2014, lors du dernier drame. En faisant ma revue de presse, tout simplement. Je commence par lire cette affaire comme un drame passionnel classique (l’homme qui tue celui qu’il croit être l’amant de sa femme, sa femme, avant de tenter de se suicider sur les lieux du drame). Sauf que là, l’homme et la femme ne peuvent pas être un couple puisqu’ils sont père et fille. À partir de là, c’est un vertige. Comment cela est-il possible dans notre société ? Surtout que la société et la justice se sont plongées dans cette affaire, pour, au final, rendre une décision assez « illisible »: cinq ans de prison pour le père, dont trois ans avec sursis. Sa peine ferme étant déjà effectuée par la détention préventive. Avec un confrère, nous avons immédiatement senti qu’il y avait forcément beaucoup de choses à découvrir sur la société (face à l’inceste) et sur cette famille, apparemment bien sous tous rapports…

« Une famille bien sous tous rapports »

Normandie-actu. Comment décrire cette famille, justement ? Le papa était inséré, gagnait bien sa vie…
Quand on parle d’une affaire d’inceste, on pense naturellement à une famille isolée des autres, fonctionnant en autarcie. Une famille « paupérisée », une famille où il y a déjà des « problèmes », voire un certain suivi des services sociaux. Or là, pas du tout, c’est une famille « bien sous tous rapports », de l’extérieur, ce qui renforcera notre intérêt. Un père, ingénieur et cadre commercial, considéré comme un excellent professionnel et qui gagne très bien sa vie (100 000 euros/an). Une femme qui ne travaille pas, mais élève une grande famille de cinq enfants, tous très beaux. La mère était très présente au niveau scolaire : elle donnait des vêtements, participait aux activités extérieures… La famille « idéale » pour les services sociaux. Extérieurement, les parents faisaient tout pour coller à leur modèle : la famille Kennedy. Mais une fois les portes fermées, l’ambiance était tout sauf normale : la famille ne mangeait, par exemple, jamais ensemble à table (sauf une fois par an, à Noël). Plus grave, les enfants vivaient un véritable enfer fait de brimades et de punitions disproportionnées. Une emprise totale orchestrée par le père et acceptée par la mère. Ce qui a permis de franchir le pas supplémentaire de l’inceste avec les deux grandes filles. Une famille totalement sous emprise où règnent le silence et la peur. Un modèle très destructeur.

« La grossesse a été menée discrètement »

Normandie-actu. Il y a eu d’incroyables ratés dans cette affaire, non ? Deux procès en 2011 et 2012, puis un double meurtre en octobre 2014, à Gisors, dans l’Eure…
La société ne veut pas voir l’inceste, car c’est difficilement imaginable. Nous ne sommes sans doute pas assez armés pour repérer ce genre de famille. Ce n’est pas forcément des ratés, c’est une succession d’occasions manquées pour que la vérité voit le jour. Chaque fois qu’il y a eu des suspicions à l’école, la mère, Laurence, intervenait pour donner le change. Betty, la cadette, présente beaucoup de bleus, c’est un « garçon manqué » qui se bat et qui se cogne partout, argumente la maman… À plusieurs reprises, les deux filles ont fait des fausses couches, voire des IVG, à chaque fois le « discours » à donner aux médecins et au psy de l’hôpital était préparé et appris. Et on changeait d’hôpital à chaque fois, histoire de brouiller les cartes si besoin. Quand Virginie, l’aînée, est tombée enceinte à 19 ans, et que, cette fois, l’enfant était voulu et attendu par le patriarche, la grossesse a été menée discrètement (il ne fallait surtout pas faire de caryotype du bébé, les médecins se seraient aperçus de la consanguinité)… Par contre, une fois que Betty la cadette a tout dénoncé en 2002, la justice s’est penchée sur cette affaire, elle avait alors toutes les preuves, le dossier était « béton »… Il a suffi que les enfants, manipulés par le père, soient poussés à revenir sur leurs déclarations les plus graves pour que la peine infligée aux parents soit dérisoire. Nous avons rencontré, ou eu par téléphone, plusieurs témoins de ces deux procès à huis clos, dont des magistrats. Tous s’accordent pour parler d’un raté judiciaire. Comme Denis Mannechez ressortait libre, main dans la main avec sa fille Virginie, c’est un peu comme si la société lui donnait le droit de vivre cette relation totalement déséquilibrée. D’où sans doute ce drame à Gisors, dans l’Eure, deux ans plus tard.

Normandie-actu. Vous avez rencontré longuement la fille cadette, qui a tout « balancé »… Que retenez-vous de ces entretiens ?
Nous avons rencontré la fille cadette de la famille, Betty. Elle est la personne centrale de toute cette affaire. Elle a été victime des violences et des abus du père, entre l’âge de 8 ans et sa majorité. Une fois adulte, c’est la seule qui a eu le courage de dénoncer la première tout ce qui se passait au sein de cette famille. En dénonçant, elle était persuadée de libérer tout le monde et surtout sa sœur, Virginie, de l’emprise paternelle. Elle se l’était promise quand elles étaient adolescentes et complices. Sauf, qu’entre temps, Virginie a eu un enfant, avec son père. Et que cet enfant a été placé temporairement à ce moment-là. Betty rencontre Virginie, elle s’attend à être félicitée (il faut beaucoup de courage pour oser dénoncer sa famille), or, elle retrouve une grande sœur, qui refuse maintenant d’être sauvée, comme la victime d’une secte (qui pratique le même type d’emprise). Elle est résolue ou résignée à être la femme de son père. Donc Virginie supplie Betty de revenir sur ses aveux ou elle ne lui parlera plus jamais. Betty, en femme de cœur, va accepter de se parjurer, de mentir pour sauver le semblant de famille auquel elle est attachée : sa sœur aînée. Pendant les 10 années qui séparent la dénonciation des procès (et cette durée est une erreur de la justice), il y a d’incroyables tractations et manipulations familiales pour que toutes les versions collent à celle du père. Rencontrer Betty est et restera un des grands moments de notre vie de journaliste. Elle a mis longtemps à nous faire confiance, mais une fois en confiance, elle s’est livrée. Et on a pu vérifier et confirmer tout ce qu’elle nous a dit avec tous les témoins que nous avons contactés. Son histoire est incroyable et elle nous interroge, nous, société, face à ces familles murées dans le silence qui vivent l’inceste. Comment éviter de tels drames ?

Normandie-actu. Justement, depuis plusieurs années, des associations essaient de faire rentrer le délit d’inceste comme un délit en soi…
Je ne suis pas spécialiste du problème de l’inceste, mais l’histoire Mannechez illustre parfaitement ce que défendent toutes ces associations qui veulent faire rentrer l’inceste dans le Code pénal. Un enfant n’est jamais consentant. En tout cas, Betty et Virginie, à 8-10 ans et après ne l’étaient pas du tout. C’est une certitude.

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