Lettre de Niki de Saint Phalle à sa fille : « Ce viol subi à onze ans… »

Lettre de Niki de Saint Phalle à sa fille : « Ce viol subi à onze ans, me condamna à un profond isolement durant de longues années. »
À l’occasion de la Journée Internationale des droits de l’enfant, découvrez une lettre de l’artiste Niki de Saint Phalle à sa fille Laura, dans laquelle la plasticienne féministe évoque de manière poignante le viol incestueux dont elle a été victime.

Morgane Ortin Éditrice chez DesLettres

20/11/2016
Son récit est certes « le cri désespéré de la petite fille », mais aussi une exhortation à l’adresse de toute la société. DesLettres reproduit des extraits dactylographiés de cette lettre initialement publiée dans une version graphique, avec une écriture enfantine, aux éditions de La Différence.

Décembre 1992

Les Canaries,

Chère Laura,

Chaque été mes parents louaient une maison à la campagne à quelques heures de N.Y.C. dans la Nouvelle-Angleterre. Chaque fois, on changeait de région. Nous étions en 1942. Mes parents avaient loué une jolie maison en bois blanc avec beaucoup de terrain autour. L’herbe était haute. Ça sentait bon. Un calme épais et séduisant enveloppait ma promenade à travers les champs. […]

Dans notre maison, la morale était partout : écrasante comme une canicule.

Ce même été, mon père – il avait 35 ans, glissa sa main dans ma culotte comme ces hommes infâmes dans les cinémas qui guettent les petites filles. J’avais onze ans et j’avais l’air d’en avoir treize. Un après-midi mon père voulut chercher sa canne à pêche qui se trouvait dans une petite hutte de bois où l’on gardait les outils du jardin. Je l’accompagnais… Subitement les mains de mon père commencèrent à explorer mon corps d’une manière tout à fait nouvelle pour moi. HONTE, PLAISIR, ANGOISSE, et PEUR, me serraient la poitrine. Mon père me dit : « Ne bouge pas ». J’obéis comme une automate. Puis avec violence et coups de pied, je me dégageais de lui et courus jusqu’à l’épuisement dans le champ d’herbe coupée. […]

Mon père m’aimait, mais ni cet amour, ni la Religion Archi Catholique de son enfance, ni la morale, ni ma mère, rien n’était assez fort pour l’empêcher de briser l’INTERDIT. En avait-il marre d’être un citoyen respectable ? Voulait-il passer du côté des assassins ?

Tous les hommes sont des Violeurs. […]

Je me suis souvent demandé pourquoi après le viol, je n’ai pas immédiatement prévenu ma mère. […] Si j’avais osé parler, que se serait-il passé ? […] Le silence me sauvait mais en même temps il était désastreux pour moi car il m’isolait tragiquement du monde des adultes. Il y avait des causes plus obscures à mon silence : une enfant a t-elle les moyens d’affronter la loi en elle-même ? Bien sûr que non ! Une vie entière n’y suffit pas ! […]

Tourmentée durant des années par ce viol, je consultais de nombreux psychiatres : des hommes, hélas ! […] Les psychiatres ainsi, puisqu’ils ne reconnaissaient pas le crime dont j’avais été victime, prenaient inconsciemment le parti de mon père. […]

Ce viol me rendit à jamais solidaire de tous ceux que la société et la loi excluent et écrasent. Puisque je n’étais pas encore parvenue à extérioriser ma rage, mon propre corps devint la cible de mon désir de vengeance.

Solitude. On est très seul avec un secret pareil. Je pris l’habitude de survivre et d’assumer.
Le nombre de femmes qui finissent par se suicider ou qui doivent retourner régulièrement à l’asile psychiatrique est énorme. Il y a des rescapées. Parmi les écrivains, la liste est longue des femmes qui s’en sont tirées. Virginia Woolf au contraire réussit une œuvre littéraire mais elle n’échappa pas au suicide.

On sait aujourd’hui, grâce à des travaux sérieux, que la grande majorité des violeurs ont été violés eux-mêmes par un père, un frère ou un inconnu : cela avait-il été le cas de mon propre père ? Je ne le saurais sans doute jamais. Triste humanité ! Nous répétons indéfiniment le crime qui nous a été infligé. À ces pensées, la rage en moi cède la place à la pitié pour tous les êtres humains. Si les hommes sont (souvent) des violeurs, les violeurs sont aussi des hommes. […]

Ce viol subi à onze ans, me condamna à un profond isolement durant de longues années. À qui aurais-je pu me raconter ? J’appris à assumer et à survivre avec mon secret. Cette solitude forcée créa en moi l’espace nécessaire pour écrire mes premiers poèmes et pour développer ma vie intérieure, ce qui plus tard, ferait de moi une artiste. Je t’embrasse chère Laura avec beaucoup de tendresse et un regret de n’avoir pas pu te parler de tout ceci pendant que tu étais adolescente. Pourquoi c’est si difficile de parler ?

Je t’aime,

Maman Niki

P.S. La prison n’est pas la solution !

P.P.S. Un jour je ferai un livre pour apprendre aux enfants comment se protéger.

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Eva Thomas : en 1986, elle a brisé le silence sur l’inceste

A lire absolument pour comprendre l’évolution de notre société

Eva Thomas 1986 brise le silence sur l’inceste
Eva Thomas : celle qui en 1986 a brisé le silence sur l’inceste
Emilie Brouze Par Emilie BrouzeJournaliste
20 octobre 2017
Pour ma génération, les abus sexuels sur les enfants sont indiscutablement l’un des pires crimes que l’on puisse imaginer, des crimes ignobles, insupportables. Dans les années 1990, l’affaire Dutroux et ses marches blanches ont retenti dans les esprits et angoissé une génération de parents. « Ton corps est ton corps », nous apprenait-on alors à l’école.
Il fut pourtant un temps, pas si lointain, où il en fut autrement. Comme le rappelait un excellent article du « Monde », « notre morale sexuelle a basculé sur la pédophilie ».

Dans les années 1970, dans un contexte de libération sexuelle post-Mai-68, des intellectuels l’ont défendue et leurs idées ont été diffusées dans les colonnes de plusieurs titres de presse (dont « Libération »). Les pro-pédophiles s’appuyaient sur les théories freudiennes en élevant les enfants en figures ultrasexualisées, sans se préoccuper d’un quelconque traumatisme et de l’absence de consentement.

Au milieu des années 1980, la société entame un profond basculement sur ce qui deviendra le symbole du mal absolu. Les violences sexuelles ou abus sont dénoncés dans un discours nouveau.

Une femme courageuse a incarné ce virage : Eva Thomas, qui a désormais 75 ans.

Eva Thomas 1986 brise le silence sur l’inceste

Eva Thomas chez elle à Grenoble, le 6 octobre 2017. (Emilie Brouze)
Elle me reçoit un vendredi d’octobre dans son appartement biscornu, au dernier étage d’un immeuble grenoblois. Il faut écouter son histoire car elle raconte un changement sociétal, l’histoire universelle d’une prise de conscience par la libération de la parole. Eva Thomas est aussi un formidable exemple de combativité et de résilience.

« J’aimerais sortir de la honte »

Le 2 septembre 1986, à 22 heures passées, son visage est apparu sur Antenne 2, dans « les Dossiers de l’écran« . L’émission de débat de société, très populaire, s’attaque ce mardi soir au tabou suprême : l’inceste.
Sur le plateau, trois femmes victimes de pères ou de frères incestueux ont accepté de témoigner. Deux sont filmées de dos, deux silhouettes anonymes. Et une troisième – c’est une première – parle face à la caméra.
« J’ai choisi de témoigner à visage découvert parce que j’aimerais sortir de la honte », affirme sur le plateau celle qui vient de signer un livre dans lequel elle relate le viol commis par son père, quand elle avait 15 ans.

« J’ai envie de dire aux femmes qui ont vécu ça qu’il ne faut pas avoir honte. »

Des cheveux gris entourent son visage animé par ses grands yeux brillants qui oscillent à droite et à gauche. Eva Thomas paraît terriblement émue à l’écran.
Trente-et-un ans plus tard, elle s’en souvient comme d’un moment exaltant mais éprouvant. « J’avais l’impression de me jeter dans le vide », dit-elle dans sa petite cuisine, en buvant un café.

Le saut dans le vide

Quelques jours avant l’émission, Eva Thomas a averti sa famille par écrit de la publication sous pseudo du « Viol du silence » (éd. J’ai lu, 2000), ainsi que de son intervention télévisée devant la France entière. Elle s’interroge. Quels dégâts cela provoquera-t-il ?
On allait bientôt la reconnaître dans la rue, lui envoyer des courriers par piles, l’interviewer partout. Eva Thomas est déterminée quand elle prend la parole sur le plateau, ça s’entend. Elle parle posément, sans retenue.
« Je n’avais aucune idée de ce qui allait se passer après, mais ce n’était pas possible pour moi de ne pas le faire », relate-t-elle aujourd’hui.
Elle avait en tête, avant de prendre la parole, des images d’explosion, comme des vitres qui se brisent ou des petites bombes qui sautent. Elle voulait à tout prix rompre le silence, s’attaquer à « l’attitude hypocrite et lâche de la société face à l’inceste ».

« Rien ne pouvait m’arrêter. »

Aveuglement et surdité

Il y avait, à l’époque, une forme « d’aveuglement et de surdité » face à l’inceste, explique Anne-Claude Ambroise-Rendu, auteure de « Histoire de la pédophilie » (éd. Fayard, 2014). Il est alors considéré comme un micro-phénomène, qu’on pensait cantonné à la France rurale et reculée.
Le mot ne figure pas tel quel dans l’ancien Code pénal et si la loi le condamne, il est aussi implicitement défendu d’en parler.
Par son intervention, Eva Thomas va faire prendre conscience d’un phénomène beaucoup plus courant et massif qu’imaginé. Son ouvrage « a créé les conditions d’un débat ­public », analysait dans « le Monde » Denis Salas, président de l’Association française pour l’histoire de la justice.
La télévision, comme média de masse, a été un puissant vecteur de ce changement sociétal. « Il a permis de voir et d’entendre ces victimes », complète Anne-Claude Ambroise-Rendu. « Il offre la possibilité de l’empathie, de l’émotion et de l’identification. » A ce moment, le visage d’Eva Thomas, en plan serré sur Antenne 2, se suffit à lui-même.
Ce soir de septembre 1986, « une avalanche » d’appels submerge le standard des « Dossiers de l’écran », le « SVP 11-11 ». Beaucoup relatent des récits similaires. Une retraitée citée décrit ainsi « l’enfer d’être violée par son père » :

« Cela me marque encore aujourd’hui. »

« Pas d’inceste heureux »

Et puis, plus tard, le médiateur de l’émission fait entendre d’autres voix, celles de téléspectateurs semblant découvrir que l’inceste relève de l’interdit. Des paroles représentatives de l’état d’esprit d’une partie de la population, que la fin du silence ennuie et qui préfère parler de « l’inceste avec consentement ». Une parole difficilement concevable aujourd’hui.
« Je suis amoureux de ma fille adoptive. Pourquoi semez-vous la zizanie dans les familles ? », dit un médecin. Un agent technique assume aimer caresser sa fille de 10 ans. « J’ai des relations quotidiennes avec ma fille de 13 ans », témoigne aussi un ingénieur.

« Pourquoi empêchez-vous les gens d’être heureux ? »

Pendant que le médiateur lit ces réactions, le visage d’Eva, abasourdie par ce qu’elle entend, est en gros plan sur l’écran. Son expression est plus parlante que des mots. On l’interroge. « Je pense qu’entre un parent et un enfant, il n’y a pas d’inceste heureux », réagit-elle.

« En tout cas, pour l’enfant, ce n’est pas vrai. L’enfant subit une violence. »

Déclencheur

A la fin de l’émission, apparaissent les coordonnées de l’association qu’elle a créée à l’automne 1985 à Grenoble, SOS inceste. Elle croulera sous les appels et les courriers les jours d’après.
Ce numéro des « Dossier de l’écran » fut retentissant. La presse s’en fait largement l’écho. « On parlait partout de l’inceste, c’était assez extraordinaire », se souvient Eva Thomas.
Son témoignage a agi comme un « déclencheur », confirme l’historienne Anne-Claude Ambroise-Rendu. Deux autres émissions dénonçant les abus sexuels sur les enfants ont été importantes – « Médiations » (TF1), en 1989, à laquelle participa Eva Thomas, et un numéro spécial de « Bas les masques », animé par Mireille Dumas, en 1995.
Sur les plateaux comme dans son livre, Eva Thomas parle des dégâts causés par les abus sexuels – ce qui, à l’époque, avait été mis de côté. « Dans les années 1970, les psys que je suis allée consulter m’ont répondu que j’avais le droit de coucher avec mon père », relate la rééducatrice à la retraite. Pour une partie des médecins, les abus n’étaient que le fruit de l’imagination ou de « fantasmes ».

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