Outreau : la justice face à la parole des enfants victimes

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Par Lucie Soullier

« Les enfants ne mentent pas. » Fabrice Burgaud, alors jeune juge d’instruction du dossier d’Outreau, en était persuadé. Quinze ans après les premières révélations des enfants Delay, aujourd’hui adultes, la justice cherche toujours à cerner le vrai du faux dans un troisième procès consacré à l’affaire de pédophilie.

Ce nouveau procès ramène sur le devant de la scène la question de la prise en compte de la parole des enfants par la justice. Car en évoquant pour la première fois en 2000 les « manières » qu’ils avaient subies, les enfants Delay ont été emportés dans un fiasco qui a bousculé la société et l’institution judiciaire sur son passage. Sans compter la protection de l’enfance, qui venait à peine de lever le tabou pesant sur l’inceste et le viol des enfants.

La crainte d’un retour en arrière

« Avant les années 1990, les violences sexuelles sur les enfants étaient peu repérées par les travailleurs sociaux et peu poursuivies pénalement », raconte Catherine Sultan, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse, chargée à la fois des mineurs en danger et des mineurs délinquants. La machine judiciaire s’est mise en marche avec une première loi en 1989 sur la protection de l’enfance et une seconde en 1998 qui a notamment instauré l’obligation de filmer les auditions de mineurs.

  • Le retentissement de l’affaire d’Outreau, à peine quelques années plus tard, a fait craindre un retour en arrière à la jeune juge des enfants qu’elle était alors. « On avait peur de passer d’une parole devenue presque évangile à un enfant forcément menteur », confie Mme Sultan. Après les acquittements de 13 des 17 mis en examen dans l’affaire de pédophilie, en 2005, elle se souvient qu’Outreau était parfois utilisé par les parents comme un argument imparable de leur innocence.

    Après « l’affaire », il a donc fallu rééquilibrer un balancier qui avait peut-être donné trop de poids à la parole de l’enfant, après l’avoir si longtemps oubliée ; il a aussi fallu rester vigilant pour ne pas qu’elle soit systématiquement mise en doute, tout en répétant qu’elle ne pouvait pas être la seule preuve.

    « C’est un élément. Mais il incombe aux adultes qui en ont la responsabilité de chercher les autres et de recouper », confirme Martine Brousse, présidente de l’association de protection de l’enfance maltraitée La Voix de l’enfant.

    Traduire le langage de l’enfant

    « L’idée s’était également répandue qu’il serait dangereux d’écouter la parole d’un enfant », poursuit Jean-Pierre Rosenczveig, ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny. Car Outreau a aussi été une remise en cause du travail des juges, des policiers, des experts… « Mais c’est faux quand l’écoute est bien menée », insiste celui qui préside désormais le Bureau international des droits des enfants.

    Quelques mois après le procès d’Outreau, en 2005, s’est d’ailleurs tenu son contre-exemple. Une affaire de pédophilie à Angers, dont les 65 prévenus et les 45 victimes avaient de quoi faire frissonner n’importe quel juge d’instruction. Cinq mois de procès plus tard, 62 peines sont prononcées, 3 personnes acquittées, et aucun naufrage judiciaire n’est annoncé. « Parce que la parole des enfants a été bien recueillie », souligne Dominique Frémy, pédopsychiatre qui a assisté aux commissions post-Outreau. Responsable de l’unité du psychotraumatisme à l’hôpital de Novillars, près de Besançon (Doubs), elle rencontre depuis près de 25 ans de très jeunes victimes.

    « On n’écoute pas un enfant comme un adulte. C’est à nous de nous adapter », précise-t-elle en évoquant l’importance de lieux appropriés pour que l’enfant soit en mesure de raconter. Et l’adulte de l’écouter. Quant aux poupées, aux Playmobil, aux dessins qui permettent à l’enfant de montrer ce qu’il a subi lors des auditions, « il en faut, mais pas trop », concède-t-elle. C’est bien là toute la difficulté : placer le curseur au bon endroit. Ne pas poser trop de questions pour ne pas influencer le témoignage ; mais en poser assez pour libérer la parole. « Par exemple, un enfant de 8 ou 9 ans qui a subi des fellations en parle rarement spontanément, précise Mme Frémy. Et pourtant la question est d’importance, car on change de registre pénal » par rapport à des attouchements. Ces derniers sont des délits, alors que la pénétration constitue le viol, qui est un crime.

    Mais un professionnel est habitué à être attentif à certains détails dans la gestuelle de l’enfant, traduisant ce qu’un novice aurait pris pour un simple tic. Des signaux cruciaux à repérer lors de sa toute première audition, la plus importante.

    Répéter le traumatisme

    Car le recueil de la première parole de l’enfant est essentiel. Or elle est souvent « passée au tamis » par la multiplication des intervenants, selon Michel Dubec, expert psychiatre auprès des tribunaux. Une des nombreuses erreurs d’Outreau.

    Lire aussi : Outreau : un désastre judiciaire sans fin

    Brigitte Bonnaffé, qui a expertisé les enfants Delay lors du premier procès d’Outreau, expliquait ainsi vendredi 29 mai à la barre que lorsqu’elle les a rencontrés, leur « parole était polluée ».

    « Plus il y a d’intervenants auprès de l’enfant, plus c’est compliqué », reconnaît Martine Brousse. D’autant que ceux-ci ne se croisent pas souvent. C’est pourquoi l’association La Voix de l’enfant, qu’elle préside, a lancé la création d’unités pédiatriques médico-judiciaires dès 1999, où médecins, enquêteurs et travailleurs sociaux collaborent. Des structures qui existent aujourd’hui dans une cinquantaine de villes en France.

    Et ailleurs ? La situation est très différente selon le département, selon que l’on se trouve en ville ou à la campagne, voire selon la personne qui écoutera l’enfant. Car si les professionnels de l’enfance s’accordent sur le fait que tous ceux qui peuvent être amenés à recueillir la parole d’un enfant victime doivent y être formés, c’est encore très loin d’être le cas.

    Outreau, l’échec des adultes

    Mais même face à un professionnel expérimenté, les enfants peuvent-ils mentir sur de tels sujets ? Tenter de déterminer si leurs témoignages disaient vrai ou faux a été la première erreur de l’affaire d’Outreau. Comme les adultes, ils peuvent se tromper. Mais ils disent « leur » vérité, « celle de leurs parents, dont ils dépendent et qu’ils ne veulent pas trahir, mélangée à ce qu’ils ont vécu », explique Michel Dubec, expert psychiatre. Une vérité qui n’est pas forcément la vérité judiciaire.

    L’autre échec d’Outreau est d’avoir transformé des enfants victimes de viols en petits menteurs, qui ont grandi avec l’idée qu’ils étaient fautifs. « On ne le répétera jamais assez », insiste Jean-Pierre Rosenczveig : à Outreau, « ce sont les adultes qui ont été défaillants ». Les quatre abuseurs, évidemment. Mais aussi les experts, les policiers, les magistrats… « Tous ceux qui représentent la loi auprès des enfants. »

    Avec le procès dit Outreau 3 qui est en cours, une difficulté supplémentaire s’ajoute aux 37 tomes du dossier : les enfants sont désormais adultes. « Or, nous, nos souvenirs évoluent. Nous pouvons par exemple relativiser la privation de chocolat en grandissant, conclut M. Dubec. Mais avec une fixation sociale et judiciaire telle sur les enfants d’Outreau, les souvenirs deviennent figés. » La douleur, elle, reste. Mais la justice n’est pas un pansement sur la souffrance : c’est à l’autre pan de la protection de l’enfance de s’en charger. « Un procès n’est pas thérapeutique. On a laissé des victimes sur le carreau en leur faisant miroiter cela », soupire Catherine Sultan. Les frères Delay en témoignent encore.

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    Lire aussi : Outreau : « J’ai le souvenir d’avoir été violé »

Lucie Soullier
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Le procès Outreau

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Outreau : le procès de Daniel Legrand fils devient celui des enfants violés 2 juin 2015 | Auteur Jacques Thomet

Logo Un journalisme d'investigation2 juin 2015 | Auteur

Un malaise palpable a gagné les assises de Rennes où le procès de Daniel Legrand fils devient en filigrane celui des enfants violés, aux yeux des connaisseurs du dossier.

Après ses frères Jonathan et Chérif, Dimitri Delay a accusé lundi le fils Daniel Legrand de l’avoir violé à Outreau quand ils étaient mineurs, mais le déroulement des audiences fait la part belle aux adultes acquittés à Paris en appel en 2005 après le premier procès de Saint-Omer en 2004.

5 des 13 accusés acquittés de l’époque ont été invités à témoigner lundi. Ils ont tous entonné le même refrain : je ne connaissais pas le fils Legrand, il ne s’est rien passé chez Thierry et Myriam Delay (deux des quatre condamnés à Outreau), et je n’ai violé personne.

Karine Duchochois a conclu que les enfants avaient menti, et les autres, David Brunet, Thierry Dausque, Sandrine et Franck Lavier l’ont laissé entendre en disqualifiant leurs procès, comme si 12 mineurs n’avaient pas été reconnus comme victimes de sodomies et indemnisés en 2005. D’autres adultes acquittés viendront témoigner les prochains jours, dont l’huissier de justice Alain Marécaux, l’abbé Dominique Wiel et Roselyne Godard « la boulangère ».

L’apogée du malaise ambiant a été atteinte avec le témoignage sans précédent de l’avocat général aux assises de Paris en 2005, Yves Jannier. Les avocats de la partie civile, Lef Forster et Patrice Reviron, se sont insurgés contre l’invitation faite à ce magistrat, aujourd’hui procureur à Pontoise et avocat général à Versailles, par… le propre avocat général de Rennes, Stéphane Cantero, donc normalement en charge de l’accusation au nom du ministère public.

« N’est-ce pas une irrégularité de procédure que de vous convoquer ? », s’est interrogé Me Forster. Un duel à fleurets mouchetés s’est alors emparé du prétoire. Me Reviron a marqué sa surprise : « jamais je n’ai vu un avocat général d’une affaire jugée venir témoigner devant des assises (où comparaît à nouveau l’un des accusés acquittés) ».

Sans aucune gêne, Yves Jannier a assuré que « ces gens étaient innocents », que le père de Daniel Legrand (l’un des acquittés) « n’avait rien à faire dans cet endroit-là » (les assises), et que pour parvenir à cette conclusion, il s’était livré à un « exercice acrobatique pour demander l’acquittement des accusés. » Personne n’a compris son bricolage de type aérobique.

Quand la partie civile a mis le doigt sur les incohérences de ses déductions argumentées, il s’est contenté de botter en touche,  avec des réponses lapidaires : « je n’en sais rien… je n’en dirai pas un mot… je ne me souviens pas » Le sommet de son amnésie à l’heure de justifier sa conclusion sur « l’innocence » des accusés a été atteint à propos d’une phrase prononcée par lui en audience à Paris. L’avocat de la défense Frank Berton l’a alors interpellé à propos « du livre du pseudo journaliste Thomet » et de ma citation d’une intervention de M. Jannier en audience quand il avait demandé à un enfant violé s’il ne l’avait pas été par un extra-terrestre. « Je m’en fiche de Thomet, je n’ai pas lu les livres, je n’ai pas le temps ». (Je rappelle que dans mon livre « Retour à Outreau », je cite Yves Jannier comme auteur de cette phrase, mais avec le mot « Martiens », rapporté par un témoin présent aux assises). Le magistrat a alors assuré « ne pas en avoir le souvenir », mais sans démentir ce que j’ai écrit noir sur blanc.

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