Élise de Villeroy
Publié le 06/01/2012
Sybil a eu jusqu’à 16 personnalités différentes !
Son cas avait marqué le début d’une véritable épidémie de personnalités multiples aux États-Unis. Mais les contre-enquêtes menées sur cette histoire jettent aujourd’hui un trouble… sur la réalité des personnalités multiples.
L’histoire avait ému et impressionné toute l’Amérique. Cela se passait en 1973. Cette année-là parut Sybil, un livre racontant l’histoire d’une femme souffrant du trouble de la personnalité multiple. On connaissait jusque-là des cas de « dédoublement de la personnalité » qui avaient hanté l’imaginaire de la Belle Époque. On connaissait l’histoire de Docteur Jekyll et Mister Hyde, sans trop savoir si cela correspondait à des troubles réels ou s’il s’agissait de pures fictions. On connaissait aussi le cas des « hystériques » de Jean Martin Charcot, ces femmes en proie à des crises spectaculaires, changeant brusquement de personnalité et de timbre de voix, qui se mettaient à parler des langues bizarres, hurlaient des insanités, pleuraient, riaient, puis se réveillaient sans se souvenir de rien. On y voyait une analogie évidente avec les récits de possession démoniaque. Puis la « grande hystérie » avait disparu de la scène, les psychiatres n’évoquant que rarement des cas de « dissociation de personnalité ».
Avec Sybil, un nouveau cas extraordinaire apparaissait. Lors des séances de psychothérapie menées avec la psychanalyste Cornelia Wilbur, Sybil se transformait : seize personnages, avec des noms et des souvenirs très différents, surgissaient régulièrement au cours des séances d’hypnose. Certains de ces personnages racontaient des souvenirs d’enfance où il était question de maltraitances et d’abus sexuels. Ce cas exceptionnel attira l’attention de la journaliste Flora Rheta Schreiber, qui décida d’en faire le récit. C’est ainsi que le livre Sybil fut un best-seller, suivi en 1976 d’un film. Mais bientôt le cas Sybil connut un succès inattendu. D’autres cas similaires apparurent alors un peu partout en Amérique. Des lectrices se reconnaissaient dans Sybil. Des psychologues découvraient dans leur cabinet des cas semblables. En quelques mois, des centaines de nouveaux cas, puis des milliers, furent répertoriés. Tous n’étaient pas aussi spectaculaires que Sybil. Mais tous répétaient à peu près le même schéma. Au cours de séances de psychothérapie, les patients se transformaient en de nouveaux personnages. Des souvenirs d’enfance émergeaient où il était question de viol et d’inceste…
La bataille fit rage. Certains doutaient de la véracité des cas, d’autres au contraire y voyaient la preuve des effets posttraumatiques psychologiques d’un tabou trop longtemps caché : les abus sexuels sur les enfants. Les sceptiques durent reculer devant la multiplication des cas et l’offensive des tenants de la nouvelle maladie : le « trouble de la personnalité multiple » était né. Il fit donc son entrée dans le DSM, le manuel de référence des troubles psychiatriques.
Contre-enquête
L’épidémie de troubles de la personnalité multiples atteint son apogée au milieu des années 1980. Des dizaines de milliers de cas (50 000 environ) furent répertoriés – à l’étonnement des psychiatres européens qui ne rencontraient pratiquement pas de cas similaires. L’affaire avait aussi pris une tournure judiciaire. Les tribunaux étaient saisis de nombreuses plaintes déposées par des personnes qui accusaient leurs parents, parfois dix, vingt ou trente ans plus tard, de leur avoir fait subir des violences sexuelles durant leur enfance. Aux accusations d’abus sexuels et d’incestes s’ajoutaient dans certains cas des récits extraordinaires de rites sataniques, de meurtres d’enfants.
Puis, au début des années 1990, débuta une inversion de tendance. Devant l’ampleur du phénomène et les récits de plus en plus extravagants (1), les doutes commencèrent à peser lourdement. Les certitudes tendirent à l’effondrement. Certains psychologues furent accusés d’induire certains récits et souvenirs chez leurs patients. Les travaux d’Elizabeth Loftus, spécialiste de la mémoire, avaient d’ailleurs démontré qu’il était relativement facile d’induire de « faux souvenirs » chez certaines personnes (2).
Dans le même temps, le cas Sybil fit l’objet d’un réexamen. Ce fut d’abord le psychiatre Herbert Spiegel qui émit publiquement des doutes. Il avait suivi Sybil pendant les vacances de sa psychanalyste. Pour lui, les symptômes de Sybil ne correspondaient pas à une personnalité multiple mais plutôt à un comportement hystérique. Il commença même à soupçonner C. Wilbur d’influencer sa patiente et de lui suggérer des récits (3).
Quand fut révélé qui se cachait derrière le pseudonyme de Sybil, une femme du nom de Shirley Mason, les investigations redoublèrent. Et le dossier devint de plus en plus accablant (4).
Aujourd’hui, le doute n’est plus permis. La journaliste Debbie Nathan vient de publier une enquête détaillée sur l’affaire. Bien que les trois protagonistes principales de l’affaire soient décédées (5), D. Nathan a eu accès aux archives de F.R. Schreiber et à d’autres sources de premier choix. Dans Sybil Exposed (Free Press, 2011), D. Nathan ne soutient pas seulement une manipulation croisée entre C. Wilbur et Sybil, elle estime qu’elles étaient toutes deux très conscientes de frauder. Dès 1958, Sybil confiait dans une lettre qu’elle jouait aux personnalités multiples parce que cela la faisait exister et pour attirer l’attention sur elle. La journaliste a écrit le récit en s’appuyant sur les récits des séances mais en arrangeant les faits. On redécouvre aussi que les souvenirs d’incestes n’étaient pas rapportés par S. Mason, mais uniquement par certains de ses multiples personnages.
Entre-temps, le nombre de cas de personnalités multiples avait brusquement chuté aux États-Unis, la curieuse épidémie refluait à grand pas. Dès 1994, devant les sérieux doutes émis sur les troubles de la personnalité multiple, les responsables du DSM avaient déjà supprimé la catégorie de leur manuel pour la remplacer par celle, plus large, des « troubles dissociatifs de la personnalité ». Le livre Sybil Exposed est publié au moment où de nouvelles batailles font rage entre psychiatres à propos d’autres troubles psychiatriques. En 2013, la cinquième édition du DSM doit voir le jour et déjà certains rapports préparatoires font polémique. Il est ainsi prévu de supprimer du prochain manuel les « troubles de la personnalité narcissique » ainsi que quatre autres troubles de la personnalité : paranoïaque, histrionique, schizoïde et dépendante (6). Dans ce débat, on retrouve à peu près les mêmes ingrédients que dans les grandes batailles ayant eu lieu à propos des cas de personnalité multiple.
Notes
(1) Le psychiatre Bennett Braun, fondateur de la Société internationale pour l’étude de la dissociation et grand spécialiste des abus sexuels et des troubles de la personnalité multiple, a été suspendu en 1997. Il a été accusé d’avoir convaincu une patiente d’avoir trois cents personnalités différentes et d’avoir commis des centaines de meurtres d’enfants.
(2) Jean-François Marmion, « La mémoire est menteuse », rencontre avec Elizabeth Loftus, Sciences Humaines, n° 192, avril 2008.
(3) Mikkel Borch-Jacobsen, « Sybil. The making of a disease? », entretien avec Herbert Spiegel, New York Review of Books, n° 44, avril 1997.
(4) En 1998, Robert Rieber publie « Hypnosis, false memory and multiple personality: A trinity of affinity » dans History of Psychiatry, vol. X, n° 37, mars 1999, où il accuse Cornelia Wilbur de manipuler sa patiente sous hypnose.
(5) La journaliste Flora Rheta Schreiber en 1988, la psychanalyste Cornelia Wilbur en 1992, et Sybil, de son vrai nom Shirley Mason, en 1998.
(6) Voir Élise de Villeroy, « La fin du narcissisme ? », Le Cercle Psy, 26 janvier 2011, http://le-cercle-psy.scienceshumaines.com/la-fin-du-narcissisme_sh_26751