Responsabilité

Elle avait donné quitus à son père pour la charge de sa responsabilité en espérant que plus tard, avec son entourage, il saurait être enfin responsable et ne plus reproduire. Pour elle, il était humain de laisser à chacun sa responsabilité et son calcul des conséquences dont elle ne voulait pas les acquitter parce que Dieu avait bon dos pour sans remettre à lui. Sa peur se situait plutôt dans le manque de confiance qu’elle pouvait lui faire. Deviendrait-il un jour adulte ou resterait-il crétin ? Doutant souvent qu’il fût conscient de ses actes, elle ne lui ôtait pas pour autant sa part de responsabilité. Ces violeurs semblaient loin d’être demeurés, ils étaient simplement de vulgaires êtres humains. Elle voulait comprendre et pour ce faire, assemblait le puzzle des agissements de chacun afin d’acquérir quelque clairvoyance, ce qui lui permettait de porter des accusations.
Extraits d’un tapuscrit en cours : Interdits ordinaires.

Le sentiment de ma propre responsabilité dans l’acte, le poids de ma culpabilité ne se sont pas installés ce jour-là. En frottant ma peau que je voulais étriller pour la changer, je savais qu’il n’était plus mon père ni moi, sa fille, qu’il était devenu un tueur et moi, sa victime. Je savais que je n’y étais pour rien, que, s’il m’avait tuée, nous n’aurions pas eu à partager le fardeau des responsabilités et des conséquences, mais comme je n’étais pas morte, il a fait de moi sa complice. C’est ainsi que ma mère a commencé à me percevoir pour qu’ensuite, je m’en persuade moi-même. Il a fallu du temps, beaucoup de temps avant de rebrousser chemin et je me demande toujours si elle sait, supposant que j’aie été complice, que je n’étais pas seulement celle de mon père, mais aussi la sienne.
Extrait de Viols par inceste.

13/ L’atteinte narcissique et la culpabilité pour la mère par Questions d’inceste

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La dénonciation représente une atteinte narcissique inimaginable pour la mère. Dénoncer, c’est étaler au grand jour l’intimité d’un fonctionnement familial qui se doit par essence de rester intime et privé. Le déballement public de l’inceste signe l’échec de sa relation conjugale et maternelle, comme si elle était prise en flagrant délit d’incapacité de satisfaire son mari qui lui a préféré sa fille et de protéger son enfant. Dans les deux cas il y a la marque infamante d’une culpabilité qui atteint et blesse profondément son image.

Cela renvoie chez ces mères à la nature et à la qualité de leur narcissisme primaire, seule assise psychologique capable de leur permettre d’aller au-delà de leur honte pour sauver leur fille. S’il a été défaillant et n’a pas permis l’accès à une identification féminine et maternelle « suffisamment bonne », il ne leur permettra pas de s’oublier pour se mettre au service de l’enfant, fût-ce au prix du sacrifice de leur image. Dénoncer, c’est en quelque sorte s’accuser et du coup perdre toute estime de soi. Privées au départ d’une bonne image intériorisée d’elles-mêmes, elles ont un besoin farouche, vital de la retrouver dans le regard de l’autre. Ne se reconnaissant pas de valeur interne, elles ne peuvent la trouver qu’à l’extérieur, dans la confiance de l’autre. Il ne saurait donc être question qu’elles donnent l’occasion de se faire mal voir, ce qui entraînerait leur effondrement dans la honte et la dépression.

La résistance à la découverte de la réalité de l’inceste et à sa dénonciation procède de cette tentative désespérée de survie et de maintien d’un narcissisme de façade qui se craquelle et contient mal les angoisses que ces mères sentent resurgir comme de nouvelles menaces d’anéantissement.

L’intériorisation de la souffrance de l’enfant est-elle pour autant totalement absente ? La honte du narcissisme blessé empêche-t-elle toute réelle culpabilité ? Nous ne le pensons pas. Il est simplement question d’un subtil équilibre instable entre l’intérêt de son image et celui de sa fille. La faille initiale se traduit par une inhibition anxieuse, un laisser-faire et une attente désespérée et infantile pour qu’un autre le fasse à sa place. Cette difficulté à dénoncer est à l’image de l’infantilisme du père séducteur qui a conscience de l’anormalité et de la gravité de ses actes mais qui ne peut s’empêcher de les commettre et qui attend qu’une autorité supérieure vienne l’arrêter.

La victime semble l’avoir compris. Est-ce alors pour protéger sa mère ou au contraire parce qu’elle la méprise et la juge incapable de la croire et de la protéger qu’elle révèle l’inceste à une autre? Ou est-ce la honte et la culpabilité de parler de ça avec elle qui la poussent à dévoiler à l’extérieur ce secret de famille ? Nous sommes là dans cette problématique de la honte, de la culpabilité, de la confiance, du narcissisme blessé et chaque cas est alors singulier dans la façon dont il se traitera, privilégiant telle ou telle inclination selon des lignes de force structurellement déjà établies et toujours différentes les unes des autres.

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Autres billets sur le livre Questions d’inceste
1/ Questions d’inceste de G. Raimbault, P. Ayoun, L. Messardier
2/ L’inceste séducteur, le père avec la fille
3/ La pianiste de Michael Haneke
4/ L’inceste avec violence, le viol incestueux
5/ Une conception réductrice de l’inceste
6/ La rupture du lien de filiation
7/ Les réactions au traumatisme
8/ La sidération et l’impossibilité de dire
9/ Ces mères qui n’ont pas réussi, ou pas voulu, ou pas su éviter l’inceste
10/ L’identité désorganisée des pères séducteurs
11/ Pourquoi les incestueurs en appellent-ils à l’insatisfaction conjugale ?
12/ L’interprétation du consentement par l’incestueur

14/ La valeur de la sanction pour l’agresseur et la victime
15/ La tragédie grecque et la littérature
16/ L’autonomisation
17/ Le devenir des pères agresseurs en prison

18/ Le pardon
19/ Anaïs Nin, un inceste choisi
20/ Deux sœurs dans les viols par inceste
21/ La recherche de sens – La valeur de l’écrit