On pouvait s’y attendre. Le reportage diffusé dans « envoyé spécial » sur France 2 le 7 mai 2015, à l’approche du procès de Daniel Legrand, n’a pas dérogé à ce que l’on constate depuis les procès de Saint-Omer et de Paris. Les téléspectateurs doivent verser des larmes sur le sort des accusés, tout ignorer du dossier et des éléments à charge qu’il contient, ne pas se douter que dans l’affaire, les personnes les plus à plaindre ne sont pas les acquittés mais les enfants dont douze d’entre eux ont été reconnus victimes de viols, agressions sexuelles et proxénétisme. Cette fois encore, le focus a été placé sur l’un des acquittés sans que rien ne vienne compléter le tableau pourtant complexe de l’affaire d’Outreau. Il y avait pourtant d’autres choses à dire !
Au cours du reportage, la souffrance liée à cette condition d’acquitté « broyé par la justice » a été montrée par tous les bouts, le pathétique s’est ajouté au pathétique. Ironiquement, la seule chose qui a été passée sous silence, c’est le montant des indemnités qui ont été versées aux acquittés. « Pas le droit de le dire… » Vraiment ? Leur montant est pourtant connu : quelque 250 000 euros en moyenne.
Il était pourtant facile de conduire un reportage qui aurait fait le lien entre Daniel Legrand mineur et les autres enfants victimes. Là, je sens que je jette le trouble… Les « autres » victimes ? Je veux en particulier parler de ces garçons à qui la société n’a pas rendu les honneurs, qui n’ont pas été reçus à l’Elysée, qui sont encore perçus comme des affabulateurs et des menteurs, qui ont été placés en foyer sans suivi adapté et envoyé dans la nature le jour de leur majorité, sans préparation professionnelle, sans mesure d’accompagnement. Merci les bénévoles des associations de protection de l’enfant que la presse ne se gêne pas pour critiquer. L’un de ces garçons est justement partie civile au prochain procès. N’était-ce pas l’occasion d’en parler ? Pourquoi ne pas essayer aussi de faire couler quelques larmes sur son cas ?
Donc aucune transition n’a permis de porter l’attention sur ces derniers. Le déséquilibre patent entre la défense et le contradictoire qui a caractérisé la couverture médiatique de l’affaire depuis le procès de Saint-Omer en 2004 jusqu’aux conclusions du procès en appel de Paris ne s’est toujours pas démenti. Le « naufrage judiciaire » est évoqué comme pour mémoire et n’apparaît qu’en filigrane, étant sans doute supposé que tout a été dit à son sujet. Les idées reçues portant sur le rôle déterminant d’une mythomane, de l’instruction à charge d’un juge jeune et naïf sont supposées suffisantes pour combler le vide d’information sur tout ce qui fait de cette affaire probablement l’une des plus grandes mystifications judiciaires de notre époque.
Le public saura-t-il expliquer pourquoi la défense d’un garçon dont la position semble si évidente nécessite la présence de six avocats parmi les meilleurs ? De fait, le cas de Daniel Legrand ne manque pas d’intérêt, du fait que s’il est mis en cause par la partie civile en tant que qu’auteur présumé – bien que toujours présumé innocent pour la justice – , il est aussi très probablement victime. Et c’est là que la bât blesse pour les avocats de la défense. De qui donc serait-il victime ? Si la question venait s’introduire dans les débats, elle jetterait un éclairage des plus scabreux sur toute la stratégie des avocats de la défense des précédents procès. Les lecteurs qui ont pris le temps de visionner « Outreau, l’Autre vérité » (aujourd’hui le DVD est en vente mais la vidéo est facilement accessible sur le net) savent de quoi je parle. Les anciens accusés, qui s’étaient dans un premier temps accusés les uns les autres, ont été en quelque sorte unifiés dans une stratégie commune « tous innocents » Moyennant il faut bien le dire, quelques rétractations acrobatiques dont… celle de Daniel Legrand. Nous y voilà. Et l’intéressé reste en quelque sorte l’otage de cette stratégie de défense qui devait aboutir pour la postérité aux résultats que l’on connaît. On comprend mieux dès lors la fureur de l’avocat Dupond-Moretti devant en premier lieu les révélations du film de Serge Garde dont la plupart des éléments avaient déjà été décrits dans le livre de M.C. Gryson-Dejehansart « Outreau, la vérité abusée », et ensuite devant l’annonce du prochain procès compte tenu de la promesse qui avait été faite de laisser traîner les choses jusqu’à la prescription.
Les choses se présentent autrement, voilà ce qui explique le retour de l’enfumage des grands médias qui font tout pour tenter de consolider le storytelling. Mais le retour de Daniel Legrand devant les assises n’a rien à voir avec une haine particulière contre Daniel Legrand ou un désir de revanche. Ce qui est visé, c’est la persistance du spectre toxique de l’affaire d’Outreau dans les affaires similaires – et on sait qu’elles sont nombreuses. Personne ne veut approcher le risque de faire « un nouvel Outreau ». Cela tétanise magistrats et jurés, et jusqu’aux victimes qui renoncent trop souvent à s’adresser à la justice.
Remettre en cause le spectre d’Outreau, voilà l’enjeu. Il est d’intérêt public.
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