Deux semaines avant l’ouverture du troisième procès, le magistrat honoraire Michel Gasteau revient sur le livre de Florence Aubenas (La Méprise.)
Ex-président de la cour d’assises de Douai, Michel Gasteau connaît l’affaire d’Outreau de l’intérieur. Son expertise en matière d’analyse des pièces du procès n’est contestée par personne. Or il vient de publier sur le site « Village de la Justice » (http://www.village-justice.com) un article qui mérite toute notre attention, et dont le titre résume l’ensemble de sa publication : « La Méprise : les mensonges de Florence Aubenas sur l’affaire d’Outreau. » Cet ouvrage prétendait relater le premier procès des accusés d’Outreau qui s’était tenu au printemps 2004 à la cour d’assises de Saint-Omer.
Au-delà de la question de la culpabilité ou de l’innocence de tel ou tel accusé, sur laquelle seule la Justice est habilitée à se prononcer, c’est sur la manipulation dont l’opinion publique est victime que souhaite nous mettre en garde le magistrat honoraire, et sur la pression qui peut être exercée à l’encontre des jurés populaires par des personnalités médiatiques dont l’audience et l’influence sont démultipliées par les relais dont ils disposent dans tous les lieux où se fabrique l’opinion.
Michel Gasteau relève dans l’ouvrage de Florence Aubenas un nombre invraisemblable d’erreurs factuelles, d’inexactitudes savamment cultivées. Pire : il montre que certains passages du livre qui prétendent décrire un interrogatoire, une audition, ont été entièrement scénarisés puisque la journaliste n’a pas pu assister à ce type de rencontre. Ce qui se présente comme un « reportage » devient très vite un roman, avec des récits au point de vue omniscient dans lesquels l’auteure investit ses représentations fantasmées de la vie des témoins et accusés, ses a priori sur leurs façons d’être et de penser, un peu comme Chateaubriand le faisait avec les tribus d’Amérique du nord qu’il n’avait jamais rencontrées… Parfois même, le « reportage » prend les allures d’un récit d’ethnologue parti enquêter sur les coutumes d’un peuple encore mal connu, mais les clichés, les stéréotypes et les a priori prennent très vite le pas sur la rigueur scientifique. Les habitants du Pas-de-Calais servent « du café clair comme du thé », les jurés « en marcel », « en baskets », sortent pendant l’audience « des gâteaux et une canette de jus d’orange comme devant la télé » : tous ces détails soigneusement ajoutés au récit du procès, quelle fonction ont-ils, sinon de ridiculiser les personnes dont on veut discréditer la parole ? Et ces portraits pittoresques des piètres héros de nos provinces sauvages, réalisés par une célèbre journaliste parisienne dont le but est d’utiliser son aura et ses réseaux pour asséner sa thèse, qui se trouve être aussi celle des ténors du barreau qui assurent la défense des accusés, et d’un bon nombre de journalistes et de politiques qui crient alors de plus en plus fort au scandale, qu’ont-ils à voir avec la simple objectivité judiciaire à laquelle ont droit tant les victimes que les accusés ? Même les méthodes de la police sont caricaturées, relève Michel Gasteau : ils sont décrits comme des cow-boys violents et pervers, on leur prête des propos démentis par les procès-verbaux. Plus grave encore : le mot « rafle » est utilisé à dix reprises pour qualifier leurs opérations routinières consistant à venir arrêter les suspects à leur domicile ; sous la plume de Florence Aubenas, un tel mot ne peut en effet pas avoir été utilisé aussi fréquemment sans la volonté de marquer les esprits avec l’image de ce que furent les épouvantables opérations de police effectuées en France pendant l’Occupation à l’encontre des populations juives… Quant au vrai scandale du procès de 2004, à savoir que ce sont les victimes qui se sont retrouvées dans le box des accusés alors que les accusés, eux, se trouvaient à côté de leurs avocats là où se tient normalement le public, Florence Aubenas l’a occulté tout au long du livre (et de ses écrits journalistiques aussi, d’ailleurs.) Pire, elle a régulièrement décrit les accusés « dans le box », à 30 reprises, ce qui constitue une falsification récurrente et incompréhensible de la vérité. L’article de Michel Gasteau est donc salutaire en ce qu’il nous incite à garder notre esprit critique face à toute opération visant à modeler l’opinion publique et à peser sur l’intime conviction des jurés avant un procès d’assises. Les acteurs du procès en appel devant la Cour d’assises de Paris qui s’est ouvert le 7 novembre 2005 ne pouvaient pas ne pas avoir en tête les contre-vérités, scénarisations et inventions assenées avec autant d’opiniâtreté dans Le Mépris, ouvrage sorti en librairie 24 jours avant.
Certes, Michel Gasteau affirme que Florence Aubenas était sincèrement convaincue de l’innocence des accusés qu’elle défendait, et c’est pour faire partager sa conviction qu’elle a utilisé ces méthodes qui s’apparentent à une forme de propagande. Il conclut ainsi son article : « Approximations, inventions, silence absolu sur les éléments à charge du dossier, mensonges calomnieux et exagérations outrancières, Florence Aubenas s’est tout permis selon le vieil adage : « la fin justifie les moyens.» J’ajouterai : ce qu’elle a fait là n’est pas un acte isolé. Elle se faisait, en la circonstance, la porte-parole des ténors du barreau qui défendaient alors les accusés avec une violence verbale inouïe à l’égard des victimes et des experts, son point de vue était partagé par bon nombre d’autres journalistes parisiens qui, eux, ne connaissaient à peu près rien de l’affaire, ni du Pas-de-Calais d’ailleurs, ainsi que par certains politiques enclins à minimiser systématiquement la gravité des affaires de pédocriminalité en criant à la rumeur, au lynchage et à l’erreur judiciaire, la parole de l’enfant étant pour eux par définition suspecte. D’où le déficit criant de protection des enfants contre cette maltraitance criminelle qui continue à faire en France des dégâts gravissimes, y compris dans des structures d’accueil institutionnel où on serait tenté de croire que les enfants sont protégés de ce terrible fléau…
Article de Michel Gasteau : http://www.village-justice.com/articles/MEPRISE-Les-mensonges-Florence,19584.html
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