Ce texte est une lettre ouverte adressée par une psy non dissociée qui n’a jamais été victime de traumatismes sexuels répétés aux personnes dissociées victimes de violences chroniques qui visitent ce blog. Ce n’est que le reflet d’une expérience subjective, pas une leçon de morale ou une vérité absolue. Elle est sûrement maladroite, et à ce titre elle heurtera probablement certaines d’en vous, ce dont je suis par avance sincèrement désolée.
Cette introduction alambiquée cache une réalité d’une brutale simplicité : tant pour vous que pour nous, c’est parfois difficile de cheminer ensemble.
C’est difficile pour vous parce que vous n’avez bien souvent connu que le rapport de force comme modalité relationnelle. Parfois dès l’enfance on vous a dressées pour obéir en jouant de la carotte et du bâton, distribuant les humiliations dans un climat d’exclusivité relationnelle. On vous a traitées comme des poupées avec l’injonction de vous taire pour préserver la faible estime de soi de vos bourreaux et de leurs complices. Ils vous ont coupées du vrai monde, c’est-à-dire de ceux qui pouvaient mettre de l’ordre dans le chaos de la maltraitance et démonter les mensonges dont ils vous bourraient le crâne. Ils se sont infiltrés dans votre esprit et continuent de le hanter encore, des années après les sévices moraux et physiques, vous empêchant de discerner le vrai du faux. La marque de la honte qu’ils ont tatoué dans votre âme est le signe de leur victoire : hors d’eux et de ce qu’ils vous ont fait, vous peinez à exister et à vous situer face à l’autre dès qu’il n’est pas victime (comme vous) ou agresseur (comme eux). Cet autre qui reste un étranger, c’est nous : ceux qui n’ont pas subi l’outrage et/ou ne se vivent pas comme un vase cassé aux morceaux anarchiques, et qui prétendent parfois pouvoir vous écouter et vous aider à recoller les morceaux.
C’est difficile pour nous car , malgré vous, vous nous donnez (presque toujours) tort.
Quand nous reflétons votre lumière vous vous méfiez de notre tendresse, quand nous vous renvoyons vos ombres vous vous insurgez de notre insensibilité. Notre savoir supposé est un carcan tantôt rassurant parce que vous croyez qu’il pourrait vous soulager, tantôt insupportable parce que vous croyez qu’il vous emprisonne. Adulescents encombrés par des corps trop vivants et des identités trop mortes, vous nous crachez violemment votre révolte (justifiée) au visage au nom de vos blessures passées. Quand ces moments là s’intensifient, il peut nous sembler qu’il faudrait que nous nous excusions de ne pas avoir traversé ce que vous avez enduré. Comme s’il nous fallait nous rabaisser pour que vous puissiez vous sentir fortes, nous soumettre à votre volonté ou votre interprétation du réel pour qu’une forme d’équilibre soit rétabli. Que nos défenses éclatent – nous amenant à la surenchère ou à la fuite – ou qu’elles résistent, nous ressortons rarement indemnes de ces violents affrontements. Tant vous que nous.
C’est violent pour vous parce que, quoi que vous fassiez, la situation révèle que vous êtes toujours prisonnières de relations dominants-dominés : soit l’autre résiste à votre point de vue et vous vous sentez furieusement instrumentalisée (donc potentiellement revictimisée), soit l’autre se renie pour vous céder et vous devenez maltraitante à votre tour (et à votre insu). Ce constat – conscientisé ou non – générant de la honte et de la culpabilité, vous êtes alors tentée de vous replier ou de nous en imputer la responsabilité.
C’est violent pour nous parce que nous sommes aussi des êtres humains vulnérables, qu’il n’est jamais agréable d’être jugé partialement et que face à une personne submergée par de tels tsunamis émotionnels nous pouvons nous sentir impuissants, même lorsque notre formation professionnelle nous y a préparés et que notre pratique nous confronte régulièrement au problème. En d’autres termes, on ne se désensibilise jamais à la souffrance humaine pas plus qu’on ne peut faire abstraction de ses propres fêlures. Écouter des traumatismes à longueur de journées peut être traumatisant aussi.
Oui, c’est vraiment difficile parfois de cheminer avec vous, que vous soyez nos proches, nos amies, nos collègues ou nos patientes. Pour autant je ne nous plains pas, parce que ce lien (et ce boulot) nous l’avons choisi, alors nous restons libre d’y mettre un terme à tout moment, tant vous que nous. Il n’y aura nulle punition si nos routes se séparent et nulle récompense si nous randonnons vaillamment ensemble jusqu’à atteindre notre destination. La désolation ou l’épuisement mutuels ressentis ponctuellement ne doivent pas masquer l’essentiel : notre route, ce sont aussi ces moments de grâce où oubliant le passé vous ne voyez plus en nous le loup déguisé en agneau et laissez entrevoir la beauté de votre être véritable. Ces instants où nous libérant de nos rôles défensifs nous pouvons communiquer d’humain à humain, solidaires. Ces moments qui donnent du sens au lien. Tant pour vous que pour nous.