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Virginia W. est une jeune femme de vingt-neuf ans adressée pour la première fois en 2003 pour scarifications, plusieurs tentatives de suicide (la première lorsqu’elle avait cinq ans) et un probable traumatisme.
Dès le premier atelier, elle demande à arrêter, prétextant qu’elle ne va pas pouvoir supporter d’être en groupe et que, de toute façon, elle n’atteindra jamais son trentième anniversaire, donc à quoi bon ! Elle part sans attendre de réponse. Nous avons juste le temps de lui demander son écrit ; surprise par cette demande, elle demande à quoi cela peut servir et s’en va en nous le laissant quand même, sans attendre de réponse. Elle reviendra de 2003 à 2007, mais son suivi aura toujours cette tonalité impulsive et discontinue.
Dans son anamnèse, on retrouve maintes hospitalisations avec une scolarité et des études universitaires réussies. « Il n’y a qu’au travail que j’ai le sentiment d’exister », dit-elle.
Le contact restera réservé, et malgré une méfiance et une difficulté à verbaliser, peu à peu Virginia W. reviendra demander la consigne.
Ses textes seront brefs, d’une propreté étonnante, les lettres ne se touchent jamais. Son registre thématique étant composé de « honte/saleté/trou noir », son registre sensoriel ne sera qu’olfactif, associé à la nausée.
Au début de cette thérapie, Virginia W. ne pouvait investir aucun lien et ne tolérait aucune règle. Paradoxalement, elle était extrêmement ponctuelle et d’une grande rigueur lorsqu’elle décidait de participer à l’atelier. Ce qui la maintenait était essentiellement la « surprise » créée par l’annonce de la consigne et le défi d’y répondre. Son côté bonne élève reprenait le dessus ? mais il fallait rester très prudent.
Les progrès furent longs et lents. Tout commença par l’interruption fréquente due à ses aller et retour, ensuite elle décida d’elle-même de laisser ses écrits et de ne prendre que les photocopies alors qu’auparavant elle faisait l’inverse. Tout devait venir d’elle et le fait de savoir qu’elle pouvait agir ainsi la rassurait. Mais dès qu’elle était confrontée à la moindre difficulté en atelier et/ou dans sa vie professionnelle, tout était remis en question. L’écriture/l’atelier sa vie : pendant quelques années, ce fut le cadre de l’atelier, régi par sa contenance et ses règles, qui fut le plus thérapeutique ; c’était un lien où elle pouvait penser en s’étayant sur l’écrit, dans un cadre contenant, résistant à ses propres fractures spatio-temporelles. Elle a toujours fait abstraction du groupe, restant courtoise, mais excessivement silencieuse, tournée essentiellement vers le thérapeute. Par ailleurs, ses menaces d’interrompre l’atelier et de mourir étaient au début murmurées, telle une provocation, au thérapeute en fin d’atelier.
Sur la thématique de son inceste, puisque c’est de cela dont il s’agissait pour Virginia W., très peu sera exprimé ; néanmoins quelque chose a pu être tissé entre l’avant et l’après « trou noir », ce qui pouvait permettre une localisation psychique du traumatisme afin de le laisser là, tel un cerclage, sans qu’il ne déborde sur l’avant ou l’après traumatisme. Aucun effet non plus sur les écrits qui restent sans rature, les lettres très droites, le nom, la date, la consigne étant appliquée, sans accès à l’imaginaire, restant dans le factuel.
Virginia W. se sentait décalée par rapport aux écrits des autres et semblait s’ennuyer. Il est vrai aussi que la lecture de ses textes était d’une grande monotonie, une monotonie rendant toute émergence pulsionnelle impossible.
C’est à force de formes littéraires différentes que Virginia W. s’est autorisée à continuer à venir, surmontant une difficulté, une épreuve où elle se sentait revalorisée car elle pouvait constater qu’elle y parvenait toujours et qu’un lien se tissait entre elle, le cadre et le thérapeute. Le temps, lui-même cadre contenant, a fait son travail. Un changement étonnant a pu advenir. À la consigne « arbre de vie arbre de mort ; forme : libre », Virginia W. n’a pas choisi sa forme de prédilection, le quatrain, mais a créé une nouvelle forme graphique, on pourrait dire proche des Calligrammes d’Apollinaire. La forme originale reste cependant chirurgicalement nette, et pour la première fois non seulement ses écrits se dessinent mais ses souffrances aussi : « Demain m’angoisse, deux mains me terrorisent », le tronc de l’arbre de mort est constitué du mot « inceste » en verticale, les branches étant ses « tranches de vies meurtries ».
Nous avons pu lui permettre au fil des séances une plus grande liberté pour exprimer ses souffrances tant qu’elle pouvait le faire sous forme de schémas (en précisant bien schéma, et non pas dessin). Peu à peu, un schéma accompagné de légendes devint rapidement paragraphe et texte.
La forme a changé, sa créativité et son imaginaire ont pu s’étayer au niveau du contenant – ce qui est déjà un premier résultat, même si le contenu reste froid, retenu, sans vie, sans personnage, uniquement des questionnements. Ce changement de style se retrouve dans sa vie ;
Virginia W. a pu passer des concours et progresser professionnellement.
Et s’il n’y a eu aucune menace ni passage à l’acte depuis 2007, néanmoins aucune amélioration du point de vue de sa vie relationnelle n’a pu encore être constatée.
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