ENTRETIEN. LOUIS CROCQ, psychiatre : « L’immense majorité des blessés psychiques vont guérir »
Apparu notamment après la Grande Guerre, le stress post-traumatique est aujourd’hui bien connu. Le professeur Crocq explique comment vont être prises en charge les victimes traumatisées par les attentats du 13 novembre.
Médecin-général des armées, psychiatre, professeur à l’université Paris V, le docteur Louis Crocq a travaillé durant toute sa carrière sur la névrose de guerre et le stress post-traumatique. C’est lui qui, après l’attentat du RER Saint Michel en 1995, a mis en place en France les cellules médico-psychologiques à la demande du ministre Xavier Emmanuelli et du président Chirac.
À l’occasion des attentats du 13 novembre, on a beaucoup entendu parler du risque de stress post-traumatique chez certaines victimes. De quoi s’agit-il exactement ?
Risque d’ESPT
Louis Crocq : Ces troubles peuvent survenir chez des sujets qui ont vécu un événement ayant provoqué une effraction majeure de leurs défenses psychiques. On parle ici d’événements qui, sur l’instant, ont provoqué une sorte d’arrêt de la pensée avec des réactions d’effroi, de terreur, de panique. Et une impression d’imminence de la mort, sans échappatoire possible.
Une fois l’événement terminé, certaines victimes vont être très agitées, se mettre à crier, à vociférer. D’autres vont être en état de sidération, comme des morceaux de bois, incapables de bouger et de comprendre ce qu’on leur dit. Ensuite, le risque est que ces troubles ne se chronicisent, avec des symptômes installés dans le temps : des cauchemars, des hallucinations, des réminiscences de l’événement, des sursauts, une vigilance constante et exagérée…
À quelle époque a-t-on découvert le stress post-traumatique ?
Louis Crocq : Un rôle précurseur a été joué par un neurologue allemand, Hermann Oppenheim qui, en 1888, a décrit des cas de névrose traumatique à propos de sujets ayant failli mourir dans des accidents de chemin de fer. Ensuite, en 1914-1918, on a vu apparaître les termes de « névrose de guerre » ou « d’hypnose de la bataille ». Cela touchait notamment des soldats qui avaient survécu après avoir été soufflés par un obus. Ils n’étaient pas blessés physiquement mais étaient pris de tremblements et n’arrivaient plus à tenir debout. Comme ils ne pouvaient plus combattre, certains de ces soldats étaient considérés comme des simulateurs et des tire-au-flanc. Peu à peu, on a aussi pris conscience de la nécessité de les prendre en charge très vite, pour ne pas les laisser méditer leur effroi. À partir de 1917, on a commencé à installer des petits hôpitaux psychiatriques tout près du front. C’est là qu’est né ce concept de la psychiatrie de l’avant qui, bien des années plus tard, a été au cœur de la création des cellules médico-psychologiques en France.
…/…
Louis Crocq : Pourquoi est-il important d’intervenir très vite après un événement traumatique ?
Louis Crocq :Pour essayer d’éviter que ne s’installe la névrose, ou une sorte de rumination de la frayeur et de l’effroi. Dans ce contexte d’urgence, le psychiatre ou le psychologue va inciter la personne à faire non pas un récit, mais une énonciation, une verbalisation de ses émotions « J’ai vu ceci ou cela, j’ai eu peur, j’ai failli mourir… », vont dire ces patients. Il faut comprendre que, subitement, ils sont entrés dans le monde des morts et c’est par la parole qu’il faut, doucement, les faire revenir dans celui des vivants. C’est essentiel qu’ils puissent parler avec un soignant qui est là pour les protéger et attester que, oui, la vie existe bel et bien.
Pour lire l’article, cliquez sur le logo de La Croix
Neurobiologiste au Neurocentre Magendie de l’université Bordeaux, INSERM U862, Université de Bordeaux
Aline Desmedt a reçu des financements de l’ANR (Agence Nationale de la Recherche), la FRC (Fédération de Recherche sur le Cerveau), l’INSERM et le CNRS via un Laboratoire européen associé.
The Conversation France est financé par l’Institut Universitaire de France, la Conférence des Présidents d’Université, Paris Sciences & Lettres Research University, Sorbonne Paris Cité, l’Université de Lorraine, l’Université Paris Saclay et d’autres institutions membres qui fournissent également un soutien financier.À la douleur de la disparition brutale et dans des conditions barbares de proches ou de simples concitoyens, au profond sentiment d’effroi, de tristesse, d’impuissance et souvent de colère ressenti par les témoins de l’assassinat de plus de cent personnes, s’ajoute le risque de développer chez les victimes survivantes d’un tel trauma une pathologie connue sous le nom d’état de stress post-traumatique (ESPT).
L’ESPT est un trouble psychiatrique lié au stress pouvant se développer à la suite d’un épisode traumatique vécu comme une menace pour l’intégrité physique et/ou psychologique du sujet. Au cœur de ce trouble se développent des souvenirs liés au trauma, intrusifs, incontrôlables et persistants, ayant un impact délétère sur la vie quotidienne du patient. De 25 à 50 % des victimes d’un événement traumatique majeur (par exemple, combats militaires, génocides, attaques terroristes, viols) peuvent développer cette pathologie.
Bien que les sujets ne soient plus en situation de confrontation directe à l’épisode traumatique, des éléments plus ou moins liés au trauma (une odeur, un bruit rappelant la scène traumatique) les replongent au cœur du drame qu’ils ont vécu et qui a mis leur vie en danger. Les victimes revivent alors tout l’événement de manière quasi hallucinatoire comme s’il se déroulait à nouveau dans le présent : c’est l’expérience du « flash-back ».
Pourtant, si on leur demande de le raconter en détail avec des précisions sur le lieu, le moment, les personnages, elles ne parviennent pas à se rappeler consciemment, c’est-à-dire explicitement, l’ensemble du contexte dans lequel le drame s’est déroulé. Le souvenir émotionnel, implicite, automatique et récurrent de l’événement est très intense alors que le souvenir épisodique, conscient et verbalisable, du même événement peut être très ténu. Voilà tout le paradoxe de la mémoire traumatique.
Altération de la mémoire
Des études cliniques indiquent que cette altération qualitative de la mémoire est en fait l’un des symptômes clés de l’état de stress post-traumatique. Certains éléments particulièrement saillants ont capté toute l’attention consciente du sujet au moment du drame, ce qui a créé une hypermnésie pour ces éléments, tandis qu’une amnésie déclarative peut être observée pour l’environnement dans lequel il s’est déroulé. Or, on estime aujourd’hui que c’est cette amnésie qui, paradoxalement, contribuerait largement à l’expression des flash-back dans des situations neutres.
En effet, plusieurs études cliniques ont conduit à formuler l’hypothèse suivante : le refoulement du souvenir conscient de l’événement insupportable empêcherait tout travail sur cet événement, c’est-à-dire toute la verbalisation nécessaire pour replacer le trauma dans son contexte. Cela bloquerait l’intégration du souvenir traumatique dans le système de mémoire consciente, normale, du sujet. Un cercle vicieux s’instaurerait alors. Le rappel conscient étant initialement vécu comme insupportable, il serait, par souci de protection à court terme, assez automatiquement et systématiquement évité. De ce fait, le souvenir « pathologique » du trauma n’aurait aucune chance d’être transformé en souvenir, certes pénible, mais néanmoins épisodique et donc « normal ». Ce souvenir pathologique perdurerait donc sous forme de rappels intrusifs : les flash-back.
Sur la base de ces données psychologiques, il ressort que l’un des moyens de prévention de ce trouble psychiatrique est une prise en charge immédiate des victimes d’événements traumatiques. Un « débriefing », même s’il s’avère nécessairement très pénible, en particulier au sortir de l’événement traumatique, paraît nécessaire à une « contextualisation » du trauma, et donc à une élaboration verbale permettant un certain recul par rapport à l’événement. Limiter le risque de développement d’une telle pathologie semble à ce prix.
À ce jour les causes de l’état de stress post-traumatique sont largement méconnues. Le développement de cette pathologie liée au stress semble à la fois dépendre de l’intensité objective du trauma vécu, de l’analyse subjective de la situation vécue et en particulier du sentiment subjectif de « contrôle » ou d’absence de contrôle de la situation, et de la vulnérabilité du sujet (en particulier dépendante de sa confrontation à des situations de stress antérieures), laquelle reposerait sur certaines prédispositions biologiques en cours d’identification.
Neurobiologie du stress post-traumatique
À ce propos, que connaît-on des bases neurobiologiques de l’ESPT ? En fait, en dépit d’un tableau clinique précis, elles sont très peu décrites. Des études d’imagerie cérébrale ont montré une altération de l’activité cérébrale dans deux zones du lobe temporal médian impliquées dans la maladie : l’amygdale qui joue un rôle central dans la mémoire émotionnelle et l’hippocampe qui est nécessaire à la mémoire déclarative, épisodique. Les patients présentent à la fois une activité accrue de l’amygdale et un dysfonctionnement de l’hippocampe par rapport à des personnes ayant vécu un épisode traumatique mais n’ayant pas développé de trouble.
L’idée qui fait consensus est la suivante : la suractivité de l’amygdale sous-tendrait l’hypermnésie vis-à-vis de certains éléments saillants du trauma ainsi que les flash-back, tandis que le dysfonctionnement (souvent une hypoactivité) de l’hippocampe serait responsable de l’amnésie vis-à-vis du contexte traumatique. Cette altération cérébrale expliquerait ainsi en partie le fait que les patients puissent « revivre » le trauma dans tous ses aspects sensoriels et émotionnels tout en étant incapables de « raconter » l’épisode traumatique dans tous ses détails, en particulier contextuels. Toutefois les altérations cellulaires et moléculaires pouvant sous-tendre ce dysfonctionnement cérébral restent à identifier.
Un modèle animal récemment développé par notre équipe permet précisément d’étudier ce qui se passe dans le cerveau de souris ayant développé une mémoire traumatique, c’est-à-dire une altération qualitative de la mémoire d’un épisode de stress (hypermnésie vis-à-vis de certains éléments saillants associée à une amnésie pour le contexte de l’événement). Ce que nous recherchons : les premiers marqueurs biologiques de cette pathologie psychiatrique.
Dans un premier temps, nous avons vérifié que nous retrouvions bien, comme chez l’homme, une sous-activation de l’hippocampe et une suractivation de l’amygdale. Désormais, nous pouvons donc utiliser notre modèle pour explorer plus avant les mécanismes cérébraux de cette pathologie et en particulier les mécanismes cellulaires et moléculaires sous-jacents.
Au niveau cellulaire, certains de nos résultats très récents obtenus en collaboration avec les docteurs Koehl et Abrous du neurocentre Magendieindiquent déjà que, comparée à une mémoire émotionnelle normale, une mémoire traumatique est associée à une atrophie neuronale dans l’hippocampe, et ce 24 heures après l’épisode de stress, chez la souris. Nous cherchons aussi à vérifier si la mémoire traumatique est bien associée, comme nous le postulons, à un déficit de neurogénèse et de plasticité synaptique dans l’hippocampe.
Enfin, au niveau moléculaire, on sait que des mécanismes dits « épigénétiques » favorisent ou, au contraire, répriment l’expression de gènes en fonction des expériences vécues par les sujets. Par exemple, au cours d’un apprentissage, certaines modifications de molécules favorisent l’expression de gènes impliqués dans la plasticité neuronale en promouvant la lecture de notre ADN et donc la production de certaines protéines. Ce mécanisme permet la consolidation de nos souvenirs, et donc la formation d’une mémoire à long terme.
Mais que se passe-t-il dans le cas de l’état de stress post-traumatique ? Des données préliminaires obtenues par notre équipe en collaboration avec le Dr Mons de l’Institut de neurosciences cognitives et intégratives d’Aquitaine indiquent que, comparée à une mémoire émotionnelle normale, la mémoire traumatique est associée à des modifications épigénétiques qui répriment des phénomènes de plasticité dans l’hippocampe.
Thérapeutique
Ce résultat pourrait avoir des implications thérapeutiques fondamentales pour le stress post-traumatique. En effet, en injectant des molécules capables de modifier ces mécanismes, on pourrait stimuler la plasticité neuronale dans l’hippocampe, et donc restaurer une mémoire émotionnelle normale chez les patients, ou prévenir le développement d’une mémoire traumatique juste après un stress extrême. Nous évaluons actuellement cette hypothèse dans l’objectif, à plus long terme, de mettre au point une méthode pharmacologique qui, associée à l’approche cognitivo comportementale actuellement utilisée, pourrait plus efficacement traiter cette pathologie.