Film – « A Thousand Girls Like Me » de Sahra Mani

A Thousand Girls Like Me, affiche

Sahra Mani : “En Afghanistan, quand une femme est violée ou victime d’inceste, elle est considérée comme une coupable”
Propos recueillis par Emmanuelle Skyvington et Marie-Hélène Soenen – Interprète farsi-français : Asal Bagheri
Publié le 05/03/2019

L’Afghane Sahra Mani raconte dans son époustouflant documentaire “A thousand girls like me”, dans les salles le 6 mars, le combat de Khatera, victime d’inceste, pour la justice. Féministe et engagée, la jeune réalisatrice veut alerter le monde entier sur le sort des femmes de son pays. “Télérama” a pu s’entretenir avec elle en exclusivité.

Le documentaire A thousand girls like me, en salles le mercredi 6 mars, est un de ces films qui vous retournent. Et vous marquent durablement. Pendant trois ans, la réalisatrice afghane Sahra Mani a suivi le parcours de Khatera, une jeune femme violée par son père depuis l’âge de 10 ans, qui a fini par porter plainte contre lui et le faire emprisonner. Dans son minuscule appartement de Kaboul, elle élève tant bien que mal avec sa mère Zainab, sa première petite fille née de l’inceste. Quand Sahra Mani commence à filmer, Khatera est de nouveau enceinte de son père et forcée de garder l’enfant. Ce magnifique et vibrant documentaire rend compte du combat inédit d’une jeune femme afghane pour défendre ses droits. Une héroïne du XXIe siècle.
Télérama a rencontré la cinéaste Sahra Mani à Paris. Quelques compliments sur son travail suffisent à l’émouvoir.

« Je me suis tellement investie dans ce film »,

explique-t-elle de sa voix douce, en essuyant ses larmes. Née dans un Afghanistan à feu et à sang dans les années 80, Sahra Mani a grandi en Iran, où ses parents ont émigré pour fuir la guerre. Sa famille très conservatrice et pratiquante la destinait à un poste d’employée dans l’administration. Mais elle rêvait d’art. Ce n’est qu’en partant poursuivre ses études à Londres, à 22 ans, qu’elle envisage le cinéma.

« Une fois en Angleterre, il m’a fallu trois ans d’économies pour pouvoir acheter une caméra, mais aussi trois ans pour enlever le voile »,

nous dit-elle en riant. La voilà lancée ! A thousand girls like me, son premier long métrage documentaire, a tout d’un grand film. Cette percutante dénonciation de l’injustice faite aux femmes afghanes, qui lui vaut pressions et intimidations, fait aussi d’elle une héroïne.

A l’origine du film, il y a un moment de télévision inédit en Afghanistan : en 2014, Khatera, 23 ans, témoigne en tant que victime d’inceste sur une chaîne nationale. Du jamais vu.

J’étais à Kaboul devant ma télé et j’en suis sortie complètement estomaquée. Je me suis dit : il faut que je la rencontre.

Comment ont réagi les téléspectateurs afghans ?

Son histoire s’est vite retrouvée à la une des médias et des réseaux sociaux. J’ai été choquée de constater que les gens étaient tous contre elle et estimaient qu’elle et son père devaient tous deux être lapidés. Beaucoup pensaient qu’elle avait aguiché son père et que c’était donc de sa faute… D’autres la soupçonnaient carrément d’avoir tout inventé pour pouvoir quitter le pays…

Comment s’est passée votre rencontre ?

Je l’ai rencontrée une semaine après son passage à la télévision. Au départ je n’avais pas du tout l’intention de faire un film. Paradoxalement, c’est elle qui m’a proposé de raconter son histoire, et j’ai accepté. J’ai d’abord enregistré son récit avec un dictaphone. Ensuite, à chaque fois que je lui rendais visite dans sa minuscule chambre, j’amenais une caméra pour qu’elle s’habitue à ma présence et que l’objectif devienne une partie de mon corps. J’ai commencé à tourner au printemps 2014, alors qu’elle était enceinte d’un mois et demi [de son deuxième enfant, ndlr]. J’ai tout filmé toute seule la première année, pour créer un lien de confiance avec elle.

“J’étais dans le plus honteux des tribunaux du monde”

Vous avez pu filmer des séquences d’une intimité extrême, des échanges marquants entre mère et fille, l’échographie à l’hôpital, le retour de la maternité…

Oui, d’ailleurs, c’est moi que Khatera a appelée en pleine nuit quand elle a eu des contractions, parce qu’elle n’avait pas de personne de confiance pour l’accompagner à l’hôpital. Nous sommes ensuite rentrées ensemble chez elle, je l’ai laissée épuisée avec son bébé. J’ai ensuite couru à l’aéroport où je devais prendre un vol pour un festival à Berlin. L’avion montait dans le ciel et, en regardant les maisons de Kaboul devenir de petites boîtes d’allumettes, je n’ai pas pu retenir mes larmes. Je me disais que dans l’une d’elles j’avais laissé deux femmes et deux enfants, affamés et sans argent. J’ai pleuré jusqu’à mon arrivée où j’ai immédiatement appelé des féministes et activistes kabouliènes, pour qu’elles leur amènent de quoi manger. Ça a été l’un des moments les plus douloureux de ma vie. J’étais partie en Allemagne pour souffler aussi un peu car je recevais beaucoup de menaces à cause du tournage du film. Lors de la première convocation de Khatera au tribunal, le juge lui avait demandé « pourquoi elle ne s’était pas tuée avec ses enfants » (sic). En sortant de là, j’étais tellement hors de moi que j’avais écrit un article pour le journal iranien Ettelaat, titré : « J’étais dans le plus honteux des tribunaux du monde », pour dénoncer le fait qu’un juge, censé rendre justice, incite une femme à se suicider. Cet article a fait du bruit… et m’a causé beaucoup de tort.

“Quasiment tous les hommes en situation de pouvoir sont hostiles aux femmes.”

Khatera a subi des années de sévices, alerté les autorités religieuses et judiciaires : pourquoi personne ne lui est venu en aide ?

Le problème de l’Afghanistan n’est pas seulement la guerre et les attentats, c’est aussi l’état catastrophique du système juridique. Quasiment tous les hommes en situation de pouvoir sont hostiles aux femmes. Ils pensent vraiment que « la femme est le diable », et qu’il faut s’en protéger. Pour eux, le simple fait qu’une femme porte plainte contre son père ou sa famille est déjà considéré comme illégal. Même si ce n’est pas écrit noir sur blanc, ils considèrent cette démarche inadmissible. Dès le départ, Khatera est donc perçue comme quelqu’un qui a enfreint les lois. Comme par ailleurs elle était majeure lorsqu’elle a porté plainte, le tribunal s’est retranché derrière son âge pour expliquer qu’elle était consentante. Elle pouvait donc être accusée de « sexe illégal » pour avoir eu des relations avec son père. Sans compter qu’en Afghanistan les tests ADN restent exceptionnels, et ne viennent pas systématiquement prouver qu’un bébé est le fruit d’un inceste.

D’où Khatera tire-t-elle cette force et ce courage qui illuminent votre film ?

C’est une jeune femme charismatique et intelligente, patiente et courageuse. Elle est toujours contente, fait rire les gens et reste rayonnante malgré tout ce qui lui est arrivé. C’est une héroïne. J’ai beaucoup appris d’elle, notamment quand j’avais des problèmes pour terminer le film, je me disais souvent : « Tes soucis, comparés à ceux de Khatera, ce n’est rien du tout ! » Encore aujourd’hui Khatera m’inspire. Elle me donne de la force au quotidien.

Le père de Khatera est emprisonné depuis 2014. Où en est son dossier ?

Il a été condamné à mort et doit être pendu. Il attend l’exécution de la sentence en prison. Ne pensez pas qu’il a été condamné pour avoir violé sa fille : il a été jugé coupable parce qu’il l’a brutalisée jusqu’à ce qu’elle perde l’enfant avant terme, à plusieurs reprises [quatre fois, ndlr]. En Afghanistan, l’avortement est aussi grave qu’un meurtre. Il n’existe en revanche aucune loi contre l’inceste.

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« Le viol de guerre est une arme à déflagrations »

« Le viol de guerre est une arme à déflagrations »
Par Nathalie Funes
Publié le 06 octobre 2018
ENTRETIEN. Après l’attribution du Prix Nobel de la Paix à Denis Mukwege et Nadia Murad, la présidente de « We Are Not Weapons of War » réagit.
Le Prix Nobel de la Paix a été attribué, le 5 octobre, à Denis Mukwege, gynécologue congolais, et à Nadia Murad, ex-esclave yézidie du groupe Etat islamique. Le premier, 63 ans, « répare » les femmes violées, la seconde, 25 ans, est une victime, et tous deux militent contre le viol utilisé comme arme dans les conflits. Interview de Céline Bardet, juriste spécialisée dans les questions de crimes de guerre et présidente de « We Are Not Weapons of War », une ONG spécialisée dans les violences sexuelles qu’elle a fondée en 2014.
Comment avez-vous réagi à l’annonce des deux lauréats du Prix Nobel de la Paix, un an pile après le démarrage de l’affaire Weinstein ?
Peut-être que le mouvement MeToo n’est pas totalement étranger au fait, justement que le Comité Nobel norvégien ait choisi d’honorer cette année un médecin qui répare les femmes et une victime de viols de guerre. On ne peut que s’en féliciter et espérer que cela va enfin permettre de prendre conscience de ce fléau, de débloquer des moyens financiers, de mettre en place de nouveaux dispositifs d’aide aux victimes. Denis Mukwege en a déjà reçu beaucoup, des prix : Sakharov, Nobel alternatif, Primo Levi, Olaf Palme, Fondation Clinton… Il est aussi docteur Honoris Causa de plusieurs universités [Angers, Louvain, Liège, NDLR]. Mais sur le terrain, en République démocratique du Congo (RDC), la situation n’évolue pas. Pour cent femmes, victimes de viols, une ou deux seulement arrivent, après des jours de marche, à atteindre l’hôpital de Panzi à Bukavu, où Denis Mukwege opère.
Vous sous-entendez que le viol utilisé comme arme de guerre n’est pas encore suffisamment pris en compte par les instances internationales ?
Le viol des femmes, mais aussi des hommes, utilisé comme outil dans les conflits ou sur les routes migratoires s’est généralisé. C’est une arme devenue folle, l’arme des vainqueurs. Cela a toujours été le cas. Mais il s’est systématisé dans les années 1990, avec la guerre en Bosnie qui s’est accompagnée de la mise en place de camps de viol où les musulmanes étaient « purifiées » grâce au sang serbe, et avec le génocide au Rwanda, où le viol a été jugé constitutif du crime contre l’humanité. Citez-moi aujourd’hui un seul pays en conflit sans viols généralisés ? Il n’y en a pas. En RDC, les groupes armés tirent dans le vagin des femmes, en Lybie, le viol des hommes permet de les détruire « politiquement », comme le montre un documentaire bientôt diffusé sur Arte, « Libye, anatomie d’un crime », auquel mon ONG « We Are Not Weapons of War » a participé. Il y a aussi le Soudan, le Burundi… Et pourtant, au sein des instances internationales, le viol de guerre demeure tabou et n’est pas traité de façon directe. Il faut que cela change. Ce n’est pas une fatalité.
Quels sont les moyens de lutte les plus efficaces à votre avis ?
Il y a déjà la question de la justice. Il faut condamner davantage. L’impunité ne doit plus être la règle. En RDC, il n’y a eu que deux condamnations pour viols dans des tribunaux militaires. L’opposant congolais Jean-Pierre Bamba, a été condamné, puis acquitté en appel au mois de juin pour les charges de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, dont des viols, qui pesaient sur lui. Cette question de l’impunité est d’autant plus primordiale qu’en République démocratique du Congo ou en Libye, par exemple, le viol s’est installé dans la culture sociétale, il est devenu une forme de normalité. Là-bas, on s’attaque aux fillettes.
Denis Mukwege répare les violences physiques, quels autres moyens d’actions peuvent être mis en place auprès des victimes ?
Le viol de guerre est une arme à déflagrations multiples. Denis Mukwege a une formule assez explicite : il parle de métastases d’un cancer. Il y a bien-sûr le traumatisme physique et psychologique, mais aussi tous les autres effets dominos du viol. Comment les victimes reprennent une place dans la société, alors qu’elles se retrouvent seules, stigmatisées, rejetées par leur famille, avec, souvent, un enfant illégitime qui deviendra peut-être à son tour enfant-soldat ? C’est dans le domaine aussi de la « réinsertion » des victimes que la communauté internationale doit intervenir.
Propos recueillis par Nathalie Funès

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