L’artisanat afghan, sauvé de l’oubli


L’artisanat afghan, sauvé de l’oubli, veut inspirer en Syrie
21/08/17
Source : Afp
Arraché de justesse aux ruines et à l’amnésie, le savoir-faire des artisans afghans se perpétue aujourd’hui au coeur du vieux Kaboul, dans un caravansérail sauvé du désastre: ce rare succès d’une reconstruction avortée doit être bientôt réédité au profit d’artisans syriens.
Dans un océan de frustrations et de projets humanitaires mal aboutis, 16 ans après la fin du régime taliban, les ateliers de céramiques, menuiserie, calligraphie et d’orfèvrerie de l’institut Turquoise Mountain (TM) perpétuent le meilleur de l’Afghanistan, réputé pour ses artisans depuis la nuit des temps sur la stratégique Route de la Soie.

Il s’en est fallu d’un cheveu pour qu’ils ne disparaissent au fil des conflits qui minent le pays depuis 40 ans. Un sort tristement partagé par les artisans syriens qui fuient leur pays et bénéficieront bientôt de l’expérience afghane en Jordanie et au Liban.

Tout a commencé avec la réhabilitation en 2006 du plus vieux quartier de Kaboul, Mourad Khani, raconte Abdul Wahid Khalili, directeur de l’institut qui forme la relève.

Ce projet, initié par le diplomate britannique Rory Stewart (actuel membre du gouvernement de Theresa May) et son ONG, la Fondation Turquoise Mountain, et parrainé notamment par le prince Charles, le British Council et USAid (coopération américaine), a mobilisé jusqu’à 5.000 artisans.

« Quand nous avons démarré, il restait très peu d’artisans à Kaboul. La plupart avaient fui le pays ou abandonné leur secteur », se souvient M. Khalili. « On a commencé avec ceux qu’on connaissait. »

Retrouver les vieux maîtres

Ces pionniers arpentent les villes, frappent aux portes dans les villages pour retrouver les maîtres, leurs élèves et les enrôler sur le chantier. « L’idée était de conduire la réhabilitation du lieu, abandonné aux ordures et de former en même temps la nouvelle génération », reprend M. Khalili.

L’institut emploie aujourd’hui trente maîtres afghans, parfois eux-mêmes formés ici avant de transmettre à leur tour leur art, du jali, les dentelles de bois ajouré, aux tressages d’argent arachnéens des bijoux malela, l’une des six techniques d’orfèvrerie traditionnelles.

Wakil Abdul Aqi Ahmani, 64 ans, vieux maître en blouse et barbe grises, fut l’un de ces pères fondateurs. Les fenêtres ouvertes sur les rosiers, dans la cour, il enseigne aux garçons, penchés sur leurs panneaux de cèdre et de noyer, l’art du jali et des bois sculptés du Nouristan, région perchée au nord-est dans les montagnes de l’Hindu Kush.

Son fils de 35 ans, Massoud, qui fut son premier élève, a succédé au dernier maître de la spécialité, Abdul Hadi.

Pour intégrer l’Institut, la sélection est impitoyable. Plus de 500 candidats chaque année, affirme M. Khalili, une cinquantaine retenus, filles et garçons. Outre des tests de culture générale et des entretiens, ils doivent réaliser un travail dans leur spécialité – céramique, menuiserie, orfèvrerie, calligraphie et miniatures.

« Ils ont appris au bazar, dans les échoppes ou en famille. Mais ils ne sont pas vraiment professionnels », explique Abasin Bahand, chargé des évaluations. « Tout le monde peut tenter sa chance. »

Les trois ans de formation sont gratuits, les étudiants sont nourris, logés s’ils viennent de province et perçoivent 20 dollars d’allocation mensuelle pour leurs transports. Et ils sortent avec une double certification, afghane et britannique.

« 80% de nos diplômés ont lancé leur propre affaire ou travaillent et vivent de leur spécialité », affirme Nathan Stroupe, le directeur de la Fondation TM pour l’Afghanistan.

Kaboul, Londres, Amman

Les menuisiers et les bijoutiers sont ceux qui réussissent le mieux sur le marché. Parmi les premiers, d’anciens élèves ont décoré des palaces à Londres et aux Emirats, et des bijoutiers ont reçu des commandes pour la New York Fashion Week.

« Nous avons un programme d’incubation d’entreprise pour les soutenir et les accompagner pendant trois ans », explique le directeur de la fondation.

Mais l’essentiel est ailleurs.

« L’objectif initial était de sauver et de préserver cet héritage, certains des artisans qu’on a retrouvés au bazar avaient travaillé pour le roi » Mohammed Zaher Shah, déposé en 1973, reprend Nathan Stroupe.
Il était temps. « On a déjà beaucoup perdu », avoue M. Khalili. « Plus personne ne travaille le cuivre ni le bronze. Pour l’art du jali et les bois nouristanis, nous avons eu des maîtres qui étaient les derniers et ils sont morts; si nous n’avions pas agi, leur art aurait disparu. »
« Il faut désormais restituer (ces savoirs) aux communautés, sinon on va les perdre à nouveau. »

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Film – « A Thousand Girls Like Me » de Sahra Mani

A Thousand Girls Like Me, affiche

Sahra Mani : “En Afghanistan, quand une femme est violée ou victime d’inceste, elle est considérée comme une coupable”
Propos recueillis par Emmanuelle Skyvington et Marie-Hélène Soenen – Interprète farsi-français : Asal Bagheri
Publié le 05/03/2019

L’Afghane Sahra Mani raconte dans son époustouflant documentaire “A thousand girls like me”, dans les salles le 6 mars, le combat de Khatera, victime d’inceste, pour la justice. Féministe et engagée, la jeune réalisatrice veut alerter le monde entier sur le sort des femmes de son pays. “Télérama” a pu s’entretenir avec elle en exclusivité.

Le documentaire A thousand girls like me, en salles le mercredi 6 mars, est un de ces films qui vous retournent. Et vous marquent durablement. Pendant trois ans, la réalisatrice afghane Sahra Mani a suivi le parcours de Khatera, une jeune femme violée par son père depuis l’âge de 10 ans, qui a fini par porter plainte contre lui et le faire emprisonner. Dans son minuscule appartement de Kaboul, elle élève tant bien que mal avec sa mère Zainab, sa première petite fille née de l’inceste. Quand Sahra Mani commence à filmer, Khatera est de nouveau enceinte de son père et forcée de garder l’enfant. Ce magnifique et vibrant documentaire rend compte du combat inédit d’une jeune femme afghane pour défendre ses droits. Une héroïne du XXIe siècle.
Télérama a rencontré la cinéaste Sahra Mani à Paris. Quelques compliments sur son travail suffisent à l’émouvoir.

« Je me suis tellement investie dans ce film »,

explique-t-elle de sa voix douce, en essuyant ses larmes. Née dans un Afghanistan à feu et à sang dans les années 80, Sahra Mani a grandi en Iran, où ses parents ont émigré pour fuir la guerre. Sa famille très conservatrice et pratiquante la destinait à un poste d’employée dans l’administration. Mais elle rêvait d’art. Ce n’est qu’en partant poursuivre ses études à Londres, à 22 ans, qu’elle envisage le cinéma.

« Une fois en Angleterre, il m’a fallu trois ans d’économies pour pouvoir acheter une caméra, mais aussi trois ans pour enlever le voile »,

nous dit-elle en riant. La voilà lancée ! A thousand girls like me, son premier long métrage documentaire, a tout d’un grand film. Cette percutante dénonciation de l’injustice faite aux femmes afghanes, qui lui vaut pressions et intimidations, fait aussi d’elle une héroïne.

A l’origine du film, il y a un moment de télévision inédit en Afghanistan : en 2014, Khatera, 23 ans, témoigne en tant que victime d’inceste sur une chaîne nationale. Du jamais vu.

J’étais à Kaboul devant ma télé et j’en suis sortie complètement estomaquée. Je me suis dit : il faut que je la rencontre.

Comment ont réagi les téléspectateurs afghans ?

Son histoire s’est vite retrouvée à la une des médias et des réseaux sociaux. J’ai été choquée de constater que les gens étaient tous contre elle et estimaient qu’elle et son père devaient tous deux être lapidés. Beaucoup pensaient qu’elle avait aguiché son père et que c’était donc de sa faute… D’autres la soupçonnaient carrément d’avoir tout inventé pour pouvoir quitter le pays…

Comment s’est passée votre rencontre ?

Je l’ai rencontrée une semaine après son passage à la télévision. Au départ je n’avais pas du tout l’intention de faire un film. Paradoxalement, c’est elle qui m’a proposé de raconter son histoire, et j’ai accepté. J’ai d’abord enregistré son récit avec un dictaphone. Ensuite, à chaque fois que je lui rendais visite dans sa minuscule chambre, j’amenais une caméra pour qu’elle s’habitue à ma présence et que l’objectif devienne une partie de mon corps. J’ai commencé à tourner au printemps 2014, alors qu’elle était enceinte d’un mois et demi [de son deuxième enfant, ndlr]. J’ai tout filmé toute seule la première année, pour créer un lien de confiance avec elle.

“J’étais dans le plus honteux des tribunaux du monde”

Vous avez pu filmer des séquences d’une intimité extrême, des échanges marquants entre mère et fille, l’échographie à l’hôpital, le retour de la maternité…

Oui, d’ailleurs, c’est moi que Khatera a appelée en pleine nuit quand elle a eu des contractions, parce qu’elle n’avait pas de personne de confiance pour l’accompagner à l’hôpital. Nous sommes ensuite rentrées ensemble chez elle, je l’ai laissée épuisée avec son bébé. J’ai ensuite couru à l’aéroport où je devais prendre un vol pour un festival à Berlin. L’avion montait dans le ciel et, en regardant les maisons de Kaboul devenir de petites boîtes d’allumettes, je n’ai pas pu retenir mes larmes. Je me disais que dans l’une d’elles j’avais laissé deux femmes et deux enfants, affamés et sans argent. J’ai pleuré jusqu’à mon arrivée où j’ai immédiatement appelé des féministes et activistes kabouliènes, pour qu’elles leur amènent de quoi manger. Ça a été l’un des moments les plus douloureux de ma vie. J’étais partie en Allemagne pour souffler aussi un peu car je recevais beaucoup de menaces à cause du tournage du film. Lors de la première convocation de Khatera au tribunal, le juge lui avait demandé « pourquoi elle ne s’était pas tuée avec ses enfants » (sic). En sortant de là, j’étais tellement hors de moi que j’avais écrit un article pour le journal iranien Ettelaat, titré : « J’étais dans le plus honteux des tribunaux du monde », pour dénoncer le fait qu’un juge, censé rendre justice, incite une femme à se suicider. Cet article a fait du bruit… et m’a causé beaucoup de tort.

“Quasiment tous les hommes en situation de pouvoir sont hostiles aux femmes.”

Khatera a subi des années de sévices, alerté les autorités religieuses et judiciaires : pourquoi personne ne lui est venu en aide ?

Le problème de l’Afghanistan n’est pas seulement la guerre et les attentats, c’est aussi l’état catastrophique du système juridique. Quasiment tous les hommes en situation de pouvoir sont hostiles aux femmes. Ils pensent vraiment que « la femme est le diable », et qu’il faut s’en protéger. Pour eux, le simple fait qu’une femme porte plainte contre son père ou sa famille est déjà considéré comme illégal. Même si ce n’est pas écrit noir sur blanc, ils considèrent cette démarche inadmissible. Dès le départ, Khatera est donc perçue comme quelqu’un qui a enfreint les lois. Comme par ailleurs elle était majeure lorsqu’elle a porté plainte, le tribunal s’est retranché derrière son âge pour expliquer qu’elle était consentante. Elle pouvait donc être accusée de « sexe illégal » pour avoir eu des relations avec son père. Sans compter qu’en Afghanistan les tests ADN restent exceptionnels, et ne viennent pas systématiquement prouver qu’un bébé est le fruit d’un inceste.

D’où Khatera tire-t-elle cette force et ce courage qui illuminent votre film ?

C’est une jeune femme charismatique et intelligente, patiente et courageuse. Elle est toujours contente, fait rire les gens et reste rayonnante malgré tout ce qui lui est arrivé. C’est une héroïne. J’ai beaucoup appris d’elle, notamment quand j’avais des problèmes pour terminer le film, je me disais souvent : « Tes soucis, comparés à ceux de Khatera, ce n’est rien du tout ! » Encore aujourd’hui Khatera m’inspire. Elle me donne de la force au quotidien.

Le père de Khatera est emprisonné depuis 2014. Où en est son dossier ?

Il a été condamné à mort et doit être pendu. Il attend l’exécution de la sentence en prison. Ne pensez pas qu’il a été condamné pour avoir violé sa fille : il a été jugé coupable parce qu’il l’a brutalisée jusqu’à ce qu’elle perde l’enfant avant terme, à plusieurs reprises [quatre fois, ndlr]. En Afghanistan, l’avortement est aussi grave qu’un meurtre. Il n’existe en revanche aucune loi contre l’inceste.

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