« Le viol de guerre est une arme à déflagrations »

« Le viol de guerre est une arme à déflagrations »
Par Nathalie Funes
Publié le 06 octobre 2018
ENTRETIEN. Après l’attribution du Prix Nobel de la Paix à Denis Mukwege et Nadia Murad, la présidente de « We Are Not Weapons of War » réagit.
Le Prix Nobel de la Paix a été attribué, le 5 octobre, à Denis Mukwege, gynécologue congolais, et à Nadia Murad, ex-esclave yézidie du groupe Etat islamique. Le premier, 63 ans, « répare » les femmes violées, la seconde, 25 ans, est une victime, et tous deux militent contre le viol utilisé comme arme dans les conflits. Interview de Céline Bardet, juriste spécialisée dans les questions de crimes de guerre et présidente de « We Are Not Weapons of War », une ONG spécialisée dans les violences sexuelles qu’elle a fondée en 2014.
Comment avez-vous réagi à l’annonce des deux lauréats du Prix Nobel de la Paix, un an pile après le démarrage de l’affaire Weinstein ?
Peut-être que le mouvement MeToo n’est pas totalement étranger au fait, justement que le Comité Nobel norvégien ait choisi d’honorer cette année un médecin qui répare les femmes et une victime de viols de guerre. On ne peut que s’en féliciter et espérer que cela va enfin permettre de prendre conscience de ce fléau, de débloquer des moyens financiers, de mettre en place de nouveaux dispositifs d’aide aux victimes. Denis Mukwege en a déjà reçu beaucoup, des prix : Sakharov, Nobel alternatif, Primo Levi, Olaf Palme, Fondation Clinton… Il est aussi docteur Honoris Causa de plusieurs universités [Angers, Louvain, Liège, NDLR]. Mais sur le terrain, en République démocratique du Congo (RDC), la situation n’évolue pas. Pour cent femmes, victimes de viols, une ou deux seulement arrivent, après des jours de marche, à atteindre l’hôpital de Panzi à Bukavu, où Denis Mukwege opère.
Vous sous-entendez que le viol utilisé comme arme de guerre n’est pas encore suffisamment pris en compte par les instances internationales ?
Le viol des femmes, mais aussi des hommes, utilisé comme outil dans les conflits ou sur les routes migratoires s’est généralisé. C’est une arme devenue folle, l’arme des vainqueurs. Cela a toujours été le cas. Mais il s’est systématisé dans les années 1990, avec la guerre en Bosnie qui s’est accompagnée de la mise en place de camps de viol où les musulmanes étaient « purifiées » grâce au sang serbe, et avec le génocide au Rwanda, où le viol a été jugé constitutif du crime contre l’humanité. Citez-moi aujourd’hui un seul pays en conflit sans viols généralisés ? Il n’y en a pas. En RDC, les groupes armés tirent dans le vagin des femmes, en Lybie, le viol des hommes permet de les détruire « politiquement », comme le montre un documentaire bientôt diffusé sur Arte, « Libye, anatomie d’un crime », auquel mon ONG « We Are Not Weapons of War » a participé. Il y a aussi le Soudan, le Burundi… Et pourtant, au sein des instances internationales, le viol de guerre demeure tabou et n’est pas traité de façon directe. Il faut que cela change. Ce n’est pas une fatalité.
Quels sont les moyens de lutte les plus efficaces à votre avis ?
Il y a déjà la question de la justice. Il faut condamner davantage. L’impunité ne doit plus être la règle. En RDC, il n’y a eu que deux condamnations pour viols dans des tribunaux militaires. L’opposant congolais Jean-Pierre Bamba, a été condamné, puis acquitté en appel au mois de juin pour les charges de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, dont des viols, qui pesaient sur lui. Cette question de l’impunité est d’autant plus primordiale qu’en République démocratique du Congo ou en Libye, par exemple, le viol s’est installé dans la culture sociétale, il est devenu une forme de normalité. Là-bas, on s’attaque aux fillettes.
Denis Mukwege répare les violences physiques, quels autres moyens d’actions peuvent être mis en place auprès des victimes ?
Le viol de guerre est une arme à déflagrations multiples. Denis Mukwege a une formule assez explicite : il parle de métastases d’un cancer. Il y a bien-sûr le traumatisme physique et psychologique, mais aussi tous les autres effets dominos du viol. Comment les victimes reprennent une place dans la société, alors qu’elles se retrouvent seules, stigmatisées, rejetées par leur famille, avec, souvent, un enfant illégitime qui deviendra peut-être à son tour enfant-soldat ? C’est dans le domaine aussi de la « réinsertion » des victimes que la communauté internationale doit intervenir.
Propos recueillis par Nathalie Funès

Pour lire l’article, cliquez sur le logo de l’Obs

Laisser un commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.