Le Monde selon Caroline Eliacheff – Outreau Un procès de trop

Logo France culture27.05.2015 – 07:18

Le troisième procès d’Outreau qui a commencé à Rennes le 19 mai dernier était annoncé depuis 2013. Dans le box des accusés Dany Legrand, 33 ans, acquitté en appel en 2005. Comment peut-on le juger alors qu’il a été acquitté ?

Dany Legrand a eu la mauvaise idée de devenir majeur pendant la période des faits poursuivis. Décision a été prise de le juger comme majeur avec les autres inculpés pour les faits postérieurs à sa majorité. Le procès actuel concerne les même faits mais pendant la période où il était mineur. Ce procès aurait pu ne pas se tenir si le délai de prescription de 10 ans à compter d’octobre 2003 était passé sans rappel. C’était compter sans la requête de l’association « Innocence en danger » et du syndicat national des magistrats FO.

Le dernier procès datant de dix ans a été une énorme fiasco, non ?

En effet : d’un réseau pédophile tentaculaire de plus de 70 personnes qui a tenu la France en haleine, on a abouti à une affaire d’inceste mettant en cause 2 familles et 12 enfants. En appel, sans compter les dommages collatéraux, deux couples ont été condamnés et treize personnes – dont Dany Legrand – acquittées, indemnisées et même fêtées par les plus hautes instances comme ça ne s’était jamais vu. Ce sont ces victimes de l’instruction menée par le juge Burgaud que l’on retient alors qu’on a tendance à oublier les enfants. Victimes d’abord de leurs parents ils le sont aussi de l’ensemble des institutions chargées de leur protection à chaque étape de leur vie : avant qu’ils ne dénoncent verbalement la maltraitance que leur comportement laissait fortement présager, pendant l’instruction où ils ont été auditionnés de façon chaotique de trop nombreuses fois sans jamais être filmés ; pendant les procès où leurs accusations se sont retournés contre eux : le manque de professionnalisme des adultes, incapables de lever l’équivoque entre une parole de vérité et un discours portant sur l’exactitude des faits, a éclaté pendant le procès mais on a retenu que les enfants avaient menti, une des façons de mettre en cause le juge qui avait déclaré « les enfants ne mentent pas ». Après les procès, les parcours de vie que l’on connaît des enfants Delay  paraissent tout aussi chaotiques. On n’est donc pas surpris que devenus adultes, ils s’expriment. Notamment Cherif Delay dans un livre publié en 2011 où il écrit : « l’affaire d’Outreau il ne fallait pas en faire un boomerang et s’étonner ensuite qu’elle revienne de manière brutale et imprévue ». Ou Jonathan Delay qui a dit à la barre : « c’est nous qui avons été déclarés coupables de notre propre vécu, traités de menteurs et de mythomanes ». Cela paraît les avoir traumatisé davantage que les viols qu’ils ont subi.

Et alors, comment se passe ce procès ?

À lire et écouter les comptes-rendus des audiences, on se demande si la maltraitance institutionnelle n’a pas repris son cours : pour Dany Legrand, les témoins, tels le juge Burgaud, le policier chargé de l’arrêter, l’assistante maternelle d’un des enfants Delay réactivent cruellement les carences de l’instruction ; pour les enfants Delay qui attendent de ce procès ce qu’il est incapable de leur donner : la restauration de la dignité de leur parole.

Mais que disent ceux qui ont voulu que ce procès se tienne ?

À ma connaissance, le syndicat des magistrats FO ne s’est pas exprimé sur ses motivations. La présidente d’Innocence en danger, Homeyra Sellier  a relancé le processus, sans en avertir les enfants Delay qui n’en demandaient peut-être pas tant. Madame Sellier défend l’honnêteté de sa démarche en déclarant sans avoir l’air de se rendre compte que ses raccourcis abrupts la décrédibilisent: « si des enfants disent j’ai été violé par X, cette personne doit être jugée ».

C’est la même association qui a financé le film contestable de Serge Garde « Outreau l’autre vérité ». Les autres associations de protection de l’enfance, soucieuses de la prise en compte de la parole des enfants, se sont désolidarisées  ne voyant que des inconvénients à la tenue de ce troisième procès.

Depuis quelques temps, on assiste notamment sur internet à une croisade morale au nom de la lutte contre la pédophilie et l’inceste érigés en fléau moral. Au mépris des enquêtes et décisions de justice, certains pensent qu’on a sauvé des pédocriminels qui ont violé et tué des enfants et n’ont de cesse de rouvrir le dossier  coûte que coûte, vilipendant au passage les médias, la police et la justice. L’instruction contestée du juge Burgaud  et les parts d’ombre qu’elle conserve laissent prospérer l’idée selon laquelle tout serait vrai. Ce n’est pas la retombée la moins grave du fiasco judiciaire. On ne peut reprocher aux enfants Delay d’aller vers ceux qui prétendent les écouter mieux qu’ils ne l’ont été mais on ne peut manquer de s’interroger sur qui sont ces justiciers,  au nom de quels principes et en vertu de quels intérêts ils mènent leur combat.

Contrairement à ce que l’on entend parfois, un procès n’est pas fait pour avoir des vertus thérapeutiques. On peut néanmoins espérer qu’il n’ait pas d’effet pathogène. Dans le cas présent, il fallait y penser avant…

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Le Monde selon Caroline Eliacheff / Le tabou de l’inceste

Logo-Sélection-France-cultureActuellement, les viols et les agressions sexuelles sur mineurs de moins de 15 ans sont qualifiés et punis par la loi, mais l’inceste, lui, n’était pas défini en tant que tel…

Quand on n’est pas concerné par la transgression du tabou de l’inceste, on est surpris d’apprendre que le mot « inceste » ne figure pas dans le code pénal. Je devrais employer l’imparfait car le 12 mai dernier, l’Assemblée nationale a introduit ce mot dans la loi sur la protection de l’enfant. L’inceste avait fait une brève incursion dans le code pénal  en 2010. Mais, le 16 septembre 2011, le Conseil Constitutionnel avait jugé le texte inconstitutionnel au motif – entre autres – que les  « membres de la famille » susceptibles de commettre cette infraction étaient mal précisés par le législateur.

 

Actuellement, les viols et les agressions sexuelles sur mineurs de moins de 15 ans sont qualifiés et punis par la loi, mais l’inceste, lui, n’était pas défini en tant que tel…

Quand on n’est pas concerné par la transgression du tabou de l’inceste, on est surpris d’apprendre que le mot « inceste » ne figure pas dans le code pénal. Je devrais employer l’imparfait car le 12 mai dernier, l’Assemblée nationale a introduit ce mot dans la loi sur la protection de l’enfant. L’inceste avait fait une brève incursion dans le code pénal  en 2010. Mais, le 16 septembre 2011, le Conseil Constitutionnel avait jugé le texte inconstitutionnel au motif – entre autres – que les  « membres de la famille » susceptibles de commettre cette infraction étaient mal précisés par le législateur.

Si l’inceste n’est pas nommé, cela ne signifie pas qu’il soit autorisé : les infractions sexuelles sont sanctionnées plus sévèrement quand elles sont commises  par un ascendant légitime naturel ou adoptif ou par toute autre personne ayant autorité sur la victime, qu’elle soit majeure ou mineure, la minorité alourdissant la peine. Dans la nouvelle loi, les personnes susceptibles de commettre viols ou agressions incestueuses sur un mineur sont précisées sans modifier le quantum des peines. Il s’agit donc d’un ajout symbolique.

EST-CE QU’IL Y AVAIT COMME ON DIT UNE DEMANDE SOCIALE ?

Oui : cette demande émane des associations de défense des enfants et de victimes de l’inceste. Selon elles, le but serait de mieux prévenir l’inceste, d’éviter les passages à l’acte, de mieux accompagner les victimes et de recueillir des statistiques. C’est peut-être beaucoup demander à cet ajout. Quand l’Association internationale des victimes de l’inceste se réjouit en déclarant « aujourd’hui l’interdit de l’inceste est clairement posé », elle va un peu loin quand on sait – mais il est vrai que peu de personnes le savent – que les relations incestueuses librement consenties entre personnes  ayant atteint l’âge de la majorité sexuelle ne sont pas un délit. Autrement dit, bien que le lien de famille soit une circonstance aggravante des infractions sur les mineurs et des relations sexuelles non consenties entre majeurs,  le code pénal français n’en fait pas un élément constitutif d’une infraction entre majeurs consentants.

EST-CE QUE ÇA VOUDRAIT DIRE QUE L’INTERDIT DE L’INCESTE N’EST PAS UNIVERSEL ?

Je reviendrai sur l’universalité de cet interdit. En tout cas, quand on regarde autour de nous, comme l’a fait le Sénat dans une note de synthèse, les lois ne sont pas « universelles ». L’Espagne et le Portugal se rapprochent de la France : leur code pénal ne réprouve pas les relations incestueuses librement consenties entre personnes ayant atteint l’âge de la majorité sexuelle. Il y a infraction si les relations ne sont pas consenties ou si la victime est mineure et les peines sont aggravées si l’auteur est un proche parent.

En Allemagne, en Angleterre, au Danemark, en Italie et en Suisse la qualification et les sanctions des infractions sexuelles ne sont pas déterminées par l’existence d’un lien de famille : c’est le non-consentement et la minorité qui sont déterminants. En revanche, les rapports incestueux librement consentis entre majeurs constituent des infractions ; mais avec des variantes : l’Italie condamne, au nom de la morale familiale, les relations sexuelles entre parents en ligne directe et entre frères et sœurs mais à condition qu’elles soient « notoires » provoquant un scandale public. En Angleterre et au Pays de Galles, les relations incestueuses librement consenties constituent des infractions qualifiées de sexuelles, tandis qu’au Danemark, en Suisse et en Allemagne, ce sont des infractions contre la famille.

Tous ces pays, à la différence de la France, de l’Espagne et du Portugal, font du lien de famille l’élément constitutif de l’infraction entre majeurs mais ne tiennent pas compte du lien de famille quand un mineur en est  la victime.

MAIS ALORS QUE FAUT-IL DIRE AUX ENFANTS ?

Heureusement, on n’élève pas les enfants en leur lisant le code pénal ! Curieusement, et la psychanalyse n’y est pas étrangère avec le fameux complexe d’Œdipe, on s’attache à interdire aux enfants le désir qu’ils éprouveraient vis-à-vis de leurs parents et de leur fratrie alors que le problème vient du désir que les adultes éprouvent vis-à-vis de mineurs ou de majeurs qui leur sont interdits de passage à l’acte. Et quand ils le font, ils bénéficient souvent d’une complicité familiale toute aussi pernicieuse.  Aucune société n’échappe aux interdits sur le sexe entre membres d’une même famille. Ils peuvent différer d’une époque à l’autre ou d’une culture à l’autre. En Perse l’union la plus sacrée était celle d’un frère et d’une sœur mais d’autres unions, notamment entre père et fille, étaient prohibées. Ces interdictions ont pour but de maintenir la cohérence entre les deux piliers du système de parenté que sont l’alliance et la filiation. C’est en ce sens que le tabou de l’inceste est universel quoi qu’en dise le code pénal. Et c’est aux adultes de le respecter.