Outreau : « On va arrêter les sous-entendus » par Florence Aubenas

Logo Le MondeLE MONDE | 30.05.2015 à 10h30
Par Florence Aubenas (Rennes – envoyée spéciale)
La garde à vue venait de commencer quand le policier a demandé à Daniel Legrand, abruptement : « Avez-vous déjà caressé le sexe ou les fesses d’une femme, d’un homme ou d’un enfant ? » L’autre en est resté abasourdi : « Ça me gêne de parler de ça. En fait, je n’ai jamais caressé d’adulte ou d’enfant de ma vie. » La question précédente du policier était : « Êtes-vous vierge ? », et la réponse « Oui. » Daniel Legrand a 19 ans alors. « Trois adultes vous accusent de pédophilie », avait continué le policier. Le garçon n’avait rien trouvé d’autre à dire que : « Le ciel me tombe sur la tête. » C’était le 14 novembre 2001.
Près de quatorze ans plus tard, à Rennes, Philippe Dary, président de la cour d’assises des mineurs, vient de lire le PV à l’audience. Il commente : « Ce sont des questions plutôt inhabituelles en garde à vue. » Tout est « plutôt inhabituel », il faut dire. Acquitté comme douze autres personnes en 2005, Daniel Legrand doit répondre une nouvelle fois – et pour une chicane de procédure – du même dossier, l’affaire d’Outreau, le « plus grand fiasco judiciaire français ».
Ce vendredi 29 mai 2015, le procès entre dans son dernier tiers, et c’est un homme à lunettes, en élégant chandail, qui témoigne à la barre. Il se présente : « Retraité. » Gilbert Delobel a tenu pendant vingt ans le sex-shop de la rue des Religieuses-Anglaises, à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais). Sa boutique aurait été l’épicentre d’un réseau pédophile international. « Qu’est-ce que vous en pensez ? », lui demande le président. L’autre rigole. « Rien. » Le président continue : « Vous connaissez Daniel Legrand ? » « Jamais vu. » Pendant toute l’instruction, Myriam Badaoui et un couple de voisins avaient accusé Daniel Legrand et son père de diriger « une entreprise d’attouchements », convoyant des enfants par voitures entières vers leur maison en Belgique. « Le fils tenait le sex-shop pendant que son père m’enculait », raconte Myriam Badaoui à longueur d’interrogatoire.
A la barre, le retraité Delobel secoue la tête. Il ne connaît rien de tout cela, si ce n’est Thierry Delay, le mari de Myriam Badaoui. Un bon client. A la fin des années 1990, il venait deux fois par semaine, toujours seul, « acheter des gadgets ». « Vous voulez dire des godemichés ? », demande le président. « C’est ça. »

« Vous êtes sur la liste »

Dans l’après-midi qui s’avance, le public bâille de plus en plus à mesure que le président Dary détricote à nouveau l’invraisemblable pelote du « meurtre de la petite fille belge ». Daniel Legrand s’était accusé en janvier 2002 d’avoir assisté à la mise à mort d’une enfant dans l’appartement des Delay, avant de se rétracter deux mois plus tard. Il espérait piéger ses accusateurs. Les gens quittent la salle. Ceux qui restent vont brutalement se réveiller.
Il est presque 16 h 30 quand un médecin vient témoigner à son tour. A Outreau, quartier de la Tour du Renard, il a soigné la famille Delay jusqu’en février 2001, à l’arrestation de Myriam Badaoui et de son mari, dénoncés par leurs enfants. Dans la foulée, une première vague d’interpellations a eu lieu, mais c’est la seconde qui a marqué le médecin, en novembre 2001. Lui n’est pas inquiété alors, mais il sent une rumeur monter autour de lui. Son nom se murmure à l’épicerie, chez les représentants en pharmacie. Il veut croire à une homonymie jusqu’à ce que des journalistes lui annoncent : « Vous êtes sur la liste. » Le médecin se présente au commissariat. On le renvoie. Il appelle le juge d’instruction. Pas de réponse. Il écrit. Toujours rien.
Trois mois plus tard, des policiers l’embarquent à 7 h 55, le 26 février 2002. Devant la cour d’assises, le président Dary préfère ne pas lire publiquement ce dont l’accusent à l’époque Myriam Badaoui et deux de ses enfants. Mais contrairement aux personnes mises en cause avant lui, le médecin est relâché le jour même.

« Prise de conscience »

Le dossier a, en effet, considérablement évolué entre-temps. Le meurtre de la petite fille s’apprête à tourner au non-lieu, la piste belge s’est effondrée, aucune écoute téléphonique, pas de mouvement d’argent, les enquêteurs peinent à rassembler quelques indices matériels en dehors des aveux et dénonciations de Myriam Badaoui, suivie par un couple de voisins.
« En continuant à les écouter, nous allions nous retrouver avec la moitié de la population d’Outreau accusée et l’autre victime », a expliqué quelques jours plus tôt François-Xavier Masson, du SRPJ de Lille, devant les assises de Rennes. Dans l’affaire d’Outreau, 70 personnes au moins ont été mises en cause dans des conditions comparables, moins d’un tiers arrêtées et 13 finalement acquittées.
« L’absence de mise en examen de certaines personnes pourtant accusées par les enfants et Myriam Badaoui est vraisemblablement le fait d’une prise de conscience, jamais reconnue par le juge d’instruction ni le procureur de la République », a conclu de son côté la commission parlementaire, saisie après les acquittements. Et le docteur ? A l’audience de Rennes, il se trouve justement que Myriam Badaoui en avait parlé en pleurant : « Je l’avais accusé par vengeance », après une histoire confuse où un de ses fils était battu.

Rumeurs

A Rennes, Patrice Reviron, avocat de la partie civile prend la parole. « Quelle est votre pratique Internet, docteur ? » Le médecin explique qu’il lui est arrivé de se retrouver sur des sites illégaux, pédophiles par exemple, en surfant sur des portails pornographiques. Il l’avait déjà dit en garde à vue, affirmant se déconnecter aussitôt. A l’époque, il avait aussi proposé la saisie de son ordinateur.
« L’a-t-on fait ? », demande Me Reviron. C’est non. Alors l’avocat hausse brutalement la voix : « Et bien, moi, ça m’étonne. »
Un silence de plomb s’abat sur les assises. L’avocat général se lève. « On va arrêter les sous-entendus. » Et comme une provocation, il demande : « Etiez-vous le médecin d’un groupe pédo-criminel ? Etiez-vous appelé à soigner des enfants qui étaient “trop abîmés” ? Etes-vous copain avec la police ou des magistrats ? »
Aux assises de Rennes, c’est la première fois qu’une digue se rompt vraiment. Dans leurs flots invisibles et furieux, quelques sites Internet, un livre, des blogs se sont remis à charrier des rumeurs autour d’une quarantaine de noms dans l’affaire Outreau.

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Une réflexion au sujet de « Outreau : « On va arrêter les sous-entendus » par Florence Aubenas »

  1. Le retraité Delobel… que lui est-il arrivé pour se retrouver sur des sites illégaux, pédophiles par exemple, en surfant sur des portails pornographiques et bien on peut se poser des questions non ? et rien…
    « Le médecin se présente au commissariat. On le renvoie. Il appelle le juge d’instruction. Pas de réponse. Il écrit. Toujours rien ».
    C’est quand même bizarre comme certaines choses ressortent et que le public découvre. La rumeur grandie, vrai faux c’est tout !

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