4/ Savoir écouter la souffrance par Stefan Vanistendael & Jacques Leconte

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Passer du temps avec autrui, c’est souvent se montrer disponible pour l’écoute, autre facteur essentiel de résilience. 
Certes, il existe une profusion de livres sur les méthodes de communication, sur l’écoute active, etc. Mais aucune technique, si élaborée soit-elle, ne peut se substituer à la finesse, à la sensibilité que requiert l’écoute de l’autre.
La qualité et la sincérité de l’écoute sont particulièrement importantes face à quelqu’un qui a été confronté à une situation traumatisante. Cette personne éprouve en effet souvent deux désirs contradictoires : elle souhaite se confier, raconter le drame qu’elle a vécu, et en même temps, elle n’ose pas le faire, que ce soit par honte, par timidité, par crainte d’importuner son interlocuteur, ou que sais-je encore…
Ainsi, la plupart des rescapés des camps de concentration ont préféré taire leurs souffrances durant des décennies, ce qui n’a pas été sans impact sur leur équilibre psychologique ainsi que sur celui de leurs enfants 12. Les images qu’ils gardaient en mémoire étaient si horribles qu’elles indisposaient leurs interlocteurs, quand elles ne suscitaient pas l’incrédulité.
Comme l’écrit Stanislas Tornkiewicz : « À quoi bon parler puisque personne ne semblait vouloir m’écouter 13 ? »
Au point que Jorge Semprun en est arrivé à penser que le seul moyen de raconter une vérité aussi peu crédible était de la romancer. Pour lui, la vérité essentielle de cette expérience était intransmissible, sinon par l’écriture littéraire 14.

Quant aux victimes de viol et d’inceste, elles sont souvent honteuses d’avoir vécu une telle expérience et choisissent de ne pas en parler. Or, selon certains spécialistes, le silence peut avoir des effets aussi dommageables que l’événement lui-même. En effet, par un processus en retour, les victimes peuvent se dire que si elles ont caché cette expérience, cela prouve bien qu’elle était particulièrement négative et honteuse.
En fait, révéler un secret traumatisant peut s’avérer bénéfique ou néfaste, selon les individus et les circonstances, comme l’a montré une synthèse de recherches réalisée par deux psychologues américains 15.
Sur le versant positif, le fait de se confier diminue les problèmes psychologiques et physiques. Les personnes qui révèlent leurs secrets sont moins souvent dépressives et anxieuses, ont une meilleure estime d’elles-mêmes. Parler de ses soucis permet aussi, le cas échéant, de découvrir une nouvelle perspective sur le problème, au travers du regard différent que porte l’interlocuteur sur la situation. Les confidences ont également des retentissements bénéfiques sur la santé physique. Par exemple, une étude a montré que des femmes atteintes d’un cancer du sein avancé et qui bénéficiaient d’un soutien social ont survécu deux fois plus longtemps (trois ans au lieu d’un an et demi) que d’autres patientes qui n’avaient à leur disposition qu’un groupe de soutien médical classique 16.

Mais les confidences ont aussi leur face sombre. Parler de ses problèmes peut entraîner des conséquences négatives, ce qui expliquerait la discrétion de nombreuses personnes à ce sujet. Tout d’abord, les gens répondent souvent défavorablement à la détresse d’autrui.
Une étude a, par exemple, montré qu’après ne serait-ce qu’un quart d’heure d’interaction, les gens déprimés suscitent anxiété, hostilité et rejet 
chez leurs interlocuteurs.

Une situation de ce type, vécue par l’actrice Anny Duperey, illustre parfaitement cette difficulté à partager sa souffrance. 
Lors d’un tournage, elle ne peut s’empêcher de pleurer au cours de la journée, après avoir revu en rêve la nuit précédente sa mère, morte alors qu’elle-même avait huit ans. À la fin du repas, son voisin de droite, « un homme doux, chaleureux », la questionne gentiment sur ce qui lui arrive. Elle explique alors son long cheminement : dix ans de déni du drame, dix ans encore à ne plus l’ignorer, dix ans enfin pour prendre le stylo et se livrer. L’homme la regarde un moment, puis, très doucement, « presque avec tendresse », il murmure : « Mais… c’est monstrueux. » Après une seconde de surprise, Anny Duperey lui répond : « Oui, tu as trouvé le mot juste : c’est monstrueux 17. »
La discussion aurait pu se 
prolonger, l’homme aurait pu tenter de mieux comprendre le vécu douloureux de son interloctutrice. Mais non, il sent qu’il approche là d’un puits de souffrance dans lequel il craint probablement d’être englouti.
Alors, il s’éloigne d’elle aussi délicatement qu’il s’en est approché. « Un recul intérieur que je perçus immédiatement, bien qu’il restât charmant, échangeant encore quelques phrases avec moi avant de se tourner vers sa voisine de droite. Je ressentais physiquement la distance mentale qu’il avait prise vis-à-vis de moi. Il avait touché quelque chose qui l’avait effrayé et, peut-être dans une certaine mesure, répugné. »

Du coup, Anny Duperey reste seule avec sa souffrance. Et surtout avec 
ce mot : «monstrueux », qui lui semble dès lors caractériser non seulement son comportement mais également sa personnalité profonde. « Quelle nature de brute, de monstre faut-il avoir pour garder ainsi au fond de soi un regret cadenassé, un regret-rempart contre tout abandon véritable, tout sentiment de perte, et s’en faire une force ? »
De toute évidence, ce jour-là, une femme en souffrance aurait malheureusement gagné à se taire, faute de trouver auprès d’elle une oreille véritablement attentive…

Il serait pourtant trop simple de blâmer cet homme. Car la véritable écoute n’est pas chose facile. Elle exige en particulier de reconnaître et de dépasser ses propres démons intérieurs.

Quoi qu’il en soit, la personne qui se confie a besoin de savoir qu’elle ne sera pas jugée et que ses propos ne seront pas colportés, ce qui se produit finalement assez rarement. Par ailleurs, l’écoute exige paradoxalement que nous soyons à la fois alertes et réceptifs. Souvent nous préférons apporter des réponses à notre interlocuteur au lieu de simplement l’écouter. Une réponse, c’est valorisant, c’est sécurisant, surtout pour nous-mêmes. Mais choisir d’écouter véritablement, c’est prendre le risque d’avouer son impuissance et abandonner toute velléité de réponse.

Je me souviens d’un jeune en détresse qui s’est un jour écrié au milieu de personnes censées l’aider : « J’en ai assez de toutes vos réponses ; est-ce qu’il y a ici quelqu’un qui veuille bien m’écouter ? » L’écoute nous invite donc à sortir de notre volonté de maîtrise, à nous abandonner à la vie, sans calcul. Beaucoup d’entre nous ont vécu cette expérience déconcertante : écouter les problèmes d’un ami sans pouvoir agir. 
Dans une telle circonstance, si nous visons le succès à tout prix, nous ne pouvons qu’être déçus. Or, même dans ce cas, l’écoute recèle beaucoup de sens, comme peuvent en témoigner tant de gens qui en ont profité. Il nous faut alors humblement accepter que le succès cède la place au sens.

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12.
N. Zad je, Enfants de survivants. La transmission du traumatisme chez les enfants des juifs survivants de l’extermination nazie, Paris, Odile Jacob, 1995. Initialement paru sous le titre SoujJle sur ces morts et qu’ils vivent, Grenoble, La Pensée sauvage, 1993. Pour un témoignage personnel, lire J.-c. Snyders, Drames enfouis, Paris, Bµchet-Chastel, 1996.

13
. S. Tomkiewicz, L’adolescence volée, Paris, Calmann-Lévy, 1999.

14.
J. Semprun, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994, p. 35-36.

15.
Anita E. Kelly et Kevin J. McKillop, «Consequences of revealing personal secrets», Psychological Bulletin, novembre 1996, vol. 120, n° 3, p. 450-465.

16.
D. Spiege et al., Effects of psychosial treatment of patients with metastatic breast cancer, Lancet, 1989,2, p. 888-891.

17. A. Duperey, Je vous écris … , Paris, Seuil, 1993, p. 69.

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Autres billets sur Le bonheur est toujours possible par Stefan Vanistendael & Jacques Leocnte
1/ Le bonheur est toujours possible. Construire la résilience
2/ Les dangers de la naïveté dans la définition de la résilience par Michel Manciaux en cas de Viols par inceste
3/ L’importance du « tuteur de résilience » après les viols par inceste
5/ L’écriture contre le silence
6/ Les groupes de paroles
7/ Nancy Palmer propose donc une approche non pathologique pour comprendre un itinéraire de résilience
8/ Un cas exceptionnel de résilience : Victor Frankl
9/ Démagogie – Donner un sens à sa souffrance quand on a subi des viols par inceste
10/ Le pardon, une porte ouverte sur l’avenir
11/ Le soutien de la foi dans la résilience
12/ Les stratégies employées par les personnes résilientes
13/ Le déni face à une situation extrême n’a rien de pathologique, mais constitue au contraire le premier temps de l’adaptation par Nicolas Fischer
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Autres billets sur l’écoute de la souffrance
10/ Mais qui aura été disponible à une écoute inlassable et mortelle par Jorge Semprun ?

3/ L’importance du "tuteur de résilience" après les viols par inceste

« Qui me donne une place dans la vie ? »

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Le besoin de se sentir accepté, reconnu n’est pas spécifique de l’enfant. Les adultes l’éprouvent également, et les rares qui choisissent de le nier font souvent preuve d’une personnalité dure ou desséchée, et s’enferment dans leur autosuffisance.
À cet égard, les nombreux travaux menés depuis une trentaine d’années sur le thème du « soutien social » apportent des informations intéressantes 8. Ce terme désigne une variété de formes d’aide que l’individu peut mobiliser, le cas échéant, pour faire face aux difficultés de la vie. Il y a certes l’aide matérielle et les services, mais aussi les marques d’affection, les conseils, le renforcement de l’estime de soi et du sentiment d’appartenance à un groupe.

Ces études montrent qu’il y a un lien direct entre la présence d’un soutien social efficace et l’équilibre psychologique d’une personne. C’est d’ailleurs la qualité plus que la quantité qui compte dans ce domaine, la présence d’un partenaire compréhensif étant fréquemment la principale source de résilience.

Deux psychologues, Lanae Valentine et Leslie L. Feinauer, ont ainsi interrogé des femmes qui avaient été sexuellement abusées dans leur enfance et qui avaient malgré tout réussi à mener une vie relativement normale 9. Pour beaucoup d’entre elles, la rencontre avec un partenaire qui les accepte avec leur histoire jouait un rôle fondamental dans cette reconstruction de leur vie. Par exemple, disait l’une d’elles, « mon mariage a été la décision la plus importante de ma vie. Avoir quelqu’un qui croit en moi a fait toute la différence 10. »
De même, une enquête intitulée « Briser le cercle de la maltraitance 11 » montre que les mères ayant subi des sévices graves pendant leur enfance et qui ne reproduisent pas le comportement de leurs parents ont bénéficié nettement plus souvent d’un soutien affectif de la part d’un adulte non maltraitant pendant leur enfance, et ont aussi plus souvent des relations satisfaisantes avec un conjoint. Par ailleurs, elles reconnaissent les effets que la maltraitance parentale ont eus sur elles, et les risques potentiels que cela peut entraîner sur leurs propres comportements en tant que mères.

8. Voir notamment les synthèses dans M. Tousignant, Les origines sociales et 
culturelles des troubles psychologiques, Paris, PUF, 1992, chap. 3, et J. C. Coyne et 
G. Downey, «Social factors and psychopathology: stress, social support, and coping 
process», Annual Review of Psychology, 1991, n° 42, p. 401-425.
9. L. Valentine et L. Feinauer, «Resilience factors associated with female survivors of childhood sexual abuse», The American Journal of Family Therapy, 1993, 
vol. 21, n° 3, p. 216-224.
10. Ibid., p. 218.
11. B. Egeland, D. Jacobvitz et A. Sroufe, «Breaking the cycle of abuse», Child 
Development, 1988, vol. 59, p. 1080-1088.

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