Barbara : Lecture analytique de l’introduction d’ Il était un piano noir … – mémoires interrompus – de Barbara

Posthume et inachevée, l’autobiographie de Barbara a notamment eu le courage de révéler le traumatisme de l’enfance lié à l’inceste. Ce « détail » biographique a permis au grand public de mieux comprendre certains des mystères qui entouraient la « Dame brune », il a facilité le commentaire de quelques-unes de ses œuvres les plus célèbres comme « L’aigle noir » et a suscité la mise en place du concept de « résilience » établi par le psychanalyste Boris Cyrulnik. Mais le mérite d’ Il était un piano noir… ne se borne pas à ces considérables atouts. Malgré son avortement, cette autobiographie déroule pour les premières années de la chanteuse un récit d’une grande densité où se met en place un jeu subtil, lucide et tendre entre l’auteur, son personnage et le lecteur. Ainsi le déroulement de la vie est précédé par une sorte de préface que Barbara appelle « introduction » quand d’autres lui donnèrent le nom de « Préambule ».

1984 – Le dernier viol

Toute seule, elle ne pouvait se sortir de ces chantages. Elle se souvenait du dernier viol : à la promesse d’un beau petit matin sur le port du Havre pour aller ramasser les tendelets pleins d’écrevisses, elle était partie avec son père. Au Havre, Sartre y avait écrit La Nausée. Sur le chemin, elle avait réussi à lui dire qu’elle reviendrait moins souvent parce que Bertrand était entré dans sa vie. Il avait ralenti, ses mains tremblaient sur le volant. Il avait arrêté la voiture au milieu de centaines de conteneurs. Au rythme de son halètement, il avait rabattu le siège du passager et s’était glissé entre ses cuisses en la tenant plaquée allongée d’un bras gauche métallique. Il n’avait pas son regard laineux et elle avait entrepris de soutenir ce regard plein de peur. « « Je n’y arrive pas ! » avait dit son père et elle riait pendant qu’il pleurait.
Elle était debout à côté d’elle, mais pas très loin cette fois : elle observait cette inoubliable scène d’un homme coincée sous le tableau de bord de la voiture et elle qui le toisait. Elle avait pu se dégager pour se caler dans le fond de la banquette arrière les genoux repliés sous son menton. C’était fini.
Elle descendit de la voiture et tendit l’oreille à son hurlement de rire qui roulait d’écho en écho métallique sur les conteneurs. L’air du large lui fouettait le sang. Elle venait d’avoir vingt-quatre ans et émergeait de quinze ans d’anesthésie.
Extrait d’un tapuscrit en cours : Interdits ordinaires.