Ainsi, la plupart des rescapés des camps de concentration ont préféré taire leurs souffrances durant des décennies, ce qui n’a pas été sans impact sur leur équilibre psychologique ainsi que sur celui de leurs enfants 12. Les images qu’ils gardaient en mémoire étaient si horribles qu’elles indisposaient leurs interlocteurs, quand elles ne suscitaient pas l’incrédulité.
Comme l’écrit Stanislas Tornkiewicz : « À quoi bon parler puisque personne ne semblait vouloir m’écouter 13 ? »
Au point que Jorge Semprun en est arrivé à penser que le seul moyen de raconter une vérité aussi peu crédible était de la romancer. Pour lui, la vérité essentielle de cette expérience était intransmissible, sinon par l’écriture littéraire 14.
Quant aux victimes de viol et d’inceste, elles sont souvent honteuses d’avoir vécu une telle expérience et choisissent de ne pas en parler. Or, selon certains spécialistes, le silence peut avoir des effets aussi dommageables que l’événement lui-même. En effet, par un processus en retour, les victimes peuvent se dire que si elles ont caché cette expérience, cela prouve bien qu’elle était particulièrement négative et honteuse.
En fait, révéler un secret traumatisant peut s’avérer bénéfique ou néfaste, selon les individus et les circonstances, comme l’a montré une synthèse de recherches réalisée par deux psychologues américains 15.
Sur le versant positif, le fait de se confier diminue les problèmes psychologiques et physiques. Les personnes qui révèlent leurs secrets sont moins souvent dépressives et anxieuses, ont une meilleure estime d’elles-mêmes. Parler de ses soucis permet aussi, le cas échéant, de découvrir une nouvelle perspective sur le problème, au travers du regard différent que porte l’interlocuteur sur la situation. Les confidences ont également des retentissements bénéfiques sur la santé physique. Par exemple, une étude a montré que des femmes atteintes d’un cancer du sein avancé et qui bénéficiaient d’un soutien social ont survécu deux fois plus longtemps (trois ans au lieu d’un an et demi) que d’autres patientes qui n’avaient à leur disposition qu’un groupe de soutien médical classique 16.
Mais les confidences ont aussi leur face sombre. Parler de ses problèmes peut entraîner des conséquences négatives, ce qui expliquerait la discrétion de nombreuses personnes à ce sujet. Tout d’abord, les gens répondent souvent défavorablement à la détresse d’autrui.
Une étude a, par exemple, montré qu’après ne serait-ce qu’un quart d’heure d’interaction, les gens déprimés suscitent anxiété, hostilité et rejet chez leurs interlocuteurs.
Une situation de ce type, vécue par l’actrice Anny Duperey, illustre parfaitement cette difficulté à partager sa souffrance. Lors d’un tournage, elle ne peut s’empêcher de pleurer au cours de la journée, après avoir revu en rêve la nuit précédente sa mère, morte alors qu’elle-même avait huit ans. À la fin du repas, son voisin de droite, « un homme doux, chaleureux », la questionne gentiment sur ce qui lui arrive. Elle explique alors son long cheminement : dix ans de déni du drame, dix ans encore à ne plus l’ignorer, dix ans enfin pour prendre le stylo et se livrer. L’homme la regarde un moment, puis, très doucement, « presque avec tendresse », il murmure : « Mais… c’est monstrueux. » Après une seconde de surprise, Anny Duperey lui répond : « Oui, tu as trouvé le mot juste : c’est monstrueux 17. »
La discussion aurait pu se prolonger, l’homme aurait pu tenter de mieux comprendre le vécu douloureux de son interloctutrice. Mais non, il sent qu’il approche là d’un puits de souffrance dans lequel il craint probablement d’être englouti.
Alors, il s’éloigne d’elle aussi délicatement qu’il s’en est approché. « Un recul intérieur que je perçus immédiatement, bien qu’il restât charmant, échangeant encore quelques phrases avec moi avant de se tourner vers sa voisine de droite. Je ressentais physiquement la distance mentale qu’il avait prise vis-à-vis de moi. Il avait touché quelque chose qui l’avait effrayé et, peut-être dans une certaine mesure, répugné. »
Du coup, Anny Duperey reste seule avec sa souffrance. Et surtout avec ce mot : «monstrueux », qui lui semble dès lors caractériser non seulement son comportement mais également sa personnalité profonde. « Quelle nature de brute, de monstre faut-il avoir pour garder ainsi au fond de soi un regret cadenassé, un regret-rempart contre tout abandon véritable, tout sentiment de perte, et s’en faire une force ? »
De toute évidence, ce jour-là, une femme en souffrance aurait malheureusement gagné à se taire, faute de trouver auprès d’elle une oreille véritablement attentive…
Il serait pourtant trop simple de blâmer cet homme. Car la véritable écoute n’est pas chose facile. Elle exige en particulier de reconnaître et de dépasser ses propres démons intérieurs.
Quoi qu’il en soit, la personne qui se confie a besoin de savoir qu’elle ne sera pas jugée et que ses propos ne seront pas colportés, ce qui se produit finalement assez rarement. Par ailleurs, l’écoute exige paradoxalement que nous soyons à la fois alertes et réceptifs. Souvent nous préférons apporter des réponses à notre interlocuteur au lieu de simplement l’écouter. Une réponse, c’est valorisant, c’est sécurisant, surtout pour nous-mêmes. Mais choisir d’écouter véritablement, c’est prendre le risque d’avouer son impuissance et abandonner toute velléité de réponse.
Je me souviens d’un jeune en détresse qui s’est un jour écrié au milieu de personnes censées l’aider : « J’en ai assez de toutes vos réponses ; est-ce qu’il y a ici quelqu’un qui veuille bien m’écouter ? » L’écoute nous invite donc à sortir de notre volonté de maîtrise, à nous abandonner à la vie, sans calcul.
Beaucoup d’entre nous ont vécu cette expérience déconcertante : écouter les problèmes d’un ami sans pouvoir agir. Dans une telle circonstance, si nous visons le succès à tout prix, nous ne pouvons qu’être déçus. Or, même dans ce cas, l’écoute recèle beaucoup de sens, comme peuvent en témoigner tant de gens qui en ont profité. Il nous faut alors humblement accepter que le succès cède la place au sens.————
12. N. Zad je, Enfants de survivants. La transmission du traumatisme chez les enfants des juifs survivants de l’extermination nazie, Paris, Odile Jacob, 1995. Initialement paru sous le titre SoujJle sur ces morts et qu’ils vivent, Grenoble, La Pensée sauvage, 1993. Pour un témoignage personnel, lire J.-c. Snyders, Drames enfouis, Paris, Bµchet-Chastel, 1996.
13. S. Tomkiewicz, L’adolescence volée, Paris, Calmann-Lévy, 1999.
14. J. Semprun, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994, p. 35-36.
15. Anita E. Kelly et Kevin J. McKillop, «Consequences of revealing personal secrets», Psychological Bulletin, novembre 1996, vol. 120, n° 3, p. 450-465.
16. D. Spiege et al., Effects of psychosial treatment of patients with metastatic breast cancer, Lancet, 1989,2, p. 888-891.
17. A. Duperey, Je vous écris … , Paris, Seuil, 1993, p. 69.
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