Ces mères qui n’ont pas réussi, ou pas voulu, ou pas su éviter l’inceste
, subissent, de la même manière que leur fille, avec la même révolte infantile qui permet de déplacer sur les professionnels toutes les haines et les rancœurs accumulées jusque-là.
Ce refus de parole au médecin s’inscrit dans la continuité d’un manque de parole bien antérieur et qui a marqué leurs relations familiales depuis plusieurs générations.
Venir parler les « saoule » parce qu’elles vont être « obligées de répéter encore une fois les mêmes choses ». Il y a dans cette formule – « être obligée de répéter » – toute la problématique de la place de la parole dans leur vie, comme s’il suffisait de dire une fois les choses, comme s’il y avait même besoin de les dire. On ne parle pas des choses qui fâchent. Quand on a été élevé dans les coups, dans l’absence de mots et dans la confusion, on ne perçoit pas les avantages du discours et du « parler vrai ». Alors venir parler pour dire quoi ? Pour répéter quoi ? Ce vécu d’« injonction à la répétition » n’est que la continuité de l’impossibilité d’investir une parole subjectivante, ouvrant à une réelle communication. Ces mères défaillantes se vivent comme sans valeur. Leurs émotions, leurs sentiments, leurs désirs, leurs craintes, elles n’en ont jamais parlé alors, faute de mots, cela reste confus dans leur tête et cette confusion imprègne tout le système familial grâce à l’échange de quelques informations factuelles nécessaires pour ne pas sombrer dans le chaos total. Parler de soi est presque indécent, comme si le soi se résumait à une enveloppe physique vide de tout intérieur. Parler, c’est bien pour dire des choses pratiques, mais pas pour exposer son intimité qui, de toute façon, faute des mots nécessaires pour l’exprimer, n’est qu’un amalgame disparate de vécus réactionnels sans ordre et sans direction. L’inceste est le fruit de cette désorganisation de la pensée qui ne s’est pas donné ou n’a pas reçu les mots pour définir son identité. La confusion de la pensée entraîne celle des mœurs du système familial. Il n’y a que la loi du désir immédiat et égoïste qui prévaut, en dehors de tout respect de l’autre et de toute limite. Ce sont bien sûr alors les plus faibles qui souffriront, les femmes et les filles. Le discours ne peut être qu’au service d’une manipulation et d’une instrumentalisation de l’autre. L’incapacité de parler de soi apparaît comme la marque d’un interdit primaire, un manque de sécurité narcissique primitif qui ne permet pas de s’engager dans un véritable échange. Ce trouble rend impossible l’investissement du discours de l’enfant qui à son tour ne l’investira pas comme moyen d’expression.
L’incrédulité des mères au dévoilement de l’inceste procède en partie de ce manque d’investissement et de croyance dans les vertus de la parole. Dire des choses qui relèvent de l’intimité la plus secrète ne se fait pas, car ces mots-là sont tabous. Dans ces familles au conformisme absolu autour de la pudeur de l’intime, le dévoilement de l’inceste a un côté irréel et scandaleux. C’est une transgression du code du langage et de l’honneur qui suscite aussitôt un réflexe d’incrédulité et d’hostilité devant cette menace de remise en question fondamentale de la famille, ce qui est impensable.
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6/ La rupture du lien de filiation
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10/ L’identité désorganisée des pères séducteurs
11/ Pourquoi les incestueurs en appellent-ils à l’insatisfaction conjugale ?
12/ L’interprétation du consentement par l’incestueur
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14/ La valeur de la sanction pour l’agresseur et la victime
15/ La tragédie grecque et la littérature
16/ L’autonomisation
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