Le storytelling de l’affaire d’Outreau

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5 avr. 2016
Brève analyse du storytelling d’Outreau, ou un récit aux visées profondément politiques.
En 2007, Christian Salmon (que chacun connait à Médiapart) publie Storytelling, la Machine à fabriques des Histoires et à formater les Esprits. Comme on le sait sans doute, c’est aux États-Unis que l’auteur découvre cette technique narrative, inspirée des travaux de la linguistique et de la narratologie contemporaines, et appliquée dans le domaine de la formation des militaires, dans celui de la publicité, de l’économie, de la politique. Il s’agit de créer une « contre-réalité », l’idée étant de « détourner l’attention des gens des enjeux essentiels en créant un monde de mythes et de symboles afin qu’ils ses sentent bien avec eux-mêmes et leur pays (…). Créer un univers virtuel, un royaume enchanté peuplé de héros et d’anti-héros, dans lequel le citoyen-acteur est invité à rentrer ». Autrement dit, un formidable moyen de contrôle social.

En 2009, Marie-Christine Gryson-Dejehansart publie à son tour, et à propos d’Outreau, un livre pionnier en la matière : Outreau, La vérité Abusée. Elle est la première à mettre le doigt où ça fait mal en opérant la connexion, notamment dans la seconde partie de son ouvrage « Le renforcement de la Storytellig » entre le travail de Salmon et l’histoire d’Outreau, telle qu’elle fut narrée à l’époque . On peut donc ajouter que, dans cette affaire, le citoyen-public sera invité à s’identifier, puis à communier, dans une sorte de catharsis sociale et politique, salutaire pour le statu-quo et la morale, à l’instar des tragédies antiques d’autrefois.

Pour résumer, Christian Salmon dira que le Pouvoir réside aujourd’hui dans la faculté de « raconter la bonne histoire au bon moment ». Sur l’affaire bien connue d’Outreau et de ses trois procès, deux histoires principales circulent. C’est ici à l’histoire principale, c’est-à-dire à la version « officielle » de l’histoire, que nous allons nous intéresser :

  1. Raconter « la bonne histoire au bon moment » : la bonne histoire est chose aisée, c’est le métier des écrivains et des scénaristes, même passables. Assurer la cohérence narrative est facile : trouver le lieu, l’époque, les circonstances, un scénario d’ensemble. Tout cela, la réalité la donne volontiers, et le tri sera opéré entre ce qui doit être retenu et ce qui doit être passé sous silence. Il faut évidemment des personnages, et là, il conviendra aussi sans doute de tordre quelque peu la réalité, c’est-à-dire la simplifier, pour que chacun comprenne bien. Il y aura donc, comme dans une fiction, le camps des personnages « positifs », puis celui des personnages « négatifs ». Tant pis si le réel est plus complexe, l’essentiel n’est pas là : ces personnages devront accéder au rang de « figures », de symboles, voire d’archétypes (cf.« le Juge et la Menteuse » émission télévisée Faites entrer l’accusé de Christophe Hondelatte). Mais « le bon moment », c’est aussi pouvoir construire un récit qui réponde à des attentes sociales, voire plus directement politiques. En l’occurrence, l’attente concernait à l’époque le fonctionnement et le rôle de la Justice française, attente contemporaine de l’affaire Dutroux et des scandales politico-financiers qui s’accumulaient dans l’Héxagone : crise de confiance populaire importante donc dans l’Institution (il est d’ailleurs vraisemblable que rien n’ait changé depuis).
  2. La mise en récit construit de l’affaire va donc permettre :
  • d’éviter la dangereuse prise de conscience d’une possible connexion entre l’affaire Dutroux et celle d’ Outreau (même si, dans un premier temps, le storytelling belge en fut différent dans la construction, c’est-à-dire totalement spontané dans le cas de l’affaire Dutroux, et en faveur des citoyens-investigateurs surveillant le fonctionnement des Institutions. Dans le cas d’Outreau, la construction narrative vient au contraire d’en haut et sert de verrouillage efficace et sans appel de toute possibilité d’expression démocratique sur le sujet.)
  • de répondre à une attente populaire pressante sur la Justice mal-aimée, généralement suspectée, considérée par beaucoup comme « injuste » ou « à deux vitesses » par une réponse politique adaptée aux circonstances et tâcher d’emporter la mise. Instrumentaliser, par la même occasion, la condition déplorable des détentions et le délabrement de nombre de prisons françaises en narrant, opportunément et par le menu, le « calvaire » des futurs acquittés. Tous les poncifs seront utilisés en la matière.
  • de fabriquer du consensus et de « faire communauté », effacer, par exemple, les rapports de classe et brouiller les analyses pertinentes en entretenant la plus grande confusion (L’Huissier Marécaux déclarant, à Rennes, à propos du Prolétaire Legrand : « Je suis présent à Rennes pour le soutenir parce que Daniel Legrand était mon compagnon d’infortune ».)

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LCP – Revoilà Outreau pour enfoncer le clou : la raison du plus fort

Logo Mediapart18 janv. 2016
Par Jacques DELIVRé
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Le blog de Jacques DELIVRé

Au moment où l’on croyait cette lamentable affaire définitivement terminée avec l’acquittement de Daniel Legrand à Rennes en juin 2015, voilà donc le monstre du Loch Ness qui refait surface. Pourquoi ?

Et tout ça n’est donc pas fini…

La chaîne parlementaire LCP rediffuse en ce moment un documentaire de 2006 sur l’affaire d’Outreau, Autopsie d’un désastre, de Jacques Renard et du journaliste belge Georges Huercano-Hidalgo. Documentaire dont les images, mille fois reprises, ont été pourtant durablement enkystées dans les mémoires, voire dans l’inconscient collectif.

Le documentaire, qui adopte le point de vue habituel, autrement dit celui de la Défense des accusés de Saint-Omer, point de vue que tout le monde connaît par cœur (« les enfants carencés ont menti, la Justice a condamné des innocents, etc. »), à force d’avoir été servi à toutes les sauces depuis dix années, digéré, assimilé d’avoir été tant martelé, est suivi d’un débat ?

Rennes : un procès, euh… comment dire ?

Celles et ceux qui ont assisté au procès de Rennes, comme c’est le cas de celui qui écrit ces lignes, armés de leur seule bonne foi, de leur liberté de penser, de leur intelligence ordinaire et capacité de raisonnement, en citoyens encore libres d’exercer ce qui reste d’esprit critique dans ce pays ; qui se souviennent parfaitement de l’attitude de la Presse au début de l’affaire, au début des années 2000 : « Haro sur les pédophiles !… », puis, sans coup férir, renversement soudain : « Tous innocents ! » et qui n’ont donc , par conséquent, aucune intention de se soumettre volontairement à l’autorité médiatique quel que soit le chemin emprunté par elle, pas plus qu’à celle de tous les pouvoirs, ont pu constater un nombre inquiétant et invraisemblable d’anomalies. Petit florilège :
Un accusé drogué( sous Subutex, substitut de l’héroïne, qu’il consommait depuis l’âge de ses 16 ans), qui somnole dans son box, comme indifférent à ce qui se joue dans la salle d’audience ; ne se souvient d’à peu près rien, ni des détails, ni de l’ensemble, ni des gens, comme de ce co-détenu qui lui aurait suggéré, à l’époque, dans leur cellule commune, une ligne de défense particulièrement habile, digne des roueries d’un ténor du barreau (« Je me suis accusé pour qu’on me libère ») ; qui se réveille pour réciter la lithanie : « J’connais pas Outreau, j’connais pas ces gens-là, j’suis innocent, j’sais pas ce que j’fais ici, etc. » On se croirait dans la scène burlesque du tribunal de la pièce de Brecht La Resistible Ascension d’Arturo Ui…

Un Président ( Dary) et un Avocat Général ( Cantero) d’une mansuétude et d’une prévenance hors norme avec un individu accusé pourtant ici des pires crimes, présumés commis sur de très jeunes enfants (« Asseyez-vous, si vous voulez, M. Legrand, vous êtes fatigué… Prenez donc un petit verre d’eau,etc. »). Voyez, les gens, comme notre Justice peut être humaine, hein ?

Un des Assesseurs du Président qui sourit béatement durant les débats, et qui n’a pas l’air de saisir exactement le sérieux de la situation. En tout cas, bonne humeur garantie, de son point de vue au moins.

Un Avocat Général (le même) qui discute tranquillement dans les couloirs du Palais avec Julien Delarue, pourtant défenseur de Daniel Legrand, comme on le fait avec un vieux copain…

Un Avocat Général (toujours lui), qui fait, sans vergogne, la bise à Karine Duchochois, témoin de la Défense !… C’est l’Avocat Général de la Défense ?

Des journalistes des grands médias qui copinent tout aussi tranquillement, au vu et au su de tout le monde, avec les avocats de la Défense. ( Proximité gênante déjà signalée au moment des procès Outreau précédents)… Des journalistes de la Défense ?

Des compte-rendus dans la Presse, sur les ondes et sur les écrans, qui n’ont aucun rapport avec ce qui s’est réellement déroulé dans la journée : avons-nous bien assisté au même procès ? ( Ce phénomène n’étant pas nouveau, puisque signalé déjà dans le Rapport de l’IGSJ (Inspection Générale des Services Judiciaires) au moment de la Commission d’enquête parlementaire Outreau I et II , dans la déposition de M.Maurel, à l’époque Procureur de la République de Saint-Omer : « M.Maurel dit ne pas avoir retrouvé dans le traitement médiatique quotidien l’entière réalité de ce qui s’est passé pendant la journée des procès […]. Il pense que certaines choses importantes n’ont pas fait l’objet du moindre écho, notamment des éléments favorables à l’accusation ».)

Plus d’intransigeance en revanche pour les parties civiles, notamment les fils Delay. Sévérité assortie, il est vrai( après tout, ils sont parties civiles et non accusés: ne renversons pas les rôles de manière trop visible), d’une sorte de condescendance paternaliste assez insupportable. Procès « équilibré »… Qui a dit ça ?

Un défilé ininterrompu de témoins de la Défense, comme c’est le droit le plus strict, mais pour le moins hétéroclite : des acquittés, des condamnés. Ils sont venus, ils sont tous là pour dire exactement la même chose : « Legrand ? Connais pas. Innocent, donc, puisque connais pas ». Des témoins de la Défense qui racontent, pour répondre aux questions du Président Dary, ce qui se passait chez le couple Delay-Badaoui : en gros, il ne s’y passait à peu près rien : on s’y retrouve pour papoter, tandis que les enfants jouent dans leur chambre. C’est ce qu’affirment tous les acquittés, en tout cas. La condamnée et incarcérée de Saint-Omer Aurélie Grenon, déclare pourtant exactement le contraire : les enfants y étaient violés par des adultes enivrés, dans un vacarme indescriptible, et devant le visionnage de cassettes pornographiques qui tournaient en boucle sur le téléviseur de l’appartement… Est-ce bien le même appartement ? Peu importe : on en a vu d’autres ! L’important est que Aurélie Grenon n’a jamais rencontré de sa vie, ni là ni ailleurs, Daniel Legrand. C’est bien une preuve supplémentaire qu’il est innocent : « Daniel Legrand ? Connais pas… »

Une quantité de gens qui ne connaissent ni Outreau, ni l’appartement Delay-Badaoui, ni Daniel Legrand, mais qui jurent ne l’avoir jamais vu là-bas… Et ces incohérences passent comme une lettre à la poste…

Un témoin de poids (si l’on peut dire, car elle a perdu 60 kilos), c’est Myriam Badaoui qui arrive. Frissons d’Assises certainement pour le chroniqueur du Figaro, Stéphane Durand-Soufflant. Enfin un peu de spectacle ! La Reine Myriam, telle qu’elle a été surnommée un temps, métamorphosée physiquement par l’opération du Saint-Esprit (ou par un simple régime alimentaire un peu strict, comme les diététiciens des prisons françaises savent en concocter : c’est l’hypothèse de la journaliste Florence Aubenas), la Reine, donc, refuse de décliner son identité de femme mariée (c’est d’ailleurs son droit ; peut-être aussi n’a-t’elle pas voulu non plus compromettre le bien brave Monsieur qui a accepté de se marier avec une femme condamnée pour avoir violé ses propres enfants, allez savoir, tout est possible ici). Elle avait aussi refusé auparavant de retirer son foulard : normal, chacun fait bien ce qu’il veut, même dans l’enceinte d’un Tribunal de la République. Le Président Dary, dans sa grande gentillesse, a accepté la chose, d’ailleurs. Donc, ce jour-là, une mythomane manipulatrice, qui n’a eu de cesse de mentir dans tous les sens et a participé, depuis le début, dans les années 2000, à embrouiller un peu plus l’affaire (du pain béni pour la Défense à l’époque), mais qui, ce jour-là à Rennes, sous le ciel breton, a décidé qu’elle dirait la vérité. Et, miracle, elle l’a dit : « J’connais pas Daniel Legrand, il est innocent, etc. » Tout ça est un peu prévisible, mais c’est ainsi. Elle n’allait tout de même pas se déplacer, la Reine, pour raconter à nouveau des bobards. Bref, tout le monde est content. Enfin, presque, mais surtout les avocats de la Défense qui se tortillent en ricanant sur leur banc : « Voyez, voyez, c’qu’on vous disait : le dossier est vide-vide-vide ! ».

Des victimes (quand même, il y en a eu : douze enfants au final en appel à Paris), reconnues comme telles dans les procès précédents (les fils Delay notamment, qui sont présent à Rennes et parties civiles); qui n’ont donc pas menti quant aux sévices innommables qu’ils ont subis dès leur plus tendre enfance, mais qui, ici, ne sont pas crus lorsqu’il réitèrent formellement, et dans les yeux, leurs accusations à l’encontre de Daniel Legrand, qui soulève pour l’occasion vaguement une paupière : « Mais j’en ai rien à faire de ces gosses-là ! ». Car l’avocat général Stéphane Cantero veille au grain et les tance, ces gosses : « Vous vous trompez, les enfants, vous vous trompez ! Aujourd’hui, vous ne mentez pas, enfin, pas exactement : vous mentez sans vous en rendre compte !… ». Jolie trouvaille jésuitique, là, M. Cantero.

Quelques belles petites surprises, aussi: où l’on apprend qu’Aurélie Grenon, condamnée définitivement à Saint-Omer, était mineure en partie à l’époque des faits, mais qu’elle n’a pas bénéficié du même traitement que notre Daniel, puisqu’elle n’a pas été jugée par la juridiction idoine… Qu’elle a, de surcroît, été violée elle-aussi, qu’elle est donc à la fois complice et victime… comme Daniel Legrand lui-même, d’ailleurs, aux dires en tout cas des enfants Delay. Mais, on ne appesantit pas ; de cela, tout le monde se contrefiche : elle est d’abord là, la pauvre Aurélie, pour répéter (comme tout le monde) : « Legrand, connais pas… ».

Où l’on apprend aussi, par la bouche du journaliste témoin cité par la Défense, Georges Huercano-Hidalgo (Le type qui avait fait le documentaire susnommé), que Daniel Legrand a été violé en prison : c’est Daniel qui l’avait raconté autrefois à Georges… Oups! Dans son livre pathétique écrit avec feu Papa, Histoire commune, Daniel Legrand n’en a rien dit. Il a eu bien tort, ou il a dû oublier ce petit détail sans importance. Bon, passons.

Autre grand moment de surréalisme débridé : Sandrine Lavier, entendue comme témoin par visioconférence, parce qu’elle ne peut se déplacer, occupée qu’elle est à nourrir au sein son dernier-né (le Tribunal, dans sa grande générosité, soucieux du bien-être des familles aimantes, sensible à la tonalité touchante de cette scène d’allaitement que chacun imagine avec tendresse, brossée par un Da Vinci ou un Greco, a accédé à la demande maternelle de ne pas avoir à se déplacer, ce qui aurait perturbé le nouveau-né : preuve que la Justice des hommes est capable, parfois, d’être humaine) ; acquittée de Saint-Omer, condamnée néanmoins par la suite dans une autre affaire qui n’a rien à voir avec Outreau à du simple sursis de primo-délinquante pour maltraitance et violence sur deux de ses enfants, en même temps que son brave mari, Franck, acquitté de Paris et indemnisé comme il se devait de la même façon. Sandrine Lavier, qui pleure tant et plus à gros bouillons et qui réclame de pouvoir retrouver sa fille. Fille majeure, d’ailleurs, reconnue victime à l’époque… Il faut dire que mère et fille ne se voient plus trop : il y a comme un petit froid familial. Car cette fille reconnue victime de viols, indemnisée par la Justice (vingt fois moins que ses deux parents réunis), Maman Sandrine n’y croit pas une seconde : « Ma fille n’a jamais été violée. La preuve ? Je ne la quittais jamais, même quand elle se rendait chez les Delay-Badaoui… ». « Bon, d’accord, merci Madame Lavier, toutes vos histoires de famille, on s’en fout un peu, hein ? L’important c’est quand même que vous affirmiez, vous aussi : « Daniel Legrand ? Connais pas », n’est-ce pas ? « Oui, Monsieur le Président. Je l’ai jamais vu, il est innocent ».

On pourrait bien sûr continuer encore longtemps, entre Odile Polvèche, ex-épouse Marécaux, simple témoin cité par la Défense comparaissant parfaitement libre, qui hurle dans le prétoire, on ne sait trop pour quelle raison exacte : « Pourquoi on continue à me harceler ? Qu’est-ce que je vais dire à mes enfants ? Ce gars-là, je le connais pas !… » ; Marécaux qui pleure, comme d’habitude : « Daniel Legrand ? Je le connais-sniff- pas. » ; l’abbé Wiel qui n’entend plus trop bien, mais essentiellement les questions embarrassantes (qu’on se rassure: il n’y en a pas eu beaucoup)… « Hein, comment ? Legrand ? Non, connais pas… » Connais pas, connais pas, connais pas… Daniel Legrand existe-t’il ?

Un autre petit fait, un autre détail en quelque sorte : la célèbre journaliste du Monde Florence Aubenas, qui vient faire pression sur Homayra Sellier, Présidente de l’association Innocence en Danger et proche des fils Delay. Lors d’une interruption de séance, Florence Aubenas : « C’est quand même embêtant que Dimitri (second fils Delay) dépose la dernière semaine… On va penser qu’il fait pression sur les jurés… ». Étrange attitude journalistique que de voler ainsi au secours de la Défense et de façon si peu discrète…

Réquisitoire, qui n’en est pas un, de Stéphane Cantero : Daniel Legrand, que personne ne connait et n’a jamais vu nulle part, est innocent. La Défense n’a pas besoin de plaider : acquittement.

Bref, il a fallu bien souvent se pincer pour s’assurer de ne pas rêver. Ce qui a été présenté comme un procès modèle et équilibré était tout bonnement un procès joué d’avance : un procès, euh… comment dire ?

La raison du plus fort est toujours la meilleure

Merveilleux La Fontaine, écrivain généreux, poète délicat, fabuliste incomparable ! Heureusement que tu es là !… Chacun croit connaître ta fable et ta fameuse formule que l’on apprend aux petits enfants qui s’identifient en tremblant à ton agneau (Bon, je sais, c’est pas des histoires pour les enfants…). Eh bien, ta formule, peu, en revanche, en saisissent aujourd’hui la signification exacte. Car la « raison » dont tu nous parles n’est pas à prendre dans notre sens moderne et courant, mais dans le sens de « logique », « raisonnement », « argumentaire ». Si l’argumentation que tu prêtes à ton agneau est incontestable (« je n’étais pas né »), elle se heurte cependant à celle du loup qui, au passage, fait valoir l’argument fallacieux mais maintes fois utilisé depuis ton époque, y compris par les nazis (je t’expliquerai qui sont ces gars-là, un jour, tu vas halluciner… Les guerres de religion et la Fronde, c’est de la gnognotte), fait valoir, donc, l’argument de la « responsabilité collective » : l’agneau devient individuellement responsable des supposées turpitudes de sa race ou même de celles des humains avec lesquels, pourtant, il n’a rien à voir. Que les arguments du loup ne soient plus dès lors que mensonges et mauvaise foi, peu importe. Depuis le début de cette rencontre fabulesque, il se sait le plus fort, ton loup, et laisse argumenter l’agneau par amusement, distraction et salivation perverse-car ce loup en est un, et un vrai, pour retarder délicieusement dans la toute-puissance de sa nature prédatrice, le moment de l’issue fatale ; goûter en quelque sorte, par avance, le plaisir de le croquer par les mots avant de le croquer par les crocs, « Sans autre forme de procès »… Ce qui revient à dire : peu importe la qualité du raisonnement et la validité des arguments, le plus fort l’emportera toujours.

Merci, Monsieur de La Fontaine, de nous le rappeler avec autant de malice et de finesse.

En finir avec Outreau ? En finir avec cette histoire à tiroirs, celle d’Outreau, cette histoire picaresque mais vraie à récits multiples qui ne se rencontrent jamais ? A quelles conditions en finir ? Peut-être à une seule : que la « vérité », au moins celle des faits, apparaisse un jour. Car c’est bien la vérité, hormis les enfants, qui a été la victime d’Outreau, comme l’a toujours rappelé Marie-Christine Gryson, experte psychologue à Outreau, jamais récusée par personne, néanmoins devenue cible principale des loups modernes à deux pattes qui aiment bien s’attaquer aux femmes. Son tort ? Elle a parlé, dans un livre au titre fort judicieux La Vérité Abusée. Attention, il y a des sujets, dans notre pays, auxquels on ne s’attaque pas impunément…

Peut-être cette histoire s’arrêtera-t’elle en même temps que se dénouera, un jour, l’affaire Boulin et d’autres affaires encore sur lesquelles plane la Raison d’État ?

Bonus pour mémoire (Quelques extraits du rapport de l’IGSJ, 2006) :

« M. Maurel (Procureur de la République de Saint-Omer) dit avoir senti une démarche organisée des avocats de la Défense pour empêcher le Président de la Cour d’Assises d’instruire son dossier, le contrant dès qu’il posait une question embarrassante […] S’agissant des victimes [les enfants], il pense qu’elles ont été malmenées […]. Les enfants étaient harcelés de questions par les divers avocats de la Défense [les mêmes défenseurs qu’à Rennes, qui chassent en meutes]. Il existait une tension et une violence verbale très forte, organisée et relevant d’une stratégie de défense ».

M. Vigrau [Assesseur suppléant au procès de Saint-Omer] : « Les conditions dans lesquelles les enfants ont été entendus étaient épouvantables ».

Mme Claire Montpied, Conseiller à la Cour d’appel de Douai à l’époque : « Le dysfonctionnement réside avant tout dans une défense organisée par voie de presse et d’intimidation […]. En présence d’un dossier qui n’était pas si vide que cela, les avocats semblent avoir choisi, comme stratégie de défense, de déstabiliser l’institution judiciaire ».

Mme Déborah Bohée, Juge au Tribunal de Grande Instance de Lille : « Elle a le souvenir de journalistes, caméras au poing, dans le tribunal, sans aucun respect pour le secret de l’instruction et la présomption d’innocence. Elle a relevé qu’à l’époque les journalistes tenaient des propos totalement opposés à ceux qu’ils tiennent aujourd’hui ».

M. Patrick Sandral, Juge chargé du service du Tribunal d’Instance de Boulogne-sur-Mer : « Le procès s’est déroulé dans un climat de grande hostilité à l’égard de la Justice, climat entretenu par certains avocats de la Défense, relayés par les médias […]. Durant le procès, le terrain a été totalement occupé par les avocats de la Défense, talentueux et très combatifs […], qui avaient en outre une certaine proximité avec la presse. » Etc. Etc.

Allez, salut fraternel et, comme on dit : il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir… Courage  !