Depuis l’ouverture des débats le 19 mai, le procès de Daniel Legrand se focalise sur les souvenirs des parties civiles, qui nourrissent les accusations depuis le début dans cette affaire.
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« Souvenir – nom masculin. Survivance, dans la mémoire, d’une sensation, d’une impression, d’une idée, d’un événement passés. » Cette définition du mot « souvenir », issue du Larousse, n’a pas été citée au procès de Daniel Legrand, dernier acte de l’affaire Outreau, qui s’est ouvert le 19 mai devant la cour d’assises des mineurs d’Ille-et-Vilaine. Jonathan Delay, partie civile, a pourtant menacé de le faire face aux questions d’un avocat de la défense l’invitant à préciser ses accusations contre l’accusé. « Vous ne comprenez pas. Je n’en ai pas souvenir. Je parle d »images’, pas de souvenirs », a nuancé le fils de Thierry Delay et de Myriam Badaoui.
La nuance est importante. Car le seul élément nouveau dans les charges qui pèsent encore contre Daniel Legrand, acquitté en 2005, mais renvoyé devant la justice pour des faits qu’il est accusé d’avoir commis avant sa majorité, réside dans les déclarations des trois frères Delay. Alors qu’ils ne l’avaient jamais identifié comme faisant partie de leurs agresseurs, Jonathan, Chérif et Dimitri ont accusé Daniel Legrand, pour la première fois au cours de ce procès, de les avoir violés.
Des « images », des « flashs », un « visage »
Lors de leurs dépositions respectives, ces jeunes adultes n’ont pas été en mesure de donner des « détails », de décrire des faits ou gestes précis concernant l’accusé. Tous trois ont affirmé avoir en mémoire sa présence dans l’appartement de la Tour du Renard, à Outreau, lors de séances de viols commis par plusieurs adultes. Jonathan, entendu le premier, a parlé d’« images », Chérif de « flashs », puis Dimitri de son « visage ». Le témoignage de ce dernier était particulièrement attendu, car c’est lui, et lui seul, qui avait parlé d’un « Dany legrand en Belgique (sic) » à son assistante familiale. Un nom qui a conduit à l’arrestation de deux Daniel Legrand, père et fils.
Bizarrerie de l’instruction, parmi d’autres, il n’a jamais été demandé à Dimitri ni à aucun de ses frères de faire le lien entre ce « Dany legrand » et l’un des deux Daniel Legrand, par identification photographique par exemple. Ce lien, qui n’avait pas non plus été démontré lors des deux premiers procès, a été établi pour la première fois par Dimitri devant la cour de Rennes :
– Le président : « Pour vous, ce ‘Dany legrand’, c’est qui ?
– Dimitri : C’est l’accusé.
– Pourquoi l’associer à la Belgique ?
– Parce que c’est là que je l’ai vu la deuxième fois. »
« Souvenirs reconstruits ? »
Cette identification tardive de l’accusé interroge sur la nature des souvenirs des frères Delay, dont les accusations se sont avérées fausses pour au moins 12 des 13 acquittés (Daniel Legrand étant le 13e), sans compter une dizaine d' »innocents chanceux », ces personnes désignées par les enfants et innocentées avant le stade de la mise en examen. Au total, Dimitri a accusé au moins 70 adultes.
L’avocat général, Stéphane Cantero, n’y est pas allé par quatre chemins. Il a proposé trois hypothèses à Jonathan et à Dimitri : « 1. C’est vrai et vous avez des réminiscences tardives. 2. C’est faux, Legrand ne vous a jamais agressés. Mais, par des phénomènes de projections, de souvenirs reconstruits peu à peu, vous vous trompez. 3. C’est faux, vous le savez et vous mentez pour obtenir la condamnation du seul qui peut voir remettre en cause son acquittement. Une aubaine juridique en quelque sorte. »
Les deux jeunes hommes ont validé la première option. L’avocat général a un peu insisté avec Dimitri, sans doute le plus ferme dans ses accusations : « Vous l’avez vu après, à la télévision, aux procès. Est-il possible que vous ayez mélangé les choses ? » La réponse ne se fait pas attendre : « Non. »
Une « mémoire purement émotionnelle »
Sincérité, confusion ou mensonge… Depuis près de trois semaines, la cour navigue entre ces trois scénarios mémoriels. Seul Chérif a admis avoir accusé à tort une fois. Il s’agissait d’une infirmière scolaire dont la fille était scolarisée avec Dimitri à l’école. Chérif n’a pas su expliquer pourquoi il l’avait mise en cause à l’époque. Mais il s’est excusé devant cette femme venue témoigner à la barre. Dimitri, lui, a maintenu ses accusations sans ciller.
Plusieurs experts ont été convoqués devant la cour pour se prononcer sur la mémoire des enfants abusés et leur parole. Certains avaient examiné les enfants Delay, d’autres non. Pour Hélène Romano, psychologue spécialisée dans le psychotraumatisme, « la mémoire traumatique est une mémoire purement émotionnelle : vous avez des flashs, des traces. Une personne victime ne pourra jamais vous faire un récit chronologique. » Selon elle, c’est justement « le fait d’avoir des doutes, de ne pas être sûr de sa mémoire qui fait l’authenticité des souvenirs ».
Marie-Christine Gryson-Dejehansart, la psychologue qui a examiné 17 enfants dans l’affaire Outreau, est allée dans le même sens. Ses conclusions de l’époque ont beau avoir été contestées – la cour d’assises de Saint-Omer avait fait nommer des experts en urgence pour revoir les enfants –, elle estime que la crédibilité des enfants Delay ne fait aucun doute. « Peut-on imaginer que les enfants tiennent des discours fantasmés qui impliquent des personnes qui ne soient pas leurs agresseurs ? » lui demande le président de la cour, Philippe Dary. Marie-Christine Gryson-Dejehansart balaie cette hypothèse : « L’enfant qui fabule réfléchit à la vraisemblance. Là, il ne réfléchit pas, il est dans la sidération. »
Des têtes peuplées de mauvais films
Jean-Louis Viaux, qui avait cosigné avec elle l’expertise, est beaucoup plus prudent. Refusant de répondre à la question de la crédibilité, il a évoqué une « contamination possible par le flot d’informations sur cette histoire » et expliqué ceci : « Lorsqu’une personne est dans un traumatisme et cherche à se débarrasser de ce traumatisme, il va pouvoir l’attribuer à quelque chose d’extérieur : une scène de film, quelque chose d’imaginaire, etc. »
Des films, les petits Delay en ont vu de toutes sortes : des films d’horreur, des films pornographiques, peut-être même zoophiles. Comment ne pas faire le lien avec leurs souvenirs peuplés de scènes de viols par des animaux, de petite fille morte cachée dans du balatum sous un lit, de tombe creusée à la pelle pour l’enterrer ? Myriam Badaoui l’avait elle-même confié au juge Fabrice Burgaud : « Regarder des cassettes tous les jours, ça rend fou. » L’avocat général, qui penche visiblement pour cette interprétation, a posé la question à Marc Melen, un docteur en psychologie belge. « Les récits de l’enfant peuvent être contaminés par ces sources-là, a-t-il acquiescé. Dans ce contexte, il est possible que l’enfant interrogé soit plus sensible aux questions suggestives. » Au risque d’alimenter de « faux souvenirs » dans son esprit.
L’expert est longuement revenu sur les conditions de recueil de la parole de l’enfant, qui peut être polluée par toutes sortes de paramètres. A l’époque, ce sont les « tatas » des enfants Delay, chez qui ils ont été placés, qui consignent les confidences effrayantes des petites victimes. L’une d’entre elles l’a dit à la barre, elle n’a jamais été formée à cela. Les listes de noms établies par Dimitri s’allongent à vue d’œil : après ses parents, ce sont des voisins de palier, puis des habitants de l’immeuble, du quartier, les parents de camarades d’école de la ville de Samer, à 10 kilomètres d’Outreau…
La figure d’un adulte lourdement handicapé
L’abbé Dominique Wiel, venu témoigner comme dix autres acquittés, a eu cette réflexion : « S’ils sont sincères, s’ils nous voient [dans leurs souvenirs], ça nous pose des questions au sujet des fabulations des enfants. » Il cite l’exemple de Jean-Marc Couvelard, qui apparaît parmi les premiers agresseurs cités par les enfants. L’enquête a établi qu’il était matériellement impossible que cet adulte lourdement handicapé, incapable de faire trois mètres sans tomber, puisse monter les cinq étages de l’immeuble des Delay pour aller violer les enfants. « Qu’ils le voient, ça ne m’étonne pas, reprend l’abbé Wiel. Car tous les enfants de la Tour du Renard dans leurs cauchemars voyaient cet handicapé. Il était comme le monstre. »
La réalité s’immisce dans les cauchemars, qui viennent à leur tour contaminer la réalité. L’invention pure et dure, à partir d’éléments réels, n’est pas non plus exclue. Selon Marc Melen, l’assertion « les enfants ne mentent pas », répétée par le juge Fabrice Burgaud pendant toute l’instruction, est à prendre avec une « énorme circonspection ». Non seulement, ils peuvent mentir dès l’âge de 2 ans, explique-t-il, mais ils peuvent avoir conscience de le faire, pour faire plaisir à un adulte et s’adapter à ses réactions.
Une autre psychologue, Brigitte Bonnaffé, confirme. C’est elle qui a vu les enfants Delay en urgence pendant le procès de Saint-Omer. Chérif lui a ainsi confié avoir « mis en cause des accusés uniquement pour coller au discours de sa mère ». Myriam Badaoui, entendue devant la cour la semaine dernière, a déclaré l’inverse. Elle a assuré ne plus vouloir mentir pour suivre les accusations de ses enfants et appelé ses fils à ne pas « construire (leur) vie sur du mensonge ».
Julien Delarue, avocat de Daniel Legrand, résume l’enjeu pour les jurés : « Je ne sais pas si la justice doit être rendue sur des flashs. » Le verdict est attendu vendredi. Il encourt vingt ans de réclusion criminelle.
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