5/ Rita Hayworth et sa mère face aux viols par inceste

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Ces quelques remarques de Vernon jettent aussi un éclairage important sur le rôle énigmatique de la mère dans la famille. Les efforts de Volga pour protéger sa fille, en l’accompagnant à Agua Caliente et en dormant avec elle, suggèrent qu’elle était au courant des procédés d’Eduardo et qu’elle voulait y faire obstacle. Mais si elle comprenait vraiment ce qui arrivait à Margarita, pourquoi ne pas y avoir mis un terme définitivement ? Après tout, Volga a laissé sa fille continuer à vivre dans l’isolement et à danser à Tijuana pour subvenir aux besoins de sa famille. De plus, elle ne pouvait les tenir à l’œil vingt-quatre heures sur vingt-quatre; travaillant avec sa fille et vivant sous le même toit qu’elle, Eduardo n’avait qu’à attendre le moment où ils se retrouveraient seuls.
Là encore, les remarques de Vernon sont très révélatrices. Il parle de sa loyauté envers sa sœur lorsque brusquement il fait allusion à la dévotion de Volga à l’égard d’Eduardo : « C’est la même sorte de relation, je pense, que ma mère avait avec sa famille et spécialement avec mon père – c’est-à-dire la loyauté.

Je ne pense pas qu’elle pouvait l’expliquer, ni moi non plus, mais je sais ceci : Rita pourrait me couper une jambe et faire appel à moi le lendemain, je répondrais présent, cela, elle le sait fort bien. »
Margarita n’ignorait sans doute pas le degré de loyauté de son frère, mais si l’on tint compte de la violence de l’image utilisée par celui-ci, elle savait sûrement quelque chose d’autre : quels que fussent les tourments infligés par Eduardo à sa famille Volga demeurerait (« spécialement ») loyale envers son mari.
Confrontées à l’inceste dans leur famille, toutes les mères n’en font pas autant que Volga pour essayer d’y mettre un terme, mais bon nombre, dont Volga, demeurent partagées entre ce qu’elles doivent à leur mari et ce qu’elles doivent à leur fille (le mari venant presque toujours en premier). Aussi soucieuse qu’elles soient du sort de leur fille, maintenir l’intégrité de leur mariage et de leur famille est pour ces femmes la priorité absolue. Sans le mari, comment leurs enfants et elles-mêmes survivraient-ils ? Alcoolique, dénuée de tout pouvoir, économiquement dépendante, Volga est le type même de ces mères pour lesquelles il n’est pas question de sauver leur fille en plaquant leur mari. Ni, dans son cas, d’anéantir la source de revenus de la famille en séparant les Dancing Cansinos.
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Rita Hayworth et la maladie d’Alzheimer

13/ L’atteinte narcissique et la culpabilité pour la mère par Questions d’inceste

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La dénonciation représente une atteinte narcissique inimaginable pour la mère. Dénoncer, c’est étaler au grand jour l’intimité d’un fonctionnement familial qui se doit par essence de rester intime et privé. Le déballement public de l’inceste signe l’échec de sa relation conjugale et maternelle, comme si elle était prise en flagrant délit d’incapacité de satisfaire son mari qui lui a préféré sa fille et de protéger son enfant. Dans les deux cas il y a la marque infamante d’une culpabilité qui atteint et blesse profondément son image.

Cela renvoie chez ces mères à la nature et à la qualité de leur narcissisme primaire, seule assise psychologique capable de leur permettre d’aller au-delà de leur honte pour sauver leur fille. S’il a été défaillant et n’a pas permis l’accès à une identification féminine et maternelle « suffisamment bonne », il ne leur permettra pas de s’oublier pour se mettre au service de l’enfant, fût-ce au prix du sacrifice de leur image. Dénoncer, c’est en quelque sorte s’accuser et du coup perdre toute estime de soi. Privées au départ d’une bonne image intériorisée d’elles-mêmes, elles ont un besoin farouche, vital de la retrouver dans le regard de l’autre. Ne se reconnaissant pas de valeur interne, elles ne peuvent la trouver qu’à l’extérieur, dans la confiance de l’autre. Il ne saurait donc être question qu’elles donnent l’occasion de se faire mal voir, ce qui entraînerait leur effondrement dans la honte et la dépression.

La résistance à la découverte de la réalité de l’inceste et à sa dénonciation procède de cette tentative désespérée de survie et de maintien d’un narcissisme de façade qui se craquelle et contient mal les angoisses que ces mères sentent resurgir comme de nouvelles menaces d’anéantissement.

L’intériorisation de la souffrance de l’enfant est-elle pour autant totalement absente ? La honte du narcissisme blessé empêche-t-elle toute réelle culpabilité ? Nous ne le pensons pas. Il est simplement question d’un subtil équilibre instable entre l’intérêt de son image et celui de sa fille. La faille initiale se traduit par une inhibition anxieuse, un laisser-faire et une attente désespérée et infantile pour qu’un autre le fasse à sa place. Cette difficulté à dénoncer est à l’image de l’infantilisme du père séducteur qui a conscience de l’anormalité et de la gravité de ses actes mais qui ne peut s’empêcher de les commettre et qui attend qu’une autorité supérieure vienne l’arrêter.

La victime semble l’avoir compris. Est-ce alors pour protéger sa mère ou au contraire parce qu’elle la méprise et la juge incapable de la croire et de la protéger qu’elle révèle l’inceste à une autre? Ou est-ce la honte et la culpabilité de parler de ça avec elle qui la poussent à dévoiler à l’extérieur ce secret de famille ? Nous sommes là dans cette problématique de la honte, de la culpabilité, de la confiance, du narcissisme blessé et chaque cas est alors singulier dans la façon dont il se traitera, privilégiant telle ou telle inclination selon des lignes de force structurellement déjà établies et toujours différentes les unes des autres.

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