Les avocats de la défense se sont appliqués à détruire les expertises sur lesquelles l’instruction s’était appuyée
Outreau : les psychologues vaincus par KO
« Rien ni personne n’est infaillible. »
Le Figaro – 5 juin 2004
Les psychologues qui avaient déclaré « crédibles » les enfants dont les accusations ont conduit aux assises du Pas-de-Calais les dix-sept pédophiles présumés d’Outreau, ont été fortement déstabilisés, hier, par la défense. Le procès reprendra lundi avec l’audition de leurs confrères qui avaient expertisé les adultes.
Saint-Omer : de notre envoyé spécial Stéphane Durand-Souffland – Le Figaro – 05 juin 2004
Me Eric Dupond-Moretti fait de chaque procès une affaire personnelle. Pendant judiciaire de l’hercule de foire, il défie un à un les protagonistes à la recherche du KO. Président, avocat général, parties civiles (s’il est en défense), défense (s’il est partie civile) : il lui faut tous les terrasser.
La procédure, parfois, lui facilite la tâche. Ainsi du dossier d’Outreau. Énorme scandale, crimes abominables, ramifications internationales, dix-sept enfants considérés comme victimes… Au vu de l’enjeu – quatre accusés encourent la perpétuité, les autres vingt ans de réclusion – on pouvait s’attendre à des expertises psychiatriques nombreuses, fouillées, inattaquables. Le juge d’instruction a préféré la carte du dépouillement. Il a commis trois psychologues pour vérifier si les petits étaient crédibles. Un pédopsychiatre est bien intervenu, mais par hasard : dans le cadre d’un autre dossier, en examinant Jonathan, également partie civile au procès de Saint-Omer.
Les enfants ont été entendus : certains, indiscutablement, ont menti à la barre. Pourquoi étaient-ils crédibles face aux psychologues, dont le label a longtemps justifié le maintien en détention provisoire de la plupart des accusés ?
Le premier, Emile Leprêtre, 64 ans, a assisté à deux auditions d’Aurore par la police (nos éditions d’hier). A-t-il pratiqué un examen classique, en tête-à-tête ? Non. A-t-il émis un diagnostic ? Non. Mieux que cela : il en a signé deux. Aurore était crédible le 15 février 2002, non crédible le 5 mars suivant. Match nul.
Second expert : Alain Leuliet, le pédopsychiatre égaré, remarquable au demeurant, expose sa méthode. Il refuse de lire les pièces du dossier, s’entretient longuement avec l’enfant, établit un diagnostic. Me Lejeune, conseil de l’abbé Wiel, lui soumet les questions que posaient les policiers aux gamins. Le Dr Leuliet : « Elles sont tendancieuses, très orientées. » Les psychologues qui, eux, ont potassé le dossier, n’ont rien trouvé à y redire.
Me Dupond-Moretti s’est échauffé. Il est prêt pour le troisième expert : Marie-Christine Gryson-Dejehansart, « victimologue », qui a examiné Kévin Delay en août 2001, et les autres enfants, avec Jean-Luc Viaux, ultérieurement. Mme Gryson manie, à toute vitesse, une langue étrange, qui n’est ni celle de la Tour du Renard ni, à coup sûr, celle des jurés. « Morphologie sémantique traumatique », « soulagement libératoire »… Aïe : elle parle psy.
Me Dupond-Moretti qui, lui, sait parler à des jurés et va immédiatement les déculpabiliser de n’avoir pas saisi un traître mot : « Votre rapport a un mérite essentiel, il me remet à ma juste place. Je n’ai rien compris.
– Ce n’est pas ma mission de répondre. Mon expertise est phénoménologique.
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– C’est une méthode enseignée à Lille-III et qui sera codifiée dans un ouvrage à paraître en septembre.
– Vous écrivez, page 12 de votre rapport (il s’approche de la barre, le témoin semble rétrécir : c’est bien votre signature ?) : « Rien ne permet de penser que Kévin impute des faits à des personnes non concernées. » Donc, il dit la vérité ? »
La victimologue, dans la peau d’une victime : « Je vais essayer de rester sereine… Je ne suis qu’une petite psychologue de terrain. Cela fait dix ans que je suis agressée comme cela… Ce métier n’apporte aucun confort moral ou financier… »
Le président : « On vous a posé une question précise ».
Mme Gryson : « Je n’ai pas de réponse précise. »
Me Dupond-Moretti : « Pourquoi ne répondez-vous pas, puisque vous l’avez écrit ? »
L’expert : « C’est une dualité d’experts. »
Mais Me Dupond-Moretti le veut, son KO. Il pioche à présent dans le dossier les assertions les plus saugrenues : « Quand un enfant raconte avec force détails qu’il a assisté chez lui à un meurtre à coups de pelle, à la mise à mort d’une fillette belge ou à celle d’un bébé caché dans un placard, c’est la vérité ? » La victimologue, d’une voix fluette : « Ce n’est pas Kévin. Il faudrait voir l’enfant… » Exact : il s’agit de son frère Dimitri, qu’elle a expertisé avec M. Viaux.
Me Dupond-Moretti a ouvert la brèche dans la forteresse des experts. Me Julié, conseil de Karine Duchochois, s’y engouffre et obtient sans mal cet aveu de Mme Gryson : « Rien ni personne n’est infaillible. »
Jean-Luc Viaux, pour terminer. Professeur d’université, de faux airs du cinéaste Patrice Leconte, ce spécialiste se réfère fréquemment à un auteur d’articles et d’ouvrages de premier plan : lui-même. La défense, irrévérencieuse, lui reproche justement, par la voix de Me Frank Berton, d’avoir accordé le matin même un entretien au Parisien, d’avoir écrit sur l’affaire d’Outreau au Monde du 25 mai, et d’être apparu sur France 2 à « Envoyé spécial » le 27. Cela fait beaucoup pour un expert tenu à la réserve et censé réserver à la cour le fruit de ses réflexions, d’autant que ses prises de position très « pro-parole de l’enfant » permettent de douter de son impartialité.
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