Dominique – La pute du temple

Récemment, j’ai reçu une photo de moi envoyée par Gisèle, mon amie d’enfance. Sur la photo, j’ai 15 ans, les cheveux aux épaules, retenus en mie queue par un ruban de satin, une jupe années sixties pied de poule plis creux, petit pull rose bien sage, on est sur un banc du temple protestant, sûrement dans l’attente de notre préparation de communion solennelle.
De mes quinze ans, j’avais gardé cette image idyllique d’une jeunesse romantique à lire Le Grand Meaulnes, Tourgeniev, à déclamer du Corneille et  passer une retraite de Pâques au milieu des jonquilles et des agneaux, quelque part en Bourgogne. Gisèle et moi, on rit sur la photo, pourtant déja j’avais fui l’objectif, mon visage est tourné de l’autre coté, on sent une raideur dans ce corps trop grand pour son age, ses bras trop longs qui ne savent pas ou se mettre. Gisèle rit à gorge déployée face au photographe, inconsciente de l’envers du décors.
Ma Dominique de 15 ans  a déboulé dans ma vie, un matin que j’épluchais des légumes. Oublier ce film à la con, dit-elle, elle m’a balancé la vérité en pleine figure. Je l’entends me dire « Je suis la pute du temple ».
Cette phrase me replonge immédiatement dans une scène éffacée depuis des lustres, j’étais le bouc émissaire au temple protestant. Le mercredi, il y avait étude biblique. Le pasteur rendait les copies. Le thème « la porte étroite. J’avais eu la meilleure note. Trop bonne note. Le pasteur m’avait accusée d’avoir triché, pompé sur un bouqin. L’hostilité grondait parmi les autres élèves, tous issus de la bourgeoisie Dijonnaise, mes frères étaient là eux aussi prenaient part aux moqueries. Ce jour là, j’avais un rhume. Je toussais, une toux grasse qui avait fait dire à l’assemblée « elle nous dégoute ». Après le cathé, mes frères m’ont tendue un guet apens. Ils m’ont fait monter dans une voiture, un des petits bourges m’a sauté dessus. C’était normal. J’étais la pute du temple.

En un éclair, un flash back d’une seconde, j’ai eu le temps de discerner une masse noire qui me fonçait dessus, le pasteur. Son torse fond sur moi, je ne m’y attendais pas, une terreur glacée m’envahit. Je n’ai pas le temps de fuir, fuir au plafond comme la nuit chez moi, je vois le carrelage blanc du sous sol du temple, je sens la présence des autres « retraitants » de communion, ils savent, quelque part ils savent, mais c’est mieux que ça tombe sur moi, d’ailleurs mes frères l’ont déjà fait comprendre, que je les dégoutais, que j’étais dégoûtante. Je n’ai pu que fuire à l’intérieur très loin ; on n’en a plus jamais reparlé de cette retraite.

Mais ma Dominique de 15 ans ne veut pas qu’on lache l’affaire comme ça ; Ce pasteur, il s’en est tiré, il a même eu la légion d’honneur. La Dominique de 15 ans est restée toutes ces années emmurée, les cheveux hirsutes, elle ressort aujourdhui et crie vengeance, vengeance pour ces viols, pour ces petits cons de bourges qui après ça n’ont plus arrêté de l’humilier, l’ostraciser, la traiter de pute.

Alors la Dominique de 15 ans dit oui, je suis la pute du temple, ne me parlez plus de religion, de lieu sur, de Dijon, de temple, de Bouddhisme ; Dominique adulte est devenue Bouddhiste, elle a remué ciel et terre pour trouver un maitre, un maitre véritable qui ne pense pas sexe, fric, honneur, célébrité. Elle l’a trouvé mais ne comptez pas sur moi. Je porte encore un enfant mort dans les bras, j’ai vu trop de sang, trop de trahison.
Dans le sous sol du temple, il y avait un labo photo, tenu par mon oncle, pédophile notoire.Voila, vous avez déja tout compris. Je n’en ai que deux souvenirs : moi penchée dans le noir sur les négatifs plongés dans la cuve de développement, et l’autre autre flash back d’épouvante ; mon oncle me ramène au local des bateaux (il fait aussi l’animation kanoe kayak aux scouts protestants) ; il a arrété la voiture a mi chemin, la même épouvante glacée me gagne et m’oblige à lui faire quelque chose, ce n’est pas clair, il est question de levier de vitesse. Sinon, « c’est avec le manche du marteau, si tu parles quand on arrive au local ».
Ma Dominique de 15 ans ne sait pas qu’elle peut pleurer. Elle ne se sent en sécurité que dans son monde de portes blindées codées, un monde de hard rock, de films gore, de violence, d’anarchie ou personne ne peut faire confiance en personne. Ma Dominique de 15 ans cherche sa fille morte. Je lui récite les vers de mon maitre Tibétain sur La Grande Compassion. Pour l’instant, elle hurle « barratin que tout ça ». Mon maitre sourit. Il la prend dans ses bras et pleure pour elle.

Dominique – Lettre à ma mère

Maman,
C’est un mot que je prononce presque jamais.
On ne se parlait plus au téléphone. Juste un email laconique tous les six mois. Hier, tout à basculé. Tu avais le souffle coupé après avoir lu l’article du Nouvel observateur. Tu avais perdu ta morgue et ton aplomb coutumiers qui me clouaient le bec d’un cynique « ah, mais tu sais bien que ce sont des faux souvenirs ».
Hier, tu étais devant l’insupportable, comment ai-je pu parler, extirper de ma mémoire des faits qui nous mèneraient tout droit aux Assises. Dans ta voix, il y a ça aussi, la peur d’être démasquée. Une fraction de seconde et nous voilà toutes deux revenues dans la cuisine, dans l’insupportable brêche de l’amnésie. Tu as les mains en sang et moi le ventre éclaté. On se tient toutes les deux aux lisières des enfers.
Non, ça ne se peut pas, disent les enfants dans leurs jeux. Stop ! pouce. Il ne faudra plus jamais se rappeler de tout ça, pas de sang, pas d’enfant mort, pas de crime. La table de Formica est comme avant. Il ne s’est rien passé. Tu fais de la dépression, tu n’as qu’à rester au lit. Demain, tu n’iras pas à l’école. J’ai évacué tout le sang de mes yeux. J’ai commencé à avoir des conjonctivites à répétition. De prix d’excellence, j’en suis arrivée à ne plus savoir épeler les mots ni à pouvoir lire. Tout se délite sous mes yeux. Je ne peux plus faire de gym non plus. Impossible de monter à la corde, pourtant c’est obligatoire au Bac. Papa a installé un portique au jardin. « Tu vas finir chez Amora à mettre des cornichons en bocaux, si ça continue », il hurle.
Mes frères se tapaient la tête contre les murs, J.-M. a commencé à bégayer salement ; Et puis, ils ont foutu le camp très vite, à ne rentrer que tard la nuit, imbibés et défoncés.
Tu n’as toujours rien voulu voir: « non, il n’y a pas de problème d’alcool à la maison, ton père travaille dur pour vous nourrir. »
Il m’a fallu toute une enquête familiale pour comprendre le plus insupportable. Maman, toi et moi nous avons partagé les mêmes bourreaux. Ta mère vous avait élevés seule, ton frère et toi. Son mari était mort à la guerre. Ton frère, qui t’avait agressée est devenu mon tortionnaire aux scouts. Tu aurais pu faire de brillantes études. Pas d’argent, seulement pour ton frère. Un fils de riche t’a fait croire au prince charmant avant de t’abandonner alors que tu t’étais inscrite à la fac en candidat libre. Toi, tu dis, il est mort envoyé en Algérie, on se serait mariés sinon. Tu t’es marié avec Papa, pour échapper à ton frère et Mémé. Tu as commencé à prendre tes trucs pour dormir. Tu avais peur du noir.
Tu ne voulais pas que je fasse ma chambre. « Je ne veux pas que tu deviennes une Cosette comme moi. »
Après mon Bac, je suis partie à Normale Sup. J’en suis revenue peu de temps après, j’avais été violée.
Avant de mourir complètement alcoolique, la soeur de Papa t’avait confié qu’elle avait été victime d’inceste, qu’il s’était passé des choses épouvantables dans cette famille. Tu as eu vite fait de tout étouffer, comme d’habitude, tout ripoliner. Une faille narcissique trop dure à combler.
Alors, selon ton slogan préféré « Quand il y a un problème, il y a une solution. Et quand il y a une solution, il n’y a plus de problème ».
Il n’y a plus eu aucun problème. J’ai été déclarée folle. Papa l’avait prédit : « Si chaque fois que tu fais une fausse couche, tu adoptes un chat, on t »appellera la folle aux chats.
Tes imprécations n’y ont rien changé. Il faut croire que tes « crève sur le champ, salope ! », « merde du ventre ! » « c’est toi qui aurait du mourir au lieu de ton frère ! » n’ont pas agi sur moi.
Je me suis toujours accrochée à la vie, dans le désir de faire cesser cette grande tragédie qui nous avait emportés depuis des générations, cette tragédie qui n’a plus lieu d’être aujourd’hui.
Oui, tu es très agée, tu vas bientôt franchir le pas vers un autre Bardo, un autre espace temps. Laisse cette fureur derrière toi, au moment de mourir, lâche ce manège incessant. Je crois qu’on s’est rejointes, Maman, dans cette ultime preuve d’amour, donner les clés de la liberté. L’inceste ne rodera plus à nos portes, je ferai tout mon possible pour que ta propre voix, que tu n’as pas pu trouver se joigne à la mienne.


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