J’ai une horloge dans le ventre, une bombe à retardement qui se met en marche quand la nuit est tombée.
Je la crois désactivée, c’est bon, il ne reviendra plus, lui qui attendait dans la cuisine que tout le monde soit endormi, lui qui essayait de désactiver son propre mal être en buvant ; mais plus il buvait, plus je savais que cela aurait l’effet contraire et que la seule solution c’était… moi. Moi, son exutoire, sa sortie de secours. Il est minuit et je me laisse « dépieuter ». Demain, je ramasserai les morceaux de mon cerveau épars au pied de mon lit. L’homme à la cervelle d’or, un conte que j’avais lu enfant et qui résonnait tellement bien.
Mon père est mort. Parfois l’enfant en moi pousse un soupir de soulagement. Il est mort, bien mort, il ne peut plus faire de mal. La liste de ses victimes est enfin close.
Pourtant, à minuit, il revient encore parfois me hanter, son haleine, ses yeux de fou, ses mains puissantes qui vont me baillonner.
Mais non, je ne le laisserai plus faire. Au plus profond de la terreur, quand rien ne peut plus me ramener au moment présent tellement la réactivation est puissante, alors là, je lâche mon protecteur, une panthère noire. De l’ultime enfer elle bondit et vient nous garder, mon mari et moi. Mon mari, de ses quatre ans d’enfant kidnappé, me dit : « j’ai peur ». Et moi de répondre, « mais non, la panthère noire est là, personne ne peut entrer dans la chambre », n’aie plus peur ».
Un jour prochain, sûrement que la panthère n’aura même plus besoin d’apparaitre, tous nos abuseurs se seront volatilisés. C’est juste une question de temps.
Les lieux de la maison à transformer : la salle de bains
D’abord le concept même de « maison », de lieu sûr, de chez soi, je ne l’ai acquis que très tard dans ma vie. Je l’avais fui comme la peste.
Dès que j’avais pu, j’avais couru le monde à la recherche d’une réponse à mon mal être inconnu et une maison, je n’en voulais pas. Je n’avais pas compris pourquoi et à cette époque, je vivais de communauté en centre Bouddhiste, noyant ainsi le poisson sous couvert de bondieuserie.
Il y a peu, je me suis rendue compte de l’ampleur des dégâts et me suis attelée au « chantier » : en priorité, la salle de bains et la chambre.
La salle de bains, c’est une des pièces les plus douloureuses pour mon mari et moi. Dans les magazines féminins, on s’y dorlote, se pomponne. On s’y tartine de crèmes qui sentent bon et on plonge dans des mousses voluptueuses. Le corps se laisse aller, l’esprit se détend.
Pour mon mari, c’est un lieu de torture clair et net. Sa belle-mère abusait de lui en lui donnant le bain. Le carrelage, l’eau et les toilettes le renvoient à l’unité spéciale de la prison ou il a été violé et torturé en Afrique du Sudavant d’être expulsé. Il a encore beaucoup de difficulté à prendre soin de lui, d’autant plus qu’il en est resté invalide.
Pour moi, c’est un des lieux de supplice ou l’on est pris au piège par surprise. Le radiateur, le rebord de la baignoire, le lavabo émettent des messages intolérables au cerveau qui ne veut pas s’y attarder et juste foutre le camp de là. Ou bien, il faut rejouer la scène initiale et se faire du mal pour évacuer le stress. Ma façon à moi, c’était de me triturer la peau, traquer le moindre point noir, faire expier la chair. Un TOC qui a laissé de minuscules traces partout ou il le pouvait.
Aujourd’hui, j’ai réussi à déjouer ce plan infernal. La salle de bains, la plupart du temps, est devenue un lieu accueillant sauf pour me laver les cheveux, qui reste pénible. Le dos tourné, je suis en position de vulnérabilité et me sens en insécurité et c’est aussi sans doute parce que c’est ma mère qui me lavait les cheveux, ma mère dont je sentais les pulsions mortifères. Moi aussi, maintenant, je me tartine de lait pour le corps à la vanille, comment j’ai pu me priver de ce plaisir toute ma vie ? Et se mettre du parfum, c’est magique.
Quand je suis en période de réactivation et que je replonge dans le passé, surtout lorsque la nuit tombe, la salle de bains redevient cet endroit blafard d’où surgissent des monstres de la baignoire ensanglantée. Je ferme la porte et ne m’y aventure pas. Avec mon mari, on choisit d’en rire (le lendemain !) dans ces moments surréalistes ou tous nos fantômes rôdent.