Différences entre groupe réel (ou In Real Life) et groupe virtuel par Edith Lecourt
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Nos premières recherches sur ce sujet nous ont amené à lister
quelques-unes des différences entre groupe réel (ou In Real Life) et
groupe virtuel.
Processus secondaires et textualité
Ce serait un groupe de paroles… écrites (importance donnée
aux processus secondaires), un groupe de médiation (par la
machine : hardware, l’ordinateur ; et aussi le software, les logiciels,
etc.).
Angoisses
Ce dispositif semble diminuer les angoisses de mise en groupe
et offrir ainsi un apprentissage relationnel sans risque (ou presque).
Le présupposé égalitaire protège des angoisses de castration.
Par contre, l’omniprésence peut parfois prendre un caractère
persécutif (le groupe continue à fonctionner en dehors de ma
présence sur le blog, ce manque de limites peut me donner le sentiment d’être envahi).
Et s’il y a moins d’angoisse, on trouve de l’inconfort, de l’incertitude, de l’inquiétude : car dans ce jeu de simulacre, de leurre (Missonnier), l’autre est insaisissable ! Quelle partie de lui est en contact ? Par quelle diffraction nos personnes se trouvent-elles
mises en relation ?
Le familier et le banal
C’est qu’une sorte de « familiarité générale » est créée par la
modalité égalitaire des échanges, produisant une sorte de banalisation de la relation (le banal de Sami Ali). On peut aussi y percevoir
une mise à l’honneur du sens commun, dont nous avons vu l’importance dans l’élaboration proposée par Bion.
Le pulsionnel
Débarrassé de l’obstacle du physique, ce groupe ne « fait pas
corps » comme le groupe réel ! Il est protégé de l’excitation de la
rencontre physique, notamment par la machine, qui peut devenir
une véritable armure ! Un nouvel imaginaire devrait émerger de ces
rencontres.
En fait, ce dispositif laisse une large place à la modulation de la rencontre, jusqu’au face à face réétabli par la webcam par
exemple.
Le couple pulsionnel voyeurisme et exhibitionnisme y a une place centrale par le montrer / cacher inhérent à ce mode de relation.
Le pulsionnel restera « perso », espace privé. S’il se manifeste,
c’est sous une forme sublimée : le rythme des interventions, le
style, le contenu, etc. L’émotion se trouve ici recodée (abréviations,
smileys, émoticons, majuscules) mais toujours sous contrôle –
soupape de sécurité, pour l’agressivité des adolescents par
exemple (les jeux de guerre).
Place de l’imaginaire
On observe une maximalisation du processus de projection, un
déploiement de l’imaginaire proche du rêve. Sommes-nous ici près
du niveau de l’inconscient collectif de Jung ? Une typologie des
avatars existant actuellement sur l’Internet nous ramènerait-elle à ces données basiques ?
Sentiment d’étrangeté
Il faut parler ici du sentiment d’étrangeté produit par cet océan
d’inconnaissable.
Ollivier Dyens, professeur à Montréal, écrit : « La science et la
technologie apportent des réponses qui, de plus en plus, contrarient ce que disent nos sens et notre esprit » (Le Monde, 2008). Les
progrès technologiques, la 3D, le réalisme des images de synthèse
font le succès des effets d’immersion des jeux en ligne et des
univers comme Second Life.
Irvin Bearcat (dans Beau, 2007) parle du changement de nos paradigmes de représentation : une mutation polysensorielle de
l’humain et de ses représentations est en cours.
De l’illusion groupale
La toute-puissance du blogger ne semble pas être celle de l’illusion groupale ; c’est une toute-puissance plus solitaire (pas celle d’un « nous »), mais fortement appuyée sur des éléments de réalité : les pouvoirs de la technologie.
Le concept d’illusion groupale a été conçu comme une réponse à l’importance de l’angoisse suscitée par la mise en groupe, comme la mobilisation des mécanismes de défense. Or nous avons constaté que cette angoisse est, sinon absente, du moins fortement diminuée
par le dispositif de l’Internet.
Pas de trace ici du « fantasme de casse », face envers de l’illusion groupale. Il n’y a donc pas la nécessité de mobiliser les mécanismes de défense pour produire cette
illusion.
Le groupe virtuel ne serait-il qu’une survivance, ou une formation intermédiaire entre le groupe social et le réseau, comme une
voie de passage, pour nous, anciens Terriens (le temps de nous adapter), vers un nouvel être-au-monde : le réseau ? C’est en ces
termes que le philosophe Slavoj Zizek s’interroge, dans un article
paru dans Le Monde du 27 janvier 2007, sur les changements
produits par l’Internet. Voici ce qu’il écrit : « Notre immersion dans
le cyberespace ne va-t-elle pas de pair avec notre réduction au
statut de monade leibnizienne [ … ] une monade qui ne rencontre que des simulacres virtuels, tout en étant plus que jamais
immergée dans le réseau mondial, communiquant en temps réel
avec la terre entière ! »(p. 20).
L’Internet ne produirait-il donc qu’un effet de foule ? Ou vivons-nous une transformation profonde ? Les effets sur l’individu de son immersion dans le réseau mondial de ces simulacres sont-ils à rapprocher d’un effet de foule
en « non-présentiel », comme on dit maintenant (situation d’ailleurs déjà imaginée par Le Bon !) ? Ce qui est nouveau, c’est
l’importance prise par la part de jeu (qui n’est pas liée à la situation
de foule).
Il est intéressant de noter que le réseau a vu la nécessité de
créer des « communautés » en son sein : pour quelles fonctions ?
Pour répondre à quels besoins ? Quels rapports entre le réseau et la
communauté ? Y a-t-il encore place pour le groupe dans ce nouveau maillage ?
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