Pour les traumatisés, impossible d’oublier

Pour les traumatisés, impossible d’oublier
par Lionel NACCACHE
Publié le 11/10/2018
On vient de comprendre pourquoi les victimes d’agression ou d’attentats sont poursuivies par des souvenirs du drame. Dans leur cerveau, un mécanisme qui sert habituellement à oublier les faits pénibles s’est enrayé.
Lionel Naccache est coresponsable de l’équipe PICNIC Lab, à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière, à Paris.


Le 11 septembre 2001, les tours jumelles de New York s’effondraient à l’occasion de l’attentat terroriste le plus médiatisé et donc le plus marquant de ce XXIe siècle naissant. Des milliards de consciences humaines furent en un instant durablement marquées, dans leur mémoire, par cet épisode terrible. Un événement qui a engendré chez de nombreuses victimes survivantes des souvenirs devenus traumatiques. Suite à de tels drames, et surtout lorsqu’ils sont vécus à la première personne – attentats, mais aussi accidents, scènes de guerre, viols, etc. –, certains individus développent un syndrome de stress post-traumatique (PTSD en anglais). Ce trouble se caractérise par l’irruption incontrôlable de souvenirs de la scène traumatique : des souvenirs vécus sur un mode très vivace, extrêmement sensoriel, sans aucune distance entre le souvenir d’un épisode passé et le temps présent. Tout se passe un peu comme si les émotions négatives puissantes de cette scène étaient revécues au présent. Chez d’autres individus, le choc psychologique du traumatisme déclenche une réaction opposée : un oubli qui déborde de l’événement vécu pour emporter avec lui des pans entiers de la biographie et de l’identité du sujet.

La notion d’oubli volontaire

La même année, en 2001, un travail scientifique important sur la mémoire humaine fut publié par deux psychologues de l’université de l’Oregon, Michael Anderson et Collin Green, dans la revue Nature. Ces chercheurs ont élaboré une méthode originale pour étudier l’oubli volontaire : comment parvenons-nous à oublier volontairement quelque chose que nous savons déjà, ou que nous avons vécu ? Leur protocole expérimental se déroulait en trois phases : lors d’une phase d’apprentissage, on demandait aux sujets d’apprendre des dizaines de paires de mots (par exemple, associer le mot « champagne » en réponse au mot « bougie »). Une fois cet apprentissage mémorisé, on leur présentait alors les mêmes premiers mots de chaque paire apprise (ici, « bougie ») dans deux conditions expérimentales opposées : pour certains des mots, ils devaient penser au mot associé à ce mot indice (par exemple, penser au mot « champagne »), tandis que pour d’autres mots ils devaient essayer de ne pas penser au mot associé, c’est-à-dire de le chasser de leur esprit. Au terme de cette phase dénommée Think/No Think (penser/ne pas penser), on demandait enfin aux sujets d’essayer de se souvenir le mieux possible du mot associé à chaque mot indice. Le résultat fut implacable, et reproduit depuis par plusieurs laboratoires : la mémoire des paires soumises à l’oubli volontaire (condition No Think) était moins bonne que celles des autres paires (condition Think).

Dans la tête des réfugiés traumatisés

Tout récemment, dix-sept ans plus tard donc, une nouvelle étude établit un lien plus direct entre PTSD et oubli volontaire. Le neuroscientifique allemand Gert Waldhauser, de l’université de la Ruhr en Allemagne, et ses collègues ont étudié 24 réfugiés originaires de diverses régions de conflit (Europe, Afrique, Asie), victimes d’événements traumatiques comparables en intensité et en quantité, et présentant des scores de dépression comparables. Onze d’entre eux présentaient un syndrome de stress post-traumatique, tandis que les autres n’avaient pas développé un tel tableau clinique. Soumis au test d’Anderson et Green, les réfugiés souffrant de PTSD ne parvenaient pas à déployer un mécanisme d’oubli volontaire normal pour les paires de mots en condition No Think. La perturbation de cet oubli volontaire testé dans les conditions artificielles du laboratoire était corrélée à l’intensité du syndrome PTSD et surtout avec le taux d’intrusion des souvenirs traumatiques dans leur vie quotidienne. Waldhauser avait enregistré l’activité cérébrale des volontaires de cette expérience par la technique de magnéto-encéphalographie, ce qui leur a permis de mettre en évidence que lors de la condition No Think, non seulement les individus souffrant de PTSD ne parvenaient pas à diminuer l’activité de régions associées au rappel de souvenirs passés (dont l’hippocampe), mais aussi ces régions montraient une activité plus intense encore que lors de la condition Think. Un peu comme si chez eux, la tentative de chasser un souvenir s’accompagnait d’un regain d’accès à ce souvenir.

« Notre cerveau dispose d’un mécanisme d’oubli volontaire. Pratique… sauf quand il tombe en panne, suite à un choc émotionnel. »

Il s’avère que nous venons – avec Raphaël Gaillard, Alexandre Salvador et nos collègues – de publier une étude utilisant le même protocole Think/No Think chez des sujets indemnes de PTSD. Notre question était la suivante : jusqu’où l’oubli volontaire est-il… volontaire ? Chaque essai de la phase test commençait par la présentation d’un symbole qui indiquait au sujet quelle posture il devait adopter pour le mot indice qui allait suivre (par exemple, un losange pour essayer de se souvenir versus un carré pour essayer d’oublier). Dans certains essais, le symbole était présenté de manière subliminale. Autrement dit, le sujet n’avait pas conscience de la posture à adopter (Think ou No Think).

Penser ou ne pas penser, telle est la question

Nous avons démontré qu’une fois que l’on apprend consciemment le sens de ces symboles (par exemple, un carré pour « oublier »), il devient possible de déclencher un oubli en réponse à un symbole subliminal. S’agit-il encore d’un oubli volontaire ? Oui et non : non, parce que le sujet au moment présent ne semble pas savoir qu’il tente d’oublier, et oui, parce que cette capacité repose aussi sur la mise en place préalable d’une stratégie consciente qui pourra alors opérer à notre insu (oublier en réponse à tel symbole, se souvenir pour tel autre).
Ce dernier résultat permet de montrer à quel point les interactions entre traitement conscient et opérations mentales inconscientes sont déterminantes dans le cours de notre vie mentale. Au laboratoire… mais très probablement aussi dans notre vie quotidienne, et dans la psychopathologie de notre mémoire.

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Attentats du 13 novembre : les victimes hantées par leur mémoire

Attentats du 13 novembre : les victimes hantées par leur mémoire
Par Alexis Feertchak
13/11/2017
VIDÉO – Deux ans après les attentats qui ont ensanglanté la capitale, de nombreuses victimes souffrent encore d’une mémoire traumatique qui transforme leur vie quotidienne en enfer. Des thérapies existent pour que les rescapés puissent se reconstruire.

Sophie Parra est l’une des 413 personnes blessées lors des attentats du 13 novembre 2015 à Saint-Denis et Paris. Il y a deux ans, cette jeune femme de 33 ans se trouvait dans la fosse du Bataclan. Elle a reçu deux balles dans le corps après que le commando djihadiste a ouvert le feu. Un traumatisme dont elle souffre encore aujourd’hui dans son quotidien. « J’ai eu un parcours chaotique. J’en suis à mon huitième psy », annonce-t-elle. « Les deux premiers psychiatres m’ont mise sous calmants et sous antidépresseurs, mais cela n’aide pas pour la reconstruction », poursuit la jeune femme.

« Je subis ma mémoire »

« Il faut vivre avec ce qu’on a vu. J’ai encore des flashs. Deux ans après, ce sont davantage des détails qui ressortent. C’est une douleur et un cri. Ou l’odeur du sang et la voix des djihadistes quand ils nous ont dit qu’ils faisaient ça pour l’Irak et la Syrie. Leurs visages sont plus flous. Ce sont des ombres »,

raconte-t-elle, avant de conclure : « Je subis ma mémoire ».

Ces résurgences des attentats vécues au quotidien par de nombreuses victimes sont le signe d’une mémoire que les scientifiques nomment « traumatique ». Le stress post-traumatique est un calvaire pour ceux qui en souffrent, obligés de trouver des conduites d’évitement pour ne pas subir cette mémoire infernale.

« Je ne peux pas prendre le métro ou le RER, je ne vais plus au cinéma ou dans des salles de spectacle. Je me place en fonction des sorties de secours. Je suis aux aguets tout le temps. J’envisage en permanence une attaque »,

énumère la jeune femme.

« Un passé qui vous envahit »

« Le stress post-traumatique, c’est comme une présence permanente du passé, qui vous envahit », décrypte l’historien Denis Peschanski, directeur de recherche au CNRS, qui a lancé avec le neuropsychologue Francis Eustache, le « programme 13 Novembre » au sein de l’Observatoire B2V des Mémoires. Grâce à cette enquête pluridisciplinaire, qui va durer douze ans, ces chercheurs vont étudier à l’aide de témoignages la manière dont la mémoire se construit après des événements historiques marquants. « Nous avons déjà mené 934 captations vidéos, ce qui représente 1450 heures d’entretiens », précise l’historien.
Un projet scientifique de grande ampleur pour mieux comprendre un trouble qui trouve son explication dans le fonctionnement cérébral. « Normalement, dans notre cerveau, la zone de la rationalité contrôle celle de l’émotion située dans l’amygdale [à ne pas confondre avec les amygdales, dans la gorge, ndlr] et entourée par les deux hippocampes, qui sont les zones de la mémoire », explique Denis Peschanski. « Mais chez les personnes qui souffrent d’un choc traumatique, ce contrôle est inexistant, comme si l’amygdale pédalait sur elle-même et que la zone de l’émotion nous dominait », ajoute-t-il.
C’est précisément ce qui se passe lorsque les victimes des attentats sont confrontées à des lieux ou des sensations qui leur rappellent le drame vécu. Leur mémoire est alors insoutenable. « Si je pouvais prendre cette partie-là de ma vie et l’effacer, je le ferais », explique Sophie Parra. « L’idée n’est pas d’oublier l’événement, mais de lui retirer son excès de charge émotionnelle », précise Denis Peschanski, qui ajoute: « Il faut pouvoir regarder l’événement, réussir à le renvoyer dans le passé au lieu de l’avoir dans le présent ».

Sortir d’une torture sans fin

Les psychotraumatologues mettent en œuvre des thérapies à cet effet. « Au début, nous essayons de canaliser la mémoire traumatique », explique la psychiatre Muriel Salmona, présidente de l’association « Mémoire traumatique et Victimologie ». La personne traumatisée doit arriver à comprendre le fonctionnement de sa « mémoire infernale », qui agit « comme une torture sans fin » pour « prendre le pouvoir sur elle ». Un effort qui permet aussi de déculpabiliser la victime. Ce qui lui arrive n’est pas de sa faute, le traumatisme n’est pas une punition, mais découle directement du fonctionnement de son cerveau. Un effort qui permet aussi de comprendre que ce dysfonctionnement peut se traiter. « Quand on comprend que l’enfer ne va pas durer toute la vie, on a déjà beaucoup plus de forces », raconte Muriel Salmona.
En pratique, le psychologue accompagne son patient pour décrypter chaque situation où « sa mémoire traumatique s’allume ». Quand l’attentat revient à sa mémoire, celui-ci peut alors ne plus le subir. « Un psychologue nous aide à trouver des petits trucs dans la vie quotidienne pour continuer à avancer », confirme Sophie Parra. Pour ceux qui ne parviennent pas à mettre en œuvre ces « dispositifs d’évitement », les conduites addictives comme l’alcool ou la drogue sont souvent un dangereux palliatif, met en garde Muriel Salmona.

Reconstruire une mémoire

La personne traumatisée peut ensuite aborder avec son thérapeute la seconde étape qui s’approche davantage d’une véritable guérison. «Nous essayons de transformer la mémoire traumatique en mémoire autobiographique», explique la psychiatre, qui aide ses patients à «recontextualiser» leur traumatisme. «Les personnes traumatisées ont leur histoire, mais c’est un vécu extrêmement partiel par rapport à l’ensemble de l’événement. Vous êtes sur une terrasse, on vient vous tirer dessus. Ça a duré deux minutes, il y a des morts partout, mais vous n’avez aucune clé d’analyse. Vous en avez pourtant besoin pour que votre histoire ait un sens», ajoute l’historien Denis Peschanski.
Pour le chercheur du CNRS, la mémoire collective est essentielle pour apporter du sens aux différentes mémoires individuelles. « Un aspect essentiel de notre enquête concerne l’interaction entre ces deux niveaux de la mémoire, qui permet justement aux victimes de construire ce sens dont elles ont besoin ».
Cette tâche n’est pas évidente car la reconstruction est lente et ne suit pas le rythme politique ou médiatique. Les victimes sont certes écoutées au moment de l’événement et lors des commémorations, mais au-delà, elles se sentent souvent démunies, confrontées parfois à une actualité qui ravive leur douleur. «Je suis en colère quand les médias évoquent celui qui est en prison [Salah Abdeslam, seul suspect des attaques arrêté], qui se plaint de ses conditions de détention», lance Sophie Parra qui ajoute: «Le psychologue nous permet de déverser ce qu’on a à dire en nous écoutant, de façon neutre». «C’est une vraie difficulté. Il faut que la mémoire collective aille au jour le jour dans le sens d’une meilleure reconnaissance de ce que les victimes ont vécu. Il ne faut pas qu’elles tombent dans l’oubli», conclut la psychiatre Muriel Salmona.

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