La nouvelle identité des rescapés des attentats du 13 novembre

Logo-Slate-fr13.12.2015
Daphnée Leportois
La nouvelle identité des rescapés des attentats du 13 novembre
Les survivants des fusillades et de la prise d’otages du Bataclan se reconstruisent dans la discussion, notamment avec la communauté de ceux qui ont traversé le même traumatisme qu’eux.

l’histoire de Benoît, c’est aussi la leur

Julien et Marie sont tous deux rescapés du Bataclan. Le 19 novembre, ils lisent le témoignage de Benoît, publié sur Slate.fr. Julien laisse un commentaire : l’histoire de Benoît, c’est aussi la leur ; comme lui, ils ont trouvé refuge dans un appartement situé au-dessus de la salle de concert. « J’aimerais bien en parler entre nous, revoir des personnes », écrit-il. Quand, le 27 novembre, je leur apprends que Benoît leur a répondu, ils sourient franchement. Parce que cela signifie que ce couple de trentenaires, qui est tombé sur le récit de Benoît « en cherchant des personnes qui ont vécu la même chose », a réussi à entamer le dialogue avec un de leurs compagnons d’infortune.

C’est « un mouvement naturel qu’il ne faut pas entraver », explique le docteur en psychologie Samuel Lemitre, spécialiste du syndrome de stress post-traumatique. Et un besoin qu’ils ne sont pas les seuls à exprimer. Dans le JDD, on pouvait ainsi lire, fin novembre, des mots similaires exprimés par un autre survivant du Bataclan : « La seule chose qui m’apaise, en plus du soutien de ma famille et de mes amis, c’est d’être en contact avec les autres rescapés. » Et le 1er décembre, Maureen, rescapée elle aussi du carnage de la salle de concerts parisienne, a créé sur Facebook, pour ses compagnons, d’un soir la page Life for Paris, afin d’« encourager ceux qui veulent offrir un soutien, parler ensemble ou même simplement apporter de la compagnie à ceux qui le souhaitent, rescapés, blessés ou familles de victimes ».

Certains ont envie, besoin surtout, de dire merci. Merci à ceux qui leur ont sauvé la vie. Marie, l’épouse de Julien, aimerait remercier Benoît de leur avoir tenu la porte du sas ouverte et de leur avoir ainsi permis de se mettre en sécurité dans un appartement juste au-dessus du Bataclan, et aussi cette personne qui lui a tendu la main et l’a empêchée de glisser lorsqu’ils fuyaient par le toit. Parfois, c’est l’inverse, comme le raconte Maureen sur Facebook :
« Par le biais des réseaux sociaux, j’ai vu que très nombreuses sont les personnes qui ont un important désir de retrouver ceux qu’ils ont aidés. […] Mon mari a pu retrouver celui à qui il a porté secours et j’ai été témoin de l’incroyable aide que cela apporte dans la reconstruction de chacun. »

La reconnaissance est double : « Ceux qui cherchent à se retrouver, c’est parce qu’ils ont vécu quelque chose d’indicible, ont partagé les mêmes drames, les mêmes horreurs ; cela crée une communauté d’appartenance, une nouvelle identité », commente Hélène Romano, docteure en psychopathologie. Samuel Lemitre complète : « Après une confrontation à une expérience mortifère, le sujet se vit comme différent des autres. Il se crée une identification forte entre les impliqués, qui ont tendance à s’agréger face à cette effraction du système communautaire, ce sentiment de solitude que génère le trauma. »

« Comme si tu étais un ovni »

Cette « identité de survivant », selon les termes d’Hélène Romano, qui leur a été imposée et devient leur nouvelle normalité, peut engendrer chez les autres un sentiment de fascination difficile à gérer. Julien est retourné travailler une semaine après les événements : « Tu arrives, tout le monde te regarde bizarrement, comme si tu étais un ovni. » Lui a préféré prendre les devants et se protéger en disant avec humour que cela faisait longtemps qu’il n’avait pas été si content de revoir ses collègues. Marie, elle, a prolongé son arrêt de travail d’une deuxième semaine : « Je n’avais pas envie qu’on vienne me poser des questions idiotes au bureau. »

Et même si l’entourage est plein de bonnes intentions, le décalage entre les survivants et les autres continue de se faire sentir. La chef de Marie lui a envoyé un MMS lui montrant la belle orchidée, offerte par ses collègues, qui l’attendrait à son retour au bureau ; un geste de soutien qui l’a mise mal à l’aise, car cela reviendrait à admettre que ce qu’il s’est passé a vraiment eu lieu –« Ce n’est pas facile d’accepter que c’est arrivé »– et qu’elle en a été victime. Le 28 novembre, Le Monde rapportait le témoignage d’une spectatrice sortie indemne du Bataclan qui s’est « effondrée » lorsqu’un policier du 36, quai des Orfèvres lui a déclaré, au lendemain des attaques : « Madame, vous êtes victime d’un attentat. » De même, ni Marie ni Julien n’arrivent à réaliser que, même s’ils n’ont pas été touchés par une balle et n’ont perdu personne, ils font partie des victimes. « Les messages de soutien sont durs à accepter, évoque Julien. Quand tu as vu beaucoup de gens devant toi mourir, tu ne te sens pas méritant. »

En parler avec quelqu’un qui n’a pas vécu la même chose est donc difficile, par crainte de ne pas être compris, d’entendre des phrases toutes faites, des « T’inquiète pas, ça va aller », des « Tu es vivant, c’est l’essentiel » et autres « Il faut passer à autre chose », mais aussi par appréhension de faire du mal à ceux qui sont encore indemnes. « J’ai peur de déranger, poursuit-il. Je n’en parle plus trop à mes proches sauf si on m’en parle. Je n’ai pas envie de passer pour le type qui se plaint et joue avec pour attirer la compassion. »

Cette envie profonde de se retrouver entre survivants vient de là, de cette dissonance entre ceux qui étaient là et ceux qui ne l’étaient pas. « Ils ressentent un besoin d’être avec des personnes qui sont dans le même univers mental. Cette situation atroce de massacre les met dans un autre monde, ce qui provoque une sensation d’irréalité lorsqu’ils sont en contact avec les gens habituels », explique la psychiatre Muriel Salmona, présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie.

« Compléter le puzzle »

À cela s’ajoute une soif de comprendre, comme le remarque Maureen, le 4 décembre, sur la page Facebook de Life for Paris: beaucoup de rescapés ont envie de «compléter ensemble ce puzzle afin de mettre un peu d’ordre dans le chaos provoqué par tout ça». Ce que recoupe Muriel Salmona : « Les survivants ont besoin d’avoir des éléments de détail, pour donner du sens à ce qui a été enregistré –“Ça, ça a eu lieu à tel moment”, “Ils sont arrivés par là”… La mémoire traumatique fait buguer le cerveau. Ils ont besoin d’être ensemble pour y voir plus clair. »

Tirs plus espacés

Cette perte de repères, on la retrouve chez Marie, qui a apprécié de pouvoir regarder sur internet des reconstitutions des attentats. Réfugiée dans un appartement au-dessus du Bataclan pendant des heures le 13 au soir, elle ne savait pas quoi répondre aux SMS de son frère, qui gardait chez Julien et elle leur fils de 3 ans et demi : « T’es où ? – Je suis planquée chez quelqu’un. – Où ? – Je sais pas. » Les « tirs plus espacés » qui contrastaient avec le début de la fusillade, elle ne se les est expliqués qu’après : «Ils rechargeaient les armes. Ça, je l’ai compris en lisant différents articles. » Julien s’est aussi rendu compte que Marie avait vu des choses que lui n’avait pas vues et vice versa.
Retrouver d’autres personnes qui ont, comme eux, survécu, c’est pour lui « comme si tu voyais un miroir. C’est quelqu’un à qui tu demandes : “Tu confirmes bien? On était bien là ?” » D’ailleurs, c’est en lisant le témoignage de Benoît que lui et Marie ont compris qu’un des terroristes se trouvait juste derrière eux lorsqu’ils ont, sur le balcon du Bataclan, fui vers la porte la plus proche. «Juste un détail mais de taille que tu viens de nous apprendre: le tueur derrière nous, je ne l’avais pas vu, même si on s’est douté qu’ils étaient pas loin», écrit Julien dans son commentaire.

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Comment prendre soin des personnes traumatisées par les attentats du 13-Novembre 2015 ?

| Par muriel salmonaComment prendre soin des personnes traumatisées par les attentats du 13 novembre 2015 ?
Les actes terroristes atroces perpétrés vendredi 13 novembre à Paris et à Saint Denis sont des événements extrêmement traumatisants pour toutes les personnes qui en ont été victimes, directement ou indirectement. Le risque de développer à court, moyen et souvent long termes des troubles psychotraumatiques est majeur pour toutes ces personnes, et nécessite une prise en charge spécifique par des professionnels formés, pour les prévenir ou les traiter. Cette prise en charge est d’autant plus efficace qu’elle est précoce, mais elle pourra se faire à tout moment.

Pour tout l’entourage des victimes, qu’il soit familial, amical ou professionnel il est impératif de savoir reconnaître les blessures psychiques pour tenir compte de leurs manifestations, et d’être informé sur les conséquences très lourdes qu’elles peuvent avoir, pour accompagner, comprendre et soigner au mieux les personnes traumatisées, les sécuriser, être solidaires avec elles et leur éviter des souffrances supplémentaires.

Les personnes traumatisées ont avant tout besoin d’être secourues, sécurisées, soignées, entourées de chaleur humaine, d’humanité et de solidarité pour les réconforter, les rassurer et apaiser leur détresse et les sortir de leur état de sidération ou de prostration. Elles ont besoin également d’être entendues, soutenues et comprises, il est important qu’elles puissent partager leurs émotions, leurs craintes, leurs questionnements en toute sécurité sans être culpabilisées, sans ressentir qu’elles gênent ou sont inadéquates, et en respectant leur rythme.

De plus, et c’est essentiel, elles ont besoin d’être informées sur les impacts traumatiques et de savoir que leurs réactions sont normales et universelles en cas de situations de violences aussi extrêmes que ces massacres terroristes.

Tous ces besoins ne sont pas qu’immédiats ou post-immédiats, ils sont pendant des mois, voire des années tout aussi nécessaires, suivant l’ampleur du traumatisme, d’autant plus si la prise en charge n’a pas été suffisamment spécifique et prolongée comme c’est souvent le cas.

Il faut du temps, des informations précises, de la patience, une solidarité sans faille, et un accompagnement spécialisé…

Et c’est normal : le temps pour se libérer d’un tel traumatisme et pour apaiser une douleur morale si massive est un temps de réparation et d’intégration psychique qui ne peut pas faire l’économie de tout un travail, de compréhension et d’élaboration sur tout ce qui a été vécu et ressenti au moment des attentats et après, sur ce qui s’est passé, sur les terroristes et leurs stratégies, sur les contextes socio-politiques, un long et très lourd travail de deuil est à mener également, tout cela nécessite un accompagnement éclairé, dans la durée.

Or il est rare que les victimes bénéficient longtemps de cet accompagnement, souvent l’entourage, au bout de quelques semaines, ne tient plus compte des traumatismes et de la douleur morale des victimes, elles se retrouvent fréquemment seules à devoir survivre avec des symptômes psychotraumatiques qui ne se font pas oublier et continuent à les envahir, particulièrement, comme nous le verrons, avec la mémoire traumatique et son cortège de flash-backs, réminiscences, cauchemars, comme si les attentats étaient encore et toujours en train de se produire, telle une torture sans fin.

Il est essentiel de ne pas confondre la guérison du traumatisme et l’oubli, la cicatrice douloureuse de l’évènement monstrueux restera mais la victime ne revivra plus celui-ci à l’identique avec la même détresse, la mémoire traumatique aura fait place à une mémoire autobiographique .

D’où l’importance que tout le monde soit informé précisément de qu’est un traumatisme psychique, des mécanismes à l’œuvre et des conséquences sur la vie des victimes, seul moyen de comprendre les réactions des victimes traumatisées et de reconnaître à son juste niveau leurs souffrances, et d’être le plus bien-traitant et aidant possible. Les proches doivent avoir les outils pour comprendre que toutes les réactions traumatiques de la victime – particulièrement les phénomènes de sidération, de mémoire traumatique et de dissociation.

De quoi parle-t-on, qu’est-ce qu’un psychotraumatisme ?

Les troubles psychotraumatiques sont des conséquences normales et universelles de violences, ils sont d’autant plus fréquents que les violences sont extrêmes, terrorisantes et impensables, comme l’ont été ces attentats. Ces conséquences s’expliquent par la mise en place de mécanismes neuro-biologiques et psychiques de survie à l’origine d’une mémoire traumatique.

Les atteintes sont non seulement psychologiques, mais également neurologiques avec des dysfonctionnements importants des circuits émotionnels et de la mémoire qui sont visibles sur des IRM (Imagerie par Résonance Magnétique). Si ces troubles sont présents pendant plus d’un mois après l’attentat, on considère que la personne souffre d’un État de Stress Post-Traumatique (ESPT), au-delà de 3 mois on considère que cet état s’est chronicisé.

Les troubles psychotraumatiques sont caractérisés par un symptôme central : la mémoire traumatique (avec des reviviscences, des flach-backs, des cauchemars), à laquelle sont associés des conduites d’évitement et de contrôle, des symptômes dissociatifs que nous allons décrire plus précisément, et une hyperactivation neuro-végétative (irritabilité, sursaut, insomnie).

Les troubles sont évolutifs dans le temps et les personnes ayant été exposées à un traumatisme majeur devront – au-delà d’une prise en charge immédiate – être traitées ou tout au moins surveillées pendant des mois (la mémoire traumatique peut apparaître à distance) pour éviter la chronicisation de leurs troubles à moyen et à long termes, et de lourdes conséquences sur leur santé.

Il est utile de rappeler que la gravité de l’impact psychotraumatique n’est pas lié à une fragilité psychologique de la victime (une vulnérabilité liées à l’âge, comme pour les enfants, ou à certains handicaps, ne fait qu’intensifier les symptômes), mais à la monstruosité de l’agression, au caractère particulièrement terrorisant, atroce et inhumain des violences, à l’impuissance totale ressentie ainsi qu’à la mise en scène terrorisante et à l’intentionnalité destructrice inconcevable des terroristes qui créent une effraction psychique et un état de choc avec une sidération, c’est à dire une paralysie de toute l’activité du cortex cérébral.
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