« C’est tellement facile de tuer un môme. C’est comme un oisillon, il suffit de serrer le cou. Qui fait ça ? Je ne sais pas. Je ne comprends pas les gens qui commettent ces atrocités. J’ai le sentiment qu’aujourd’hui, les enfants sont menacés de toute part. »
Révoltée, Christiane Rochefort ? Oui, toujours. Dans la douzaine de romans qu’elle a écrits (parmi lesquels « Les Stances de Sophie », « Les Petits Enfants du siècle »), elle a souvent mis en scène des personnages d’enfants ou d’adolescents confrontés à la vie violente, celle des familles, celle des villes. En 1976, elle a publié « Les enfants d’abord » (chez Grasset), un essai où, sur le ton du pamphlet, elle dénonçait l’injustice de la condition des enfants, essentiellement fondée, selon elle, sur une relation de dépendance.
L’autre soir, dans sa petite maison parisienne, elle refeuilletait ce livre. Dans les marges jaunies, des notes au feutre rouge. Non, elle n’en changerait pas une ligne si elle devait le récrire. « Vous savez il n’y a pas si longtemps, dans la législation américaine, les enfants étaient considérés comme patrimoine de la famille, au même titre que les biens mobiliers ou immobiliers. C’est ni plus ni moins que la reconnaissance officielle du droit de cuissage ! »
Christiane Rochefort assure avoir eu une enfance très heureuse. « Pour moi, dit-elle, c’était toujours bleuets et coquelicots. » Pourquoi, dans son oeuvre, une vision si noire de la famille ? Dans son dernier roman, « la Porte du fond » (prix Médicis 88, Grasset), elle raconte l’histoire d’une petite fille de 9 ans violée par son père. Un calvaire silencieux. Etouffé par le rouleau compresseur de la morale sociale. « Ce n’est pas un récit qui m’a été inspiré par un fait réel, précise Christiane Rochefort. L’idée m’en est venue après la lecture d’un essai consacré à Freud.
L’inceste est pour moi la pire des violences. C’est un crime que l’on tait parce qu’il faut sauver l’honneur, maintenir l’illusion des apparences, alors que tout le monde est complice. Avant de commencer à rédiger ce roman, j’avais lu un livre de Louise Armstrong, « Kiss Daddy, Good Night » (« Bisous papa, bonne nuit »). L’auteur avait créé un cabinet de paroles où les femmes venaient raconter ce qui leur était arrivé. Et à chaque fois, c’était le même schéma, celui du papa qui commence à faire joujou avec sa fille ; jusqu’au jour où… Elle relatait notamment l’histoire incroyable d’un père de famille qui avait fait cinq enfants à sa fille aînée. Cinq, vous vous rendez compte ! Et l’affaire n’a éclaté que parce qu’il avait commencé à entreprendre une autre de ses filles, plus jeune encore. C’est cette dernière qui a tout révélé. Et vous savez ce que ce père a dit le jour du procès à cette gamine : « Tu vas voir, toi ! » Qu’est-ce qu’elle allait pouvoir voir encore ? C’est fou, non ! »
Comment expliquer cet aveuglement, cette haine ? Pour Christiane Rochefort, tout vient de ce qu’elle appelle « le déni de l’expérience » (Tu as vu rouge ? Non, c’est vert).
« On nie la violence morale qui s’exerce sur les gosses. On cultive l’image de leur innocence, on accroît leur dépendance, fût-elle morale ou sociale. Quels moyens ont-ils de se défendre ? Aucun. Ils sont balancés dans un univers où la violence, et ça c’est grave, est devenue une valeur. J’ai vu une publicité dans un journal où pour vendre une voiture on vantait « le goût de la force ». Comment peuvent-ils assumer ça, les gamins ? Quand ils sont battus, martyrisés par leurs parents, ils n’ont pas le choix. Ils sont un peu comme ces petits chatons qui reçoivent des coups de patte de leur mère. Ils continuent à la suivre parce que c’est là qu’ils ont à bouffer. Ils finissent par se résigner, ils pensent que c’est ça l’amour ! Moi, je crois que l’enfant maltraité qui a le courage de haïr peut s’en sortir. La haine, c’est sa seule planche de salut. »
Bernard Géniès
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