Lecture par Sophie Jaussi en ouverture d’un passage du livre en cours d’achèvement « Le Passé imposé » sur le fait de dire.
« Les années passent et un matin on se réveille en pleurant des larmes d’enfance Un jour on ne peut plus. Quelque chose bouillonne, la vérité prend la place du flou, quelque chose se met à la place de nous, nous l’endormie, la morte, quelque chose vit, nous prend la place de nous. J’avais fait un arrêt sur image, un jour l’arrêt en a assez, il a terminé sa programmation, il repart en image, précise, sans faille, comme si on l’avait faite sur mesure. Dès que l’on met l’accent sur une première image, tout arrive, on ouvre des portes, comme dans les anciens calendriers de Noël. Des portillons. Tout se précipite aux portillons. Submergée d’images, de sensations. On ramène du large, dès que l’on pense qu’une image a livré ce qu’elle avait à livrer, dix autres surgissent. Les images reprenaient leur place sans sourciller. Prendre conscience n’est pas un vain mot. Mais il faut gérer, on n’a pas appris à gérer. Tout explose. Le faux que l’on a placé sur le vrai explose. Le vrai ne sait plus où il en est, il s’est trop protégé derrière le faux, il fait bien chaud derrière le faux, c’est si douillet. Le vrai est au grand jour. Froid, nu, insupportable. Notre corps, notre cœur nous crie « menteuse ». Pas menteuse comme le disent les autres, pas menteuse d’inventer une chose monstrueuse, menteuse parce que l’on s’est menti à soi-même. Il y a eu masque, lorsqu’on le retire, il est là depuis si longtemps, on s’arrache la peau, on s’arrache la protection peau. Ce qui s’appelle en esthétique un peeling. On l’a placé si parfaitement, on l’a fait si parfaitement adhérer à l’autre peau, on a fini par oublier qu’il y avait une autre peau. Ce qui apparaît est sanguinolent, la peau protection pleure au grand jour, la menteuse se remet dans sa vérité. On a envie de cacher le vrai, de retrouver le cocon du faux. Nous sommes des déviées, des déviées du départ. « Ceux qui ne connaissent pas leur histoire s’exposent à ce qu’elle recommence » a dit Elie Wiesel. »
Pour me situer : je suis une émigrée de l’enfance. Du silence de l’enfant. Je suis partie de Suisse à vingt ans. Je ne brisais pas le silence, je contournais, je brisais mon origine. J’aime faire mienne une phrase de Colette : « j’appartiens à un pays que j’ai quitté ».
Je n’apporte pas un témoignage. Je ne suis pas une « témoigneuse ». Simplement mon cas est celui que je connais le mieux. De là a pu se faire une réflexion. Plus tard un livre. Avec des mots. Il y a le sujet, et il y a les mots. Eux savent vaincre le silence du sujet.
Un soir de neige, en Suisse. Un anniversaire de ce second mari de ma mère. Soirée en copains, fondue. Nuit et neige. J’ai tant aimé plus tard le film Nuit et brouillard. Un inceste de deuxième type. Je disais « mon papa » en parlant de lui dans mes cahiers d’écolière. Une nuit sans paroles. Pas de phrases telles que : « Ne dis rien sinon… » Un film muet. C’était l’heure où les enfants dorment. La nuit la plus silencieuse de ma vie. Son silence, puis le mien. Pas de viol. Viol moral c’est tout. Il y avait surtout le pouvoir. L’horrible impression ensuite pendant les quatre années qui ont suivi d’un pouvoir absolu. Entré dans la chambre pour recouvrir mon petit frère, son bébé d’un an et demi, il m’avait découverte en passant. Jeu ? Il se livrait à des gestes sans nom particulier sur un corps de petite fille de onze ans et trois mois. Attouchements sexuels dit-on plus tard. Vague, flou, pour cette nuit-là. Joujou sexuel, sex toy. Nous avons un sexe avant de le savoir. Des années plus tard, j’ai compris, il se masturbait de sa main libre. On se trouve alors face à soi. Peut-être pour la première fois de sa vie. Interrogation et silence. Les enfants tués disparaissent de la vie. On disparaît de la vie aussi, mais personne ne s’en aperçoit.
Le silence de l’enfant est peut-être le plus grand malentendu entre l’enfant et l’adulte. « On n’a rien vu » disent les adultes qui ont été proches d’un drame. « Parce qu’elle n’a rien dit, pourquoi n’a-t-elle pas dit ? » L’adulte ne serait pas fait pour voir, pour observer, où est son don d’observation ? Et en plus les adultes ont oublié de faire des mots pour ce sujet-là. Comment parler sans mots ? Inventer des mots ? C’est à l’enfant de gérer, et non à l’adulte. Il tourne le dos aux mots non dits. Lorsque les mots ne sont pas dits, les actes seuls existent. Ils prennent toute leur puissance sans le secours des mots. Ils se cloîtrent sur eux-mêmes.
Les adultes ont des ornières « il fallait le dire avant ». Avant quoi ? Qu’est-ce que cela veut dire « dire avant » pour un enfant, avant que cela ne se produise ? Il y a cette faille : on voit un enfant abusé comme un enfant non abusé. On pense que la respiration est la même, que le pouls bat de la même façon, l’enfant peut être en apnée, donc ne peut même pas pleurer. Après on dit il l’a violée, après, lorsque les années ont passé, elles disent il m’a violée. Il y a eu abus, il y a eu attouchements, mon beau-père m’a ennuyée la nuit. Mais sur le moment, connaissaient-elles, connaît-on le mot violer, le mot attouchements, abus ? On ne dit pas : « il a abusé de moi » ce que tout le monde comprendrait. Mais on ne sait pas dire cela. Quoi ? Il m’a caressée ? Non, une caresse, sur la joue, sur la main, est un geste doux, rassurant. Là, un geste doux ? Un geste rassurant ? Même il m’a touchée. Non, toucher ne se centralise pas sur un endroit du corps, ou deux endroits si une poitrine naissante a trouvé sa place elle aussi sous cette main d’homme. Toucher a des sens plus larges, moins précis. On n’a pas fait des mots pour dire. Pourquoi, et comment dire, et avec quels mots, pourquoi dire si c’est pour ne rien dire. Le manque de mots s’appelle silence.
On sombre dans un autre monde. On se blottit dans l’incertitude. C’est encore ce qu’il y a de plus rassurant. On a dû se tromper en ayant peur, en ayant mal. Il vaut mieux se taire alors. C’est de notre faute. Ce qui se comprend mal s’énonce mal. Et si l’adulte avait raison ? Et si l’on était ridicule de trouver cela anormal ? L’enfant a si peur du ridicule. J’avais mal interprété la vie. La personne à qui nous parlerions pourrait en rire. Il y a eu d’autres choses dans tous les jalonnements si particuliers, et normaux. Un jour on nous a mis dans une poussette et non plus dans un landau, puis on nous a mis sur nos jambes et il fallait s’y tenir. Un jour on nous a donné le biberon et non plus le sein, un jour on nous a donné à manger avec une fourchette et non plus avec une cuillère. Est-ce que ce n’était pas aussi incongru ? Mais c’était fait en principe par quelqu’un que nous aimions, du moins par un adulte, l’enfant suit l’adulte, la confiance guide. Un jour on nous a fait des piqûres, des vaccins, chez un médecin, était-ce anormal ? Un jour la mère, ou le père, ou le beau-père, ou une autre personne de la famille, nous a conduit chez le dentiste. C’était désagréable, mais normal, apparemment, et un adulte nous guidait. J’avais fini par penser, en réfléchissant ensuite, en tournant les choses dans tous les sens dans la première nuit d’insomnie de ma vie, que c’était normal, comme aller chez dentiste, que cela se faisait à toutes les petites filles. Il y avait peut-être cela dans cette progression, et on ne le savait pas. Ou c’était une punition, j’avais laissé traîner mes bottes de neige, je n’avais pas fermé la porte d’entrée en bas. Il semble bien y avoir chez l’enfant la notion de mériter, en bon, en mauvais. Mériter une récompense, mériter une punition. Puis j’ai pensé qu’il y avait eu un pari. Peut-être d’ailleurs qu’un des autres hommes présents, père d’une petite fille de mon âge, lui avait fait la même chose. Mauvaise piste, la petite fille ne dormait pas chez son père cette nuit-là, ses parents étaient divorcés, elle vivait chez sa mère.
J’ai espéré le matin que l’on me parlerait, à la maison. Un silence serait rompu, pas par moi, par les adultes. Quelqu’un m’expliquerait. Peut-être même le beau-père en question. Rien, leur vie à eux ne semblait pas du tout modifiée. Le vrai silence ne vient qu’après. A partir de là pour moi. J’entrais dans une nouvelle phase de vie. La construction est interrompue. La reconstruction est pour plus tard ou pour jamais. On ne nous a pas donné des éléments de reconstruction dans notre berceau pour palier au silence.
Il y a eu quelques percées de ce silence. J’ai « dit » à la jeune employée de maison, Italienne. Elle avait dix-sept ans. Je me suis demandé quel mot j’utiliserais. J’ai utilisé le mot toucher : « Oncle G m’a touché le derrière. Avant-hier soir. Après la fondue. » On appelait en Suisse à ce moment-là, ou dans ma famille, un devant derrière. On disait : « cache ton derrière ». Elle était affolée, angoissée, blanche, verte. Elle a donné son verdict : « Surtout ne dis rien, tu irais en prison, parce que c’est un Monsieur. » Elle me protégeait. Elle protégeait le silence. Elle le faisait passer dans un niveau plus définitif, officiel.
Puis j’ai parlé à ma grand’mère, mais j’avais déjà démystifié les mots. Je parlais à demi-silence. « Je crois qu’il a soulevé ma chemise de nuit en me recouvrant. » Elle a abaissé la conversation : « Mais non, cela arrive en recouvrant un enfant ». Elle ne pouvait même pas imaginer. Les personnes normales ne peuvent imaginer et se rangent elles aussi au silence.
Troisième trouée, plus tard, à vingt ans cette fois-ci, en partant de « la maison » pour cause d’enfance. Nous étions dans ma chambre, ma mère et moi. J’avais eu « ma » chambre après un an de pensionnat. Ma mère vantait les mérites de son mari – en décidant de partir je m’étais contentée de parler de sa sévérité – il était peut-être un peu sévère, mais j’étais injuste, ingrate, il m’avait élevée. – Élevée vers quoi ? – J’ai dit, enfin. Le silence brisé a été puni, j’ai reçu ma lampe de chevet sur la tête. Puis dans le bureau de son mari, rempli de fusils, devant lui parlant d’appeler « le juge d’instruction », elle a protégé le présent. « Tu t’es trompée, c’était ton grand-père. » Ce dernier n’a pu sortir de son silence, il était mort depuis quatre ans. Je l’ai rejoint, pas dans sa tombe, mais dans son silence obligé.
Au fil des années, des maux d’enfance, ces maux découlant des mots retenus, ont fait leur apparition. Jacques Salomé m’en a parlé, au cours d’une de nos rencontres : « Je le dis par une périphrase : « lorsqu’il y a le silence des mots se réveille la violence des maux. Ce qui se passe est une recrudescence de la violence sur soi, des maladies, des accidents, de la drogue. » J’ai appris ces dernières années, à travers mon métier de journaliste surtout, en parlant d’une médecine différente, à considérer l’être humain comme une chose holistique, nous ne sommes pas faits de pièces détachées. Pour moi le silence avait fait ses dégâts. Personne ne percevait mes appels de détresse, les mots maux de mon corps. Je me suis exprimée de cette façon-là dès lors. Mon corps parlait sans moi. On appelait le médecin au moindre problème, dans cette famille bourgeoise. On me soignait. On soignait les dégâts du silence.
Il y eut avant tout des angines à répétition. Selon Michel Odoul, dans son livre (Dis moi où tu as mal – Le Lexique – Plus de 300 pathologies ou traumatismes décodés, Albin Michel 2003) nous avons « quelque chose en travers de la gorge, que nous avons du mal à avaler, ou que nous avons du mal à exprimer. » « Parfois les deux » précise-t-il. « La faute en revient à l’« autre ». Qu’a-t-il fait ou dit que nous n’arrivons pas à dire ? »
Dans ce même temps j’accumulais les « indigestions ». « Nous ne voulons pas garder dans (sur) l’estomac ce qui ne nous convient pas. » Des aphtes s’installaient. Toujours selon Odoul : « La bouche est ce qui nous permet de nous nourrir et aussi de nous exprimer. » C’est la porte ouverte entre le monde extérieur et intérieur. Les maux de bouche sont autant de signes que ce que l’on nous propose ou que nous disons ne nous satisfait pas. « Tous ces maux peuvent signifier que l’éducation qu’on nous donne, ou que les expériences que nous rencontrons, ne sont pas de notre goût. »
C’était la période aussi où je me tordais les chevilles. On m’envoyait chez le « rebouteux » du village voisin. Il soignait les silences du pied. J’ai été ahurie en lisant que les entorses, dans le langage de Michel Odoul, signifient que nous traversons une phase dans laquelle nos positions, nos critères de vie, la façon dont nous nous plaçons officiellement par rapport à l’autre ne conviennent plus, ne nous satisfont plus et que nous avons de la difficulté à en changer, à bouger. « Ces positions manquent de souplesse et de douceur, de stabilité ou de réalisme. Nous nous obligeons alors à l’arrêt, car nous ne pouvons plus continuer, avancer dans cette direction. »
Un peu plus tard apparut un grand épisode verrues. Sur les mains surtout. J’en avais compté vingt deux. « Cette particularité est loin d’être bénigne car elle donne le niveau précis de ce qui bloque. Les verrues sont en effet des fixations, des indurations de mémoire émotionnelles. Elles apparaissent souvent chez des enfants et des adolescents. » « Elles nous parlent, continue l’auteur, de choses figées en nous, de contrariétés en rapport avec les interdits, des empêchements à faire (mains) ou à être (pieds). Elles signent la sensibilité de la personne et son incapacité à exprimer son ressenti. »
Plus tard encore, j’étais partie de la maison, une salpingite s’est manifestée, de façon aigüe. Voix d’Odoul : « C’est une inflammation aiguë ou chronique d’une trompe utérine. Elle touche donc le lieu du corps féminin qui permet à l’œuf de parvenir dans l’utérus et de nidifier. L’état inflammatoire signe la présence d’émotions négatives rentrées comme des colères, des amertumes ou des rancœurs. Le fait que cette inflammation siège à cet endroit précis nous parle sans doute de tensions, de difficultés à laisser l’enfant trouver sa place en nous, à nous laisser créer, entreprendre. Cette difficulté est due à un état émotionnel non avéré, non accepté et non reconnu. » J’avais bien étouffé, mon cerveau avait apparemment accepté d’oublier, ma trompe gauche non. Le médecin qui m’a opérée m’a dit que je n’aurais pas d’enfants. La trompe droite s’est arrangée pour démentir la sentence. Elle s’est exprimée. Elle a refusé de se taire. Elle a vaincu le silence. J’ai eu deux petites filles.
Ensuite dans mon parcours personnel se sont succédées les étapes, conduisant un jour à « dire ». Une première étape à Neuchâtel, ma ville d’enfance, où je me trouvais pour un repérage. La chambre d’hôtel m’a replacée arrière sans crier gare. Le silence est sorti de son enfermement. Peut-être une propreté blanche en cause, le lit très blanc, gros duvet bien mis en forme, comme cela se faisait le matin à la maison lorsque j’étais petite. A peine la lampe de chevet éteinte je ressentais une impression de peur, insupportable, insurmontable. Elle ne se raccrochait à rien, même pas au rien de la crise d’angoisse, de panique. Je disparaissais derrière elle. Je la reconnaissais sans pouvoir l’identifier immédiatement. Je savais qu’elle avait existé en moi. Tout à coup je ne possédais plus mon statut d’adulte. Le subconscient ne fait pas la part des choses, dit-on, n’a pas la faculté de raisonner.
Puis plusieurs années après, autre étape, un mot de ma mère au téléphone. Bien bien après la chambre et la lampe de chevet. Elle m’a dit : « Tu te laisses tout faire. » Parce que j’avais à ce moment-là quelques problèmes d’argent, seule avec mes enfants. Je ne m’étais pas défendue au moment du divorce, je ne savais pas encore me défendre. Je pensais que dans tout ce qui m’arrivait je devais me débrouiller, moi. D’où, de quel subconscient endormi, prenait-elle ces mots ? Cela a provoqué le déclic définitif, la fin du silence.
Le passé imposé est la résurgence d’un passé imposé, mais est aussi un présent qui en découle, un passé imposé remis à neuf. La suite, l’aboutissement direct du silence. Lorsque, enfin, on parle, on entre dans le vif du sujet. On croit gommer par des mots, des sensations ressurgies. Il faut bien faire le vide. Le vide pour faire du plein, un plein meilleur. Enfin on dit, enfin on brise le silence. Le silence brisé nous brise. Le vide reste très vide. On retombe arrière, on retombe en enfance. Faire un livre. Mon cas. Aucun problème, je serais protégée par l’alchimie de l’écriture, le choix d’un mot, d’une couleur, la musique des mots. Je me protégeais derrière la formule de Barthes : écrivain ou écrivant. Dire pour écrire. L’écrivain dit pour écrire, l’écrivant écrit pour dire. Je serais l’écrivain exclusivement, peu importait le sujet. Mots pour dire. Le reste ne serait que prétexte. Tout était si lointain, avec un tel recul ce serait « il était une fois ». Belle protection, je devenais écrivant, je passais dans la douleur, je passais d’un statut à l’autre. Comme si j’avais changé de costume de scène. L’écrivant sortait de ce cocon pour pleurer à l’air libre.
Puis lorsque l’on relève la tête de ce long travail intérieur, que l’on piétine le silence, commence un autre trajet. La solitude du coureur de fond, la pire des solitudes. On affronte le vrai air libre. Ce n’est même pas être seul c’est être glacé, comme sans vie. C’est se retrouver dans la faiblesse et non plus dans la force, si l’on a les deux en nous. On devient l’épouvantail, selon Boris Cyrulnik. C’est là que l’on nous dit : « Mais tu n’avais rien dit, mais pourquoi ? » On sous-entend parfois : « En fait elle aimait bien ça… » Il faut expliquer la honte, l’angoisse, le silence pas en silence mais en prime de l’horreur.
Puis, en cas de livre, il y a les refus d’éditeurs, de belles lettres : « On aime beaucoup mais » et le mais n’est jamais le même. « Pas de collection correspondant à ce sujet. » Le sujet effraie. Au moment où l’on voudrait se sentir aimée, comprise. Un jeune éditeur me dit au téléphone – il a lu, trouve intéressant – mais : « Ce n’est pas assez sale, trop suisse, trop bien élevé. » On écorche bien les écorchées d’enfance. Et, apothéose, lorsque le livre a été publié, en Belgique où je vivais alors, s’est manifestée la famille au grand complet. Elle est sortie de son silence elle aussi. A crié l’innocence. Le silence est plus dense lorsque tout est « fait maison » parce que tout est plus perturbant que s’il s’agit d’un étranger. Et plus tard les retombées aussi prennent des proportions plus intenses lorsque les produits faits maison ressortent de leur grenier. La rupture du silence est pire. Elle touche des proches et non des êtres abstraits. Les proches ont la faculté de hurler, de réfuter. Le coupable devient la victime. Enfin. On a simplifié dans ma famille : « Elle a inventé tout cela pour se faire du fric. » On nous repousse. On meurt même sans nous. Ma jeune sœur, enfin demi-sœur, est morte. Un cancer à l’âge de vivre. Plus de place pour moi, dans ce silence vaincu, même pas sur les faire-part. Ma mère était morte d’un cancer, bien avant la sortie du livre. Mon père est mort, il ne faisait pas partie de la famille, mais il est mort. Je les ai tous tués, ai-je ajouté à mes listes de culpabilité. Très peu de temps, je commençais à avoir droit à moi-même. La rupture du silence commençait à porter ses fruits. Je commençais à oser dire non au fond de moi. La révolte suivait. Plus encore lorsque ma mère, d’outre-tombe – un testament écrit un an avant sa mort – m’a déshéritée d’une partie de ce qui me revenait, pour le donner à son mari, comme cela peut se faire en Suisse.
Petit à petit j’ai survécu, au plein sens du mot, au-dessus du silence capté. Restait peut-être quelques douleurs intérieures. Des bribes de silence. Encore un noir, une interrogation. J’ai fait un rêve. Une petite fille me tend un bras, elle dit : « Aime moi. » Je suis médusée de tant de simplicité. Ce tout petit bras, si frêle, tellement plein d’amour. Puis je me reconnais, moi à onze ans. Je ne me suis plus aimée ? J’ai abandonné moi aussi cette petite fille ? On se sent tant dans la culpabilité que l’on ne s’aime plus, juste au moment ou plus personne ne nous aime. Elle rompt ce dernier silence enfoui. Je tends un bras moi aussi, je retrouve, l’amour redevient double.
Au fil des mois, après la sortie du livre, j’ai capturé l’autre versant, le contre-silence On m’a dit à tout moment « merci ». Dans des lettres, après des débats. On m’a dit : « grâce à vous j’ai pu parler, enfin. » Enfin je refaisais du plein. Les silences domptés ont cette force-là : se propager doublement. Ne pas être inutiles. Il y a enfin échange. Cela laisse des traces, un sceau, un tampon.
Lui, beau-père de deuxième type, va bien paraît-il. Il a quatre-vingt treize ans. Son silence, ou ses défaillances de mémoire, ne tuent pas. Le manque d’émotion ne tue pas. Le seul silence qui conserve bien.
Nota Bene : La Suisse vient d’obtenir, par un vote national, l’imprescriptibilité dans le monde de l’inceste, de la pédophilie. Le silence va défleurir. La parole sortira des greniers, des caves, des lits d’enfance de nuit muette.
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