La signification du terme « victime » par Evelyne Josse

Par Evelyne Josse,
psychologue,
consultante en psychologie humanitaire,
www.resilience-psy.com

2. La signification du terme « victime »

Le dictionnaire [5] nous apprend que le mot victime vient du latin « victima » et qu’il définit « une créature vivante offerte en sacrifice aux dieux » (1496).

A l’origine, « victima » désignait la victime offerte aux dieux en remerciement des faveurs reçues en opposition à « l’hostia » [6], l’hostie, la victime expiatoire immolée pour apaiser leur courroux [7]. Peu à peu, les nuances propres à « victima » et à « hostia » ont disparu et l’usage a retenu le mot « victime ».

Dans les civilisations anciennes, le concept de victime est marqué du sceau du sacrifice. Dans les rites païens, dont certains ont été repris par les religions monothéistes, les victimes sont propiatoires, offertes aux divinités pour solliciter leurs faveurs ou leur clémence et expiatoires, immolées pour les apaiser.

Parmi les victimes expiatoires, citons le bouc-émissaire. Anciennement, le jour du rite annuel hébreu de Yom Kippour (le Grand Pardon), deux boucs étaient amenés au temple ; l’un était sacrifié à Dieu et l’autre, chargé symboliquement de tous les péchés de la communauté, le bouc-émissaire (du latin « caper emissarius », le bouc envoyé, lâché), était chassé dans le désert vers le démon Azazel (dieu-bouc) [8]. L’immolation d’un des deux boucs reliait les humains au divin dans un axe vertical. La victime émissaire quant à elle unissait les hommes entre eux dans un plan horizontal en assurant la paix et l’ordre social. En effet, une union sacrée se forgeait sur cette victime expiatoire et permettait de rejeter la violence endémique à l’extérieur de la communauté.

Cette définition sacrée et sacrificielle prédominera jusqu’à la fin du XVe siècle.

A partir du XVIIe siècle (1642) [9], « victime » est employé en théologie pour désigner le Christ [10]. La communauté chrétienne repose sur le sacrifice d’un homme, Jésus-Christ. Celui-ci endosse un rôle rédempteur, il est la « supervictime » [11], la « victime parfaite » [12] souffrant et mourant pour racheter les péchés des hommes. Il reste présent par l’eucharistie dans le sacrifice de la messe.

Dès le début du siècle, le mot commence aussi à prendre son sens actuel. Ainsi, il se dote d’une connotation morale. La victime ne s’inscrit plus uniquement dans un rapport vertical au sacré mais aussi dans une relation horizontale inter-humaine. En effet, à la notion de sacrifice s’ajoute une définition13], « la personne qui souffre des agissements d’autrui » (1617) [14]. Par extension, le mot se dit d’« une personne qui souffre d’événements néfastes » (1617) [15]. infractionnelle de la victimisation, le terme désignant aussi « la personne qui a subi la haine, les tourments, les injustices de quelqu’un » (1606)

Aux facteurs infractionnels s’ajoute également la victimisation fortuite et accidentelle. La victime est « une personne tuée ou blessée à la suite d’un cataclysme, d’un accident ou d’une violence quelconque » (1604) [16].

Sous la plume de Bossuet et de Boileau, en 1687, le mot désigne également une personne qui pâtit de ses propres actes (respectivement, victime de soi-même [17] et victime de sa valeur [18]) ».

A la fin du XVIIe siècle, dans le Dictionnaire de Furetière, le mot comprend aussi « les victimes de la guerre, de la tyrannie politique et les jeunes personnes sacrifiées à l’ambition familiale et contraintes d’entrer en religion » (1690) [19].

Au XVIIIe siècle, dans la littérature, on voit apparaître aussi les victimes de l’amour et celles de la médecine [20].

Au XIXe siècle, la victime est également « la personne arbitrairement condamnée à mort ». Durant la Révolution française, ce terme fut appliqué aux personnes qui périrent condamnées par les tribunaux révolutionnaires [21].

Progressivement, le mot victime définit également « la personne torturée, violentée, assassinée, la personne qui meurt à la suite d’une maladie, d’un accident, d’une catastrophe, la personne tuée dans une émeute, une guerre » [22].

A la fin du siècle (1884-85), apparaissent les victimes du devoir [23]. Notons, par exemple, que l’héroïsme des sapeurs-pompiers sera exalté en 1894 dans un tableau de Detaille [24].

Au XXe siècle, le mot se généralise attestant de la visibilité sociale du concept. Il recouvre des réalités de plus en plus diverses gagnant l’ensemble des champs de la société. Les définitions se multiplient : infractionnelles, sociales, politiques, accidentelles, guerrières, naturelles, médicales, routières, technologiques, économiques, culturelles, etc.

Le début du XXIe siècle voit l’expansion du concept se confirmer. Dans les sociétés non occidentales, le religieux fait un retour en force, des victimes se sacrifiant au nom d’un fondamentalisme fanatique.

Ces 20 dernières années, le concept de victime a fait recette. De plus en plus banalisé et galvaudé, il fait aussi maintenant les frais de sa popularité. En caricaturant à peine, on peut dire qu’aujourd’hui, est victime toute personne qui se considère comme telle. Le sujet victimisé domine, peu importe l’origine de sa victimisation. Cette vulgarisation provoque une confusion entre victimisation réelle et sentiment d’insécurité, difficulté psychologique personnelle, etc. En effet, certaines personnes confondent frustration [25], colère, chagrin, peur [26], etc. avec l’atteinte physique, morale ou psychologique de la victimisation. Par exemple, elles s’estiment victime d’un divorce, d’un décès, d’un licenciement, de l’irrespect de voisins, etc. Elles projettent la cause de leur mal-être sur autrui et s’épanchent alors en revendications victimaires. Etre victime n’est plus un état mais devient un statut, la victime existant socialement au travers de sa victimisation.

Comme le souligne Noëlle Languin [27] : « l’omniprésence des victimes dans la sensibilité contemporaine pousse tout un chacun à être victime, c’est un statut qui peut être enviable : il procure des bénéfices, permet de se faire entendre et dans certains cas, se plaindre donne du pouvoir ».
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