LA CAUSE DES HOMMES
Inceste maternel : l’amour en plus.
Caroline Eliacheff
Libération, 26 juillet 2004
C’est toujours au nom de l’amour parental que les pires transgressions sont justifiées Inceste maternel : l’amour en plus
Statistiquement, 90% des actes pédophiles sont commis par des hommes et 10% seulement par des femmes. Pourtant, faits divers, publicité, livres à succès débordent d’incestes maternels, au pluriel et sans explication. L’inceste mère-fils est rarement sanctionné et l’inceste mère-fille avec passage à l’acte reste exceptionnel. Or, deux femmes viennent d’être condamnées pour actes pédophiles sur leurs propres enfants et ceux de leurs voisins sans que le caractère exceptionnel de ces faits ait été remarqué. Plus extraordinaire encore : les deux mères, Myriam Delay et Aurélie Grenon agissaient en groupe avec leurs compagnons et tous leurs enfants réunis. A la lecture des comptes rendus d’audition, il est quasi impossible de savoir si c’est un enfant ou une adulte qui parle. Myriam Delay – la principale accusée – ne parle pas comme une enfant trop bavarde, elle est une enfant. Elle n’a ni grandi et ni enfanté : elle a crû et s’est reproduite. Il n’y a aucune différence générationnelle perceptible entre parents et enfants dans ces familles. Rien ne les sépare, mais rien ne paraît non plus les unir. En violant l’interdit de l’inceste après avoir elle-même été violée, Myriam Delay accède à la forme de toute-puissance particulière aux enfants de moins de trois ans, qui justement n’ont pas encore intégré l’interdit de l’inceste. Elle accuse, elle absout, elle dicte capricieusement sa loi sans que rien ne l’arrête. Et dire que la France entière s’interroge sur la crédibilité de la parole des enfants…
On ne recense en France que 10% de femmes pédophiles parce qu’on se focalise sur l’acte sexuel, dont la trace peut valoir preuve en justice. Or l’inceste se définit par une autre caractéristique tout aussi importante : la formation d’un couple par exclusion du tiers. Une relation mère-fille (ou mère-fils) dont le père est exclu peut être qualifiée « d’inceste platonique », selon l’expression de Nathalie Heinich. En littérature, Hervé Bazin appelle « maternite » ce basculement d’une jeune épouse en mère absorbée par sa maternité, délaissant son mari et sa propre identité d’épouse, et troquant la sexualité conjugale contre la sensualité maternelle. En psychanalyse, Winnicott l’appelle « préoccupation maternelle primaire ». A mesure que l’enfant grandit, l’inceste platonique prend la forme d’une emprise grandissante allant jusqu’à ce que la psychanalyste Alice Miller appelle « l’abus narcissique » : les dons de l’enfant sont exploités pour combler les aspirations insatisfaites ou refoulées d’une mère idéalement dévouée. Comme les filles deviennent rapidement parties prenantes de cette relation d’emprise, ce versant négatif de l’amour maternel est difficile à débusquer : comment et à qui se plaindre d’un excès d’amour ?
Quant au deuxième type d’inceste mère-fille, il s’appelle justement « l’inceste du deuxième type ».
L’anthropologue Françoise Héritier l’a défini la première comme la relation sexuelle de deux consanguins avec le même partenaire, par exemple quand une mère et sa fille ont une relation sexuelle avec le même homme. Cette relation introduit « une intimité charnelle entre consanguins inconcevable, indicible autrement que par le sous-entendu des mots » (1). Ce type d’inceste ne fait pas l’objet d’une prohibition universelle, mais il n’est pas non plus clairement autorisé, puisque sa transgression provoque pour le moins un malaise.
Qui a pu ne pas voir Sophie Anquetil faire la promotion du livre où elle raconte la vie amoureuse de son père en affirmant qu’il ne s’agissait pas d’inceste ? De quoi s’agit-il alors ? Le bien-nommé « coureur » Jacques Anquetil n’aime les femmes que si un obstacle, moral ou légal, se met en travers : Nanou est déjà mariée et mère de deux enfants quand il la rencontre. Elle est surtout l’épouse de son médecin. Séduite, elle avoue tout à son mari qui la séquestre ; le coureur, lui, la kidnappe. Rien n’interdit bien sûr à une femme amoureuse de divorcer pour se remarier. Anquetil épouse Nanou. Quand le coureur raccroche, il veut un enfant. Nanou ne peut plus en avoir, son premier mari lui ayant ligaturé les trompes après un second accouchement difficile. Pour garder son homme, elle propose sa fille, Annie, comme « mère porteuse », par amour bien sûr. Annie a dix-neuf ans en 1972, elle est mineure, « libre de faire ce qu’ils voulaient que je fasse », dit-elle aujourd’hui sobrement. Elle met au monde Sophie, l’auteur du livre. Annie est mineure mais elle n’est pas dupe : elle sait qu’elle « plaît » à Jacques et aussi qu’il lui plaît. Et l’amour frappe encore : Annie passe du statut de mère porteuse à celui de maîtresse ou de seconde épouse sous le toit maternel. Elle y restera douze ans.
Sophie affirme sa fierté d’avoir un superpapa et deux mamans, d’autant que ses copines n’en ont qu’une. L’une est sa mère, l’autre sa grand-mère, elle le sait parfaitement, mais elles l’aiment tant toutes les deux… Et Anquetil les aime tant toutes les trois ! Avec une naïveté confondante, elle affirme donc qu’il n’y a pas d’inceste, « puisque son père et sa mère biologiques n’ont pas de liens de sang ». En fait, il y a un double inceste : inceste du deuxième type car la mère et la fille couchent avec le même homme, et inceste père-fille car Anquetil était le beau-père d’Annie. Les liens de parenté ne se réduisent pas au biologique. Les places générationnelles comptent tout autant. Jacques Anquetil, mari de la mère, n’avait pas le droit de coucher avec sa belle-fille, même au nom d’un excès d’amour. La littérature, le cinéma et la clinique psychanalytique nous disent chaque jour ce que de telles situations peuvent provoquer comme ravages.
Pourtant, la publicité et les revues féminines exaltent périodiquement la similitude entre mères et filles. A cet égard, la campagne récurrente du Comptoir des cotonniers, marque de vêtements pour femmes, est exemplaire, puisqu’elle montre toujours des photos de mères avec leurs filles, sans qu’on puisse les distinguer. Il y a quelques mois, la légende disait : « Une mère, une fille, deux femmes. » Elle était en contradiction avec la photo, qui disait : « Une mère, une fille, une seule femme. Nous sommes pareilles et nous aimons ça. » Une campagne plus récente montre une mère avec ses deux ou trois filles dans un décor inexistant, qui pourrait se situer n’importe où. La légende indique les prénoms des unes et des autres, et le lieu où la photo est censée avoir été prise : une rue de Paris, une banlieue, une ville de Suisse. Aucun homme n’apparaît ; nous en sommes donc réduits à imaginer que s’il regardait la photo, il n’aurait pas à choisir entre l’une ou l’autre puisqu’elles sont pareilles ! On peut légitimement avoir quelque doute sur l’issue de cette belle complicité si mère et fille se partageaient le même homme. Et si c’était le père ? N’est-il pas paradoxal de faire l’apologie de l’inceste du deuxième type, au nom de l’amour toujours et, pour les mères, du désir de ne pas vieillir, tout en condamnant plus lourdement que jamais les pères incestueux ?
Or, dans l’inceste père-fille, la mère joue un rôle : « Pour bien des mères dont les maris ont été incestueux avec leur fille, écrit la psychanalyste Françoise Couchard, le refus de voir les manoeuvres douteuses du père trahit, à l’évidence, derrière un désir de préserver la paix du ménage, une volonté d’emprise sur la sexualité de la fille en même temps que sur celle du mari. La mère ne se considérera pas comme « trompée », puisque le mari reproduit avec celle qui lui ressemble le plus ce qu’il a fait si longtemps avec elle. » (2). Dans cet inceste père-fille, dit du premier type, il y a copulation entre apparentés. Mais il est intéressant de remarquer que ce type d’inceste englobe les caractéristiques des deux autres : l’exclusion du tiers, propre à l’inceste platonique et la mise en rivalité sexuelle à l’intérieur de la famille, propre à l’inceste du deuxième type. Le point commun à ces trois incestes devient alors évident : l’exclusion du tiers. L’inceste du premier type exclut la mère ; l’inceste platonique, le père. L’inceste du deuxième type n’exclut pas une personne mais une place : si la fille couche avec l’amant de sa mère, elle n’est plus en tiers mais impliquée dans une relation à trois ; si la mère couche avec le fiancé de sa fille, elle n’est plus en tiers dans la formation du jeune couple, mais devient partie prenante d’une relation dont elle devrait s’exclure pour ne pas être en rivalité avec sa fille. Dans tous les cas, l’inceste par exclusion du tiers fabrique du binaire à partir du ternaire.
C’est toujours au nom de l’amour que les pires transgressions sont justifiées. L’amour n’est donc pas une valeur sûre surtout lorsqu’il s’agit de l’amour parental. Bettelheim affirme que « l’amour ne suffit pas », mais Ferenczy va plus loin : « Si les enfants qui traversent la phase de la tendresse reçoivent plus d’amour ou un amour d’une autre sorte que celui qu’ils désirent, cela peut avoir des conséquences tout aussi pathogènes que celles qu’aurait la frustration amoureuse. » Echo à Françoise Dolto selon qui « l’amour maternel évolué est très rare ». Dont acte.
Quant au deuxième type d’inceste mère-fille, il s’appelle justement « l’inceste du deuxième type ».
L’anthropologue Françoise Héritier l’a défini la première comme la relation sexuelle de deux consanguins avec le même partenaire, par exemple quand une mère et sa fille ont une relation sexuelle avec le même homme. Cette relation introduit « une intimité charnelle entre consanguins inconcevable, indicible autrement que par le sous-entendu des mots » (1). Ce type d’inceste ne fait pas l’objet d’une prohibition universelle, mais il n’est pas non plus clairement autorisé, puisque sa transgression provoque pour le moins un malaise.
Qui a pu ne pas voir Sophie Anquetil faire la promotion du livre où elle raconte la vie amoureuse de son père en affirmant qu’il ne s’agissait pas d’inceste ? De quoi s’agit-il alors ? Le bien-nommé « coureur » Jacques Anquetil n’aime les femmes que si un obstacle, moral ou légal, se met en travers : Nanou est déjà mariée et mère de deux enfants quand il la rencontre. Elle est surtout l’épouse de son médecin. Séduite, elle avoue tout à son mari qui la séquestre ; le coureur, lui, la kidnappe. Rien n’interdit bien sûr à une femme amoureuse de divorcer pour se remarier. Anquetil épouse Nanou. Quand le coureur raccroche, il veut un enfant. Nanou ne peut plus en avoir, son premier mari lui ayant ligaturé les trompes après un second accouchement difficile. Pour garder son homme, elle propose sa fille, Annie, comme « mère porteuse », par amour bien sûr. Annie a dix-neuf ans en 1972, elle est mineure, « libre de faire ce qu’ils voulaient que je fasse », dit-elle aujourd’hui sobrement. Elle met au monde Sophie, l’auteur du livre. Annie est mineure mais elle n’est pas dupe : elle sait qu’elle « plaît » à Jacques et aussi qu’il lui plaît. Et l’amour frappe encore : Annie passe du statut de mère porteuse à celui de maîtresse ou de seconde épouse sous le toit maternel. Elle y restera douze ans.
Sophie affirme sa fierté d’avoir un superpapa et deux mamans, d’autant que ses copines n’en ont qu’une. L’une est sa mère, l’autre sa grand-mère, elle le sait parfaitement, mais elles l’aiment tant toutes les deux… Et Anquetil les aime tant toutes les trois ! Avec une naïveté confondante, elle affirme donc qu’il n’y a pas d’inceste, « puisque son père et sa mère biologiques n’ont pas de liens de sang ». En fait, il y a un double inceste : inceste du deuxième type car la mère et la fille couchent avec le même homme, et inceste père-fille car Anquetil était le beau-père d’Annie. Les liens de parenté ne se réduisent pas au biologique. Les places générationnelles comptent tout autant. Jacques Anquetil, mari de la mère, n’avait pas le droit de coucher avec sa belle-fille, même au nom d’un excès d’amour. La littérature, le cinéma et la clinique psychanalytique nous disent chaque jour ce que de telles situations peuvent provoquer comme ravages.
Pourtant, la publicité et les revues féminines exaltent périodiquement la similitude entre mères et filles. A cet égard, la campagne récurrente du Comptoir des cotonniers, marque de vêtements pour femmes, est exemplaire, puisqu’elle montre toujours des photos de mères avec leurs filles, sans qu’on puisse les distinguer. Il y a quelques mois, la légende disait : « Une mère, une fille, deux femmes. » Elle était en contradiction avec la photo, qui disait : « Une mère, une fille, une seule femme. Nous sommes pareilles et nous aimons ça. » Une campagne plus récente montre une mère avec ses deux ou trois filles dans un décor inexistant, qui pourrait se situer n’importe où. La légende indique les prénoms des unes et des autres, et le lieu où la photo est censée avoir été prise : une rue de Paris, une banlieue, une ville de Suisse. Aucun homme n’apparaît ; nous en sommes donc réduits à imaginer que s’il regardait la photo, il n’aurait pas à choisir entre l’une ou l’autre puisqu’elles sont pareilles ! On peut légitimement avoir quelque doute sur l’issue de cette belle complicité si mère et fille se partageaient le même homme. Et si c’était le père ? N’est-il pas paradoxal de faire l’apologie de l’inceste du deuxième type, au nom de l’amour toujours et, pour les mères, du désir de ne pas vieillir, tout en condamnant plus lourdement que jamais les pères incestueux ?
Or, dans l’inceste père-fille, la mère joue un rôle : « Pour bien des mères dont les maris ont été incestueux avec leur fille, écrit la psychanalyste Françoise Couchard, le refus de voir les manoeuvres douteuses du père trahit, à l’évidence, derrière un désir de préserver la paix du ménage, une volonté d’emprise sur la sexualité de la fille en même temps que sur celle du mari. La mère ne se considérera pas comme « trompée », puisque le mari reproduit avec celle qui lui ressemble le plus ce qu’il a fait si longtemps avec elle. » (2). Dans cet inceste père-fille, dit du premier type, il y a copulation entre apparentés. Mais il est intéressant de remarquer que ce type d’inceste englobe les caractéristiques des deux autres : l’exclusion du tiers, propre à l’inceste platonique et la mise en rivalité sexuelle à l’intérieur de la famille, propre à l’inceste du deuxième type. Le point commun à ces trois incestes devient alors évident : l’exclusion du tiers. L’inceste du premier type exclut la mère ; l’inceste platonique, le père. L’inceste du deuxième type n’exclut pas une personne mais une place : si la fille couche avec l’amant de sa mère, elle n’est plus en tiers mais impliquée dans une relation à trois ; si la mère couche avec le fiancé de sa fille, elle n’est plus en tiers dans la formation du jeune couple, mais devient partie prenante d’une relation dont elle devrait s’exclure pour ne pas être en rivalité avec sa fille. Dans tous les cas, l’inceste par exclusion du tiers fabrique du binaire à partir du ternaire.
C’est toujours au nom de l’amour que les pires transgressions sont justifiées. L’amour n’est donc pas une valeur sûre surtout lorsqu’il s’agit de l’amour parental. Bettelheim affirme que « l’amour ne suffit pas », mais Ferenczy va plus loin : « Si les enfants qui traversent la phase de la tendresse reçoivent plus d’amour ou un amour d’une autre sorte que celui qu’ils désirent, cela peut avoir des conséquences tout aussi pathogènes que celles qu’aurait la frustration amoureuse. » Echo à Françoise Dolto selon qui « l’amour maternel évolué est très rare ». Dont acte.
Caroline Eliacheff, pédopsychiatre, psychanalyste
Libération, 26 juillet 2004, p. 35
(1) Françoise Héritier : les deux soeurs et leur mère (Odile Jacob, 1994)
(2) Françoise Couchard : Emprise et violence maternelle (Dunod, 1991)
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