Forrester Viviane : Virginia Woolf

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Ce monde devenu palimpseste et que poètes, peintres, musiciens, penseurs de toutes sortes s’acharnent à discerner en son texte initial, c’est au niveau des apparences qu’il subjugue Virginia : dès l’âge de treize ans, à la mort de sa mère – puis dans un climat incestueux créé surtout par son père, mais aussi au rythme de deuils précoces et successifs –, oui, dès l’enfance, les repères du monde habituel, habitable et admis, menacent de lui échapper, de lui faire perdre pied. Elle a très vite perçu d’autres sens, issus de la perte de tout sens, d’autres possibilités, un univers éclaté. Le retour au quotidien, au monde usité, rationnel et prédit, devait lui sembler aussi étrange, fragile et dangereux que les terrains chaotiques, proches de l’égarement. Le retour à la banalité devait lui sembler plus insolite, énigmatique et chargé de magie que l’explosion des limites. Et certaines cohérences plus fantastiques que le chaos. D’où sa fascination pour l’effervescence mystérieuse de l’instant en sa plénitude, en sa fragilité, en cette réalité, même triviale, brièvement fusionnée au réel et qui figure peut-être, dangereusement, la beauté. Qui supplée au divin : « Il n’y a pas de Dieu. Nous sommes les mots, nous sommes la musique. Nous sommes la chose même. »

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Leonard Woolf a fait accepter son point de vue sur elle par Virginia elle-même sans la convaincre, mais il a su convaincre leur entourage. Et même entraîner avec lui la postérité, grâce à la première biographie documentée de Virginia, non seulement « autorisée » mais commandée, pratiquement dictée par lui à son neveu Quentin Bell. Non pas dictée physiquement : elle n’a paru, et à grand bruit, qu’en 1972 ; Leonard, mort trois ans plus tôt, n’avait lu que les tout premiers chapitres de cet ouvrage, dont l’étoffe avait été, cependant, longuement, patiemment tissée par lui depuis des dizaines d’années, dès les débuts de son mariage avec Virginia.

Le plus révélateur dans cette biographie ? Le ton condescendant de Bell pour parler de sa tante en scotomisant l’écrivain, dont il aimait à dire, non sans coquetterie, qu’il connaissait mal l’ œuvre. Revanche instinctive (et que nous retrouverons souvent) chez les survivants de Virginia, entre autres chez Vanessa, sa sœur et rivale bien-aimée, qui était aussi la mère de Quentin : pouvoir enfin disposer de Virginia Woolf, lui intimer respectueusement, officiellement quelque déconsidération camouflée en familiarité ; la comparer avec indulgence, ironie (ici bonhomie) à l’image supposée « normale » qu’elle ne figurait pas. Séparer l’écrivain et la femme pour éviter l’un ou rabaisser l’autre. Avant tout, la banaliser et ridiculiser ses lacunes supposées en regard de cette banalité qu’elle n’intégrait pas. Et, par là, en sens contraire, la marginaliser autoritairement. La remettre, en somme (ou plutôt la mettre et publiquement), à ce que l’on avait toujours espéré être sa place. Et qui le demeurerait en partie – une fois les idées fixes, les justifications, les conclusions de Leonard définitivement homologuées, ratifiées légitimes.

Elle, « un génie », par là d’autant plus excentrique et naïve, folle par intervalles, en permanence mentalement fragile, mythomane sur les bords, frigide qui plus est. La permanence, la force, les prodiges de son travail passant au second plan.

Et lui, en toile de fond, faisant figure de sérieux, d’homme stable, protecteur, de mari sexuellement sacrifié aux inhibitions de sa femme, voué à son sauvetage, veillant sur son œuvre et la permettant.

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À cinquante-sept ans comme à vingt-sept, elle tourne et tourne et retourne autour des mêmes événements, sans en venir à bout. Et, au centre, on ne trouve pas Julia, mais Leslie.

C’est lui qui hantera jusqu’à la fin Virginia déchirée entre la haine, l’amour, surtout le refoulement. C’est lui qui figure le péril. Le mentionne-t-elle dans son Journal, fût-ce en passant, fait-elle seulement mention des montagnes, en particulier des Alpes, le domaine de Leslie Stephen, et, quelques lignes ou quelques pages plus loin, quelques jours, c’est la dépression. Manifeste. On songe d’abord au hasard, mais non, c’est systématique.

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D’autres billets sur Virginia Woolf

Ta vie sauvée enfin par Alice Miller

14/ Ali Khan & Rita Hayworth et l’argent

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Lorsqu’elle se plaignit de son sort, Ali suggéra que, après le safari, elle pourrait peut-être envisager de tourner un-nouveau film. Idée à laquelle il semblait tenir, car à peine avait-elle déclaré à un journaliste de Nairobi qu’elle ne voulait pas refaire du cinéma qu’Ali confiait à un autre reporter, à Zanzibar, que lui et l’Aga Khan estimaient que Rita devrait accepter de retrouver les studios si on lui offrait un bon rôle. Quelle consternation dut-elle éprouver en lisant ces propos, elle qui avait considéré son mariage comme le plus sûr moyen de dire définitivement adieu à Hollywood !
Ali a peut-être sincèrement cru que tourner un film aiderait Rita à surmonter ce mal de vivre qu’elle éprouvait depuis qu’elle était en Europe, mais il avait également une autre idée en tête, bien plus cynique : l’argent que gagnerait Rita en retravaillant.
Malgré le luxe dans lequel évoluait le prince, on savait que le vieil Aga surveillait de très près sa fortune et que la bourse de son fils « était souvent vide », si l’on en croit Elsa Maxwell. Ali devrait attendre la mort de son père pour satisfaire ses perpétuels besoins d’argent, exacerbés par le jeu et un gaspillage immodéré.

S’il était exact, comme tout le monde s’en émerveillait, que Rita avait épousé un homme très, très riche, son vieil ami Hermes Pan n’en avait pas moins remarqué qu’Ali dépensait sans vergogne l’argent de sa femme : « L’argent de Rita lui glissait entre les doigts comme de l’eau. Il a dépensé ainsi une fortune. »

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Autres billets sur Rita Hayworth
1/ Livre – Rita Hayworth par Barbara Leaming
2/ Rita Hayworth par Barbara Leaming
3/ Rita Hayworth élevée sous l’emprise et les viols de son père
4/ Rita Hayworth demeurait une élève docile, anxieuse de plaire
5/ Rita Hayworth et sa mère face aux viols par inceste
6/ Rita Hayworth – Parfois elle ne pouvait s’empêcher de pleurer ouvertement devant les metteurs en scène et ses camarades de travail
7/ L’emprise : déjà à seize ans Rita Hayworth pensait sérieusement à se mettre entre les mains d’un protecteur d’un certain âge
8/ C’est ainsi que Rita Cansino devint Rita Hayworth, du nom de jeune fille de sa 
mère
9/ Tout en obéissant docilement aux ordres qu’on lui donnait, faisant exactement ce qu’on lui disait de faire, Rita Hayworth semblait s’éteindre
10/ Rita Hayworth fait preuve d’une assiduité et d’un amour du travail inhabituels
11/ Les tendances autodestructrices inconscientes qui trop souvent guidaient la conduite de Rita Hayworth
12/ Orson Welles & Rita Hayworth et l’alcoolisme
13/ L’image dévaluée qu’avait Rita Hayworth d’elle-même et son sentiment d’infériorité
15/ La dame de Shanghaï selon Barbara Leaming

16/ Rita Hayworth : être une personne mauvaise et méprisable

La Dame de Shanghai The Lady from Shanghai de Orson Welles avec Rita Hayworth
Rita Hayworth et la maladie d’Alzheimer