De l’évitement naturel à l’imprescriptibilité de l’inceste par Philippe Brenot
Docteur Philippe Brenot
Psychiatre et anthropologue
Directeur d’enseignement en sexologie à l’université Paris 5
Les anthropologues ont montré la valeur universelle de l’inceste aux frontières de l’humanité en posant son interdit comme fondement de toute société tandis que l’Occident semble aujourd’hui découvrir la réalité de sa fréquence. Les attitudes sont cependant encore défensives et motivent bien des aveuglements envers cette blessure identitaire pour l’enfant qui en est victime. Mais comment comprendre l’inceste, son interdit et sa transgression, sans s’interroger sur sa nature, ses fondements et son histoire et réagir contre la prescription qui frappe aujourd’hui son signalement et empêche les victimes d’une juste réparation.
Pour une lecture anthropologique de l’inceste, je suivrai six étapes successives :
• l’évitement naturel de l’inceste
• l’évitement culturel ou « prohibition de l’inceste »
• l’esprit de la loi
• Les aménagements de la loi
• la prescription de l’inceste
• plaidoyer pour une imprescriptibilité
Comment définir l’inceste ?
Différentes acceptions existent selon l’éclairage qui lui est donné, anthropologique, social, psychopathologique… Comme définir ce qui est incestueux et ce qui ne l’est pas ? Les psychanalystes distinguent l’incestueux (…) de l’incestuel (…). Une définition évidente nous apparaît : il s’agit de relations sexuelles directes entre partenaires, consanguins ou alliés, de sexes différents. Des images nous viennent : le père et sa fille, le frère et la soeur, la mère et le fils, mais aussi la fille et le beau-père, le grand-père et sa petite-fille, l’oncle et la nièce… C’est la définition usuelle et étroite de l’inceste appelé « inceste de premier type » qui justifie ainsi l’interdit de certaines relations sexuelles entre consanguins.
Mais il existe un « inceste de deuxième type » décrit par Françoise Héritier, qui nous éclaire sur la vraie nature de l’inceste, phénomène psychosocial et non seulement psycho-sexuel. Françoise Héritier décrit cet inceste de deuxième type comme un principe de régulation de la circulation des fluides entre les corps au sein de la société : « Le critère fondamental de l’inceste, nous dit-elle, c’est la mise en contact d’humeurs identiques. Il met en jeu ce qu’il y a de plus fondamental dans les sociétés humaines : la façon dont elles construisent leurs catégories de l’identique et du différent. L’opposition entre identique et différent est à la base de la construction de la société, elle est première car fondée dans le langage de la parenté sur ce que le corps humain a de plus irréductible : la différence des sexes… D’où dérivent les problèmatiques du même et de l’autre, de l’un et du multiple, du continu et du discontinu… de même que sur un plan moins abstrait, des valeurs propres, présentées sous forme d’oppositions, chaud/froid, clair/obscur, sec/humide, lourd/léger… Ces valeurs connotent les éléments du monde, dont le masculin et le féminin… »
Cette opposition entre les éléments de nature différente nous rappelle la pensée du petit enfant (chaud n’existe que par rapport à l’opposition chaud/froid). Les oppositions organisent ainsi le monde, elles structurent la société et l’inceste va interrompre cette construction. A l’intérieur de cette opposition en deux catégories déterminées par le sexe, apparaissent des identités fortes : les couples de jumeaux, deux frères, deux soeurs, un père et son fils, une mère et sa fille… et de même les individus d’un même lignage apparaissent comme identiques. C’est sur ce rapprochement de l’identique que va porter l’interdit. Mais pourquoi cette mise en présence de deux identiques (de deux personnes ayant, même partiellement, une substance en commun) est-elle interdite dans de très nombreuses sociétés ? Et quel lien avec l’inceste ?
Françoise Héritier y répond : ce cumul de l’identique est interdit car il est présumé engendrer des maux, individuels et collectifs, la sécheresse, la stérilité, le désèchement social.
L’évitement naturel
Si on veut faire le lien entre la symbolique de l’inceste dans les sociétés humaines et les prémices animales en milieu naturel, la tâche n’est pas simple car l’anthropologie sociale semble toujours s’originer d’elle-même par un postulat de la naissance de l’humain avec la culture. Comme s’il n’existait pas de culture, ni de sociétés, avant l’humanité. C’est ainsi que Levi Strauss a posé la prohibition de l’inceste comme fondement des sociétés humaines. Or l’anthropologie biologique et l’éthologie observent des comportements comparables, comportements dits d’« évitement de l’inceste », en deça de l’humain. Là s’affrontent anthropologie sociale et anthropo-biologie, cette dernière montrant avec évidence que la nature est déjà cuturelle ou que c’est plutôt le langage et ses représentations qui font l’humain.
« Le sauvage n’est ni père, ni époux, ni frère… Il est lui, il est l’enfant de la nature. » Dans le Neveu de Rameau, Diderot nous donne sa lecture d’un ordre naturel livré à la liberté des instincts. Pour Diderot, comme encore souvent pour le « bons sens » commun, les enfants et les sauvages sont instinctuels, car sans influence de l’éducation. « Si le petit sauvage, poursuit-il, était abandonné à lui-même, qu’il conservât son imbécillité et qu’il réunit, au peu de raison de l’enfant au berceau, la violence des passions de l’homme de trente ans, il tordrait le cou à son père et coucherait avec sa mère. » Cette vision naturaliste place déjà des jalons à l’aube de l’humanité : la répression des pulsions et les deux interdits fondamentaux que sont celui du meurtre du père et de l’inceste.
Nombreuses sont ainsi les bornes dont la connaissance a jalonné le no-man’s land de l’origine pour préserver et définir le territoire de l’humain. Nombreuses aujourd’hui sont cependant celles qui ne tiennent plus à l’examen des faits, le tabou de l’inceste est de celle-là. Symbole premier d’humanité, le tabou de l’inceste a été discuté par Freud (Totem et tabou, 1912) dans une perspective anthropologique reprise par Levi-Strauss (Les structures élémentaires de la parenté,1949) pour donner ses bases au strucuralisme qui apparaît, d’une certaine façon, comme un énoncé des conditions psychosociales spécifiques à l’humanité. Dans une continuité des attitudes, la biologie des comportements a montré la parenté de ce symbole humain avec l’évitement de l’inceste, comportement très largement répandu chez les mammifères et soumis à des règles naturellement apprises, c’est-à-dire de culture, comme l’ont bien documenté Eugène Schreider puis les éthogistes. La mise à distance, par la mère, des petits mâles dès que leur comportement devient ambivalent vis à vis d’elle est un mécanisme d’évitement de l’inceste mère-fils largement répandu et bien documenté (Cyrulnik, 1994). Mais en plus très paradoxalement — alors qu’il n’y a pas reconnaissance de la paternité chez les primates — l’inceste père-fille ou frère-soeur est extrêmement rare car les mâles, et parfois même les femelles, quittent le groupe à la puberté (Hrdy, 1984). Le hasard des remaniements des groupes peut cependant permettre l’accouplement frère-soeur. Jane Goodall (1986) a alors pu remarquer, lorsque cela se produisait, un comportement très différent des deux partenaires qui paraissaient s’ennuyer ou qui s’affrontaient. Le caractère spécifiquement humain du tabou de l’inceste est d’avoir ritualisé cette biologie de la limitation des comportements par des règles tratidionnelles qui conservent leur utilité tant qu’elles sont trasmises, donc énoncées. Ce qui n’est souvent plus le cas dans les sociétés modernes.
Sur un plan théorique on peut s’interroger sur l’utilité de l’évitement puis de la prohibition de l’inceste. A quoi cela sert-il ? Existe-t-il une utilité biologique ou sociale ? De nombreux points de vue ont été émis. On peut résumer ces théories en quelques points que rappelle F. Héritier (1994) Ce sont toutes des théories finalistes :
Tout d’abord la théorie biologique, fondée sur le danger des croisements rapprochés qui pourraient accentuer les traits homozygotes négatifs et donner des retard de croissance, une petite taille, une diminution de la fertilité, des problèmes immunitaires… C’est une vieille idée qui n’est cependant pas juste. Ces prétendus dangers liés à la consanguinité se retrouvent en fait rarement dans les populations d’isolats très consanguins. Et puis cette homozygotie n’est pas pas obligatoirement négative.
D’autres théories supposent une répulsion instinctive et innée de l’homme pour les relations incestueuses. L’éthologie des empreintes (Bischof, 1970) en est certainement l’un des fondements, c’est-à-dire qu’un individu reconnaîtrait l’odeur intime des proches dans l’enfance. Cela a bien été montré entre l’enfant et sa mère. Mais ces théories méconnaissent l’évitement naturel qui est déjà transmis par la culture. On peut enfin imaginer en milieu naturel qu’un comportement acquis dans les interactions précoces mère-enfant puisse être renforcé par la culture de ces mêmes populations animales.
Nous retrouvons encore l’opposition nature-culture que prône résolument l’anthropologie sociale et que n’observe pas l’anthropologie des primates et l’éthologie. Ceci est certainement lié à la croyance dans une autre dichotomie : celle d’un monde animal instinctuel et d’une humanité culturelle. C’est ainsi que Fraser a pu se demander à une époque : « Pourquoi un instinct humain profondément enraciné aurait-il eu besoin d’être renforcé par une loi ? » Françoise Héritier va même plus loin en disant : « L’existence-même d’une interdiction légale laisserait au contraire induire l’existence d’un instinct naturel poussant à l’inceste. »
Ces points de vue se rapprochent du tabou de l’inceste freudien, qui apparaît comme une théorie finaliste d’ordre sociologique : « Par la prohibition de l’inceste imposée aux autres mâles, le père impose sa domination sur toutes les femelles du groupe et repousse les jeunes mâles à la périphérie. » Dans cette perspective, le tabou de l’inceste aurait pour fonction de maintenir la hiérarchie entre les générations et de fonder la discipline nécessaire à la cohésion du groupe.
Enfin la théorie de Levi-Strauss semble aujourd’hui en décalage avec les observations éthologiques plus récentes, elle fonde la prohibition de l’inceste sur le dogme de l’exogamie, lui-même motivé par l’évitement de la consanguinité, qui est la vision d’une époque. Il faudrait revoir la théorie mais qui peut s’y hasarder ?
C’est certainement Françoise Héritier qui innove aujourd’hui en rajeunissant la théorie Levi-straussienne par sa lecture symbolique de l’inceste de deuxième type. L’inceste est une transgression symbolique de l’ordre généalogique. Ce n’est pas uniquement un acte sexuel. On passe ainsi insensiblement de la nature à la culture en suivant les avatars de cet interdit, et des hypothèses théoriques successives :
• évitement de l’inceste chez les mammifères
• évitement avec exogamie chez les primates
• tabou de l’inceste renforçant le pouvoir du père, maintenant la hiérarchie et transmettant le pouvoir (Freud)
• prohibition de l’inceste par les premières lois humaines.
• enfin prohibition de l’inceste élargi à sa dimension symbolique (inceste de deuxième type) selon des degrés différents de parenté dans chaque population (F. Héritier)
Ces étapes montrent le passage dans des lois humaines, c’est-à-dire codifiées par le langage, d’usages et de traditions primates, car chez l’humain la biologie a souvent moins d’emprise que la culture.
L’évitement culturel
Je reprendrai ici le développement historique de Françoise Héritier. Dès les premières lois humaines, l’inceste est proscrit. Le texte le plus ancien est hitite (2000 ans avant J.C.). « Si un homme a la fille en mariage et vit ensuite également avec sa mère et sa soeur, il commet un crime capital. » C’est clairement une identité de substance entre la mère et sa fille mises en contact par l’homme incestueux qui est ici dénoncée. L’inceste est attesté et sa nature affirmée (inceste de deuxième type). Puis le texte interdit les relations sexuelles entre un homme et sa mère (paragraphe 189 a) et entre un homme et sa fille. Dans les lois hitites, l’inceste est bien connoté par la relation sexuelle et non seulement par le mariage. On voit ici le passage de la lecture anthropologique à la codification juridique.
C’est ensuite la Bible qui énonce un interdit très clair au chapitre 18 du Lévitique : « Nul homme d’entre vous ne s’approchera de la chair de son corps (c’est-à-dire d’une chair consanguine) pour en découvrir la nudité » (verset 6) ; « La nudité de la fille de ta sœur, fille de ton père ou fille de ta mère, née à la maison ou née au dehors, tu n’en découvriras pas la nudité. » (verset 9) ; « La nudité de la fille de ton fils ou de la fille de ta fille, tu ne découvriras pas leur nudité car elles sont ta nudité. » (verset 10).
La nudité signifie ici l’intimité du corps dévoilé et touché. C’est encore la proximité de l’identique qui est dénoncée car elle signe l’inceste : « Tu ne découvriras pas leur nudité car elles sont ta nudité. »
Dans le Coran se retrouvent les mêmes interdits : le verset 27 de la sourate V sur les femmes parle ainsi : « Illicites comme épouses sont pour vous vos mères, vos filles, vos soeurs, vos tantes paternelles et maternelles, vos nièces du côté du frère et vos nièces du côté de la sœur. » On retrouve encore le même principe qui consiste à interdire ce qui romp le circuit naturel des flux identiques.
A Rome la loi est plus élaborée : l’interdiction de se marier dans sa parenté est inscrite dans la loi. En ligne directe l’interdiction est infinie. En ligne collatérale, l’interdit porte sur trois générations.
La tradition chrétienne ne dit pas autre chose : le mariage crée une unité de chair entre les époux, unité qui à la base de cette union irréversible du mariage. L’union ne peut donc pas se faire entre individus déjà identiques.
L’esprit de la loi
Enfin dans le droit français, (code civil de 1804) l’inceste n’est interdit qu’en termes de mariage : La loi interdit le mariage entre individus apparentés, c’est-à-dire que l’inceste n’est pas directement qualifié ni sanctionné, en tant que simple rapport sexuel avec un parent. Il faut qu’il y ait eu viol, c’est-à-dire pénétration sexuelle, pour que l’inceste soit poursuivi. D’une certaine façon ni l’inceste, ni la pédophilie n’existent aux yeux du code pénal, même dans sa nouvelle et récente version (2000). On peut s’interroger sur les raisons de cette absence. Les juristes pourront y répondre. Je n’exclue pas un déni collectif protecteur des abuseurs dans une société où l’on se méfiait il y a encore peu de temps des allégations des enfants.
L’inceste sera donc qualifié sur d’autres faits :
• soit : attentat à la pudeur sur mineur de moins de 15 ans
• soit : agression sexuelle (atteinte sexuelle avec violence)
• soit : atteinte sexuelle sans contrainte (ni violence) (Articles 227-26-27 du nouveau code pénal).
• soit : viol, selon l’art. 222-23 qui qualifie « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature, qu’il soit commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise. »
Or l’inceste et la pédophilie (qui lui est fondamentalement proche) ont des caractères très spécifiques qui dépassent le viol adulte. Le fait de la pénétration n’est pas l’élément fondamental, nous l’avons compris par la lecture anthropologique de Françoise Héritier. C’est le bouleversement des repères sexués qui constitue le trauma fondamental, du fait de la mise en lien d’individus destinés à conserver une distance relationnelle. Car l’inceste est plus profondément une atteinte identitaire qu’une violence physique et sexuelle. L’inceste bouleverse les repères psychiques (s’ils sont construits) ou instaure un monde à l’envers (s’ils ne le sont pas).
L’inceste brise le cours du temps et efface surtout ce temps de passage, cet état de transition que constitue l’enfance. Nous, thérapeutes et analystes, pouvons dire que dans l’inceste, on observe toujours une déconstruction ou une mal construction qui se résume souvent en quatre points :
• une confusion des générations
• un processus de clivage protecteur
• la sexualité qui remplace la tendresse
• enfin des blessures successives qui réveillent des plaies antérieures.
Aujourd’hui, la dimension psychique, très spécifique de l’inceste, n’est pas reconnue ni qualifiée : nous pouvons dire à l’extrême qu’il ne s’agit pas d’un crime sexuel, mais d’un crime identitaire. Au point où il existe des incestes symboliques (comme par exemple le harcèlement incestueux d’un père ou d’une mère), qui peuvent être tout aussi destructeurs et qui ne portent pas le nom de crime.
Enfin la qualification de viol ne prend pas en compte la spécificité des crimes que sont inceste et pédophilie, c’est-à-dire commis sur des individus en construction ou même non encore construits, c’est-à-dire qu’ils agissent de manière irrémédiable sur l’être en devenir. On prend conscience ici de la distance entre les points de vue anthropologiques, juridiques et psychologiques.
Les aménagements de la loi
Comme toute coutume humaine, une fois instauré, l’interdit de l’inceste a connu des aménagements. On peut mentionner trois aménagements principaux.
1. Le premier, traditionnel et fondamental, c’est la compensation matrimoniale. Elle est quasi universelle, organisatrice de la société comme l’interdit de l’inceste puisqu’elle lui est liée. C’est l’institution de la dot qui compense la perte d’une femelle pour le père. Cette dot est constituée d’argent, de territoires ou de promesse de pouvoir, d’alliance politique. Elle est codifiée dès le début des lois humaines. En Assyrie si un homme a payé la compensation matrimoniale et que sa femme vient à mourir, il peut choisir une autre fille de son beau-père à la place de sa femme décédée, sans avoir à verser une autre compensation. Ce qui revient à admettre que ces femmes ont la même valeur ou qu’une femme a un prix. Le texte poursuit : « Il peut reprendre son argent s’il ne prend pas une soeur de son épouse décédée. »
La dot a un corrolaire : la virginité. La femme promise doit être vierge, en compensation le père reçoit de l’argent, du pouvoir, un territoire.
Une seule obligation s’impose alors au père dominateur et organisateur du groupe : ne pas consommer la femelle promise en mariage. La prohibition de l’inceste devient ainsi indissociable de la promesse de mariage, et à l’aube de l’humanité, le comportement du père pourrait se résumer ainsi : « Je m’interdis toute consommation immédiate de ma fille. Je consomme les autres mais pas ma fille (règle universelle), en cela je renonce à l’un de mes instincts naturels et fais oeuvre d’humanité (Freud). En contrepartie de mon renoncement, je reçois de l’argent et du pouvoir (dot). »
Cette règle connue de tous et publiquement énoncée dans les sociétés de la tradition, a été récemment pervertie en Occident avec le début du mariage chrétien et la possibilité de choix par la fille d’un homme aimé. Si cette fille se donne, il n’y a alors plus lieu à dot ni à renoncement.
2. Le second aménagement est constiué du déni familial et social, de l’inceste par les familles (acceptation tacite et instituée des petits incestes des grandes familles). C’était l’institution de la parentèle : Charlemagne et sa sœur. Le déni maternel, le déni familial, le déni social se conjuguent pour une paix sociale : « Quoi ? Ton père, tu n’y penses pas ! », dit la mère à sa fille qui vient de dénoncer son père.
3. Le déni juridique renforce enfin ce dispositif occulte de paix familiale et sociale. C’est la non qualification spécifique de l’inceste. Seule mention de circonstance aggravante : si le mineur a moins de 15 ans et par ascendant de la personne. Dans ce cas, est encore exclu l’inceste sur une fille majeure débile mentale.
La prescription de l’inceste
Enfin la prescription hypocrite de l’inceste. Comme pour tout crime, les faits d’inceste sont prescrits après un certain délai, qui est de dix ans, ce qui entraîne l’extinction de l’action publique et rend de ce fait toute poursuite impossible. En fait par la prescription, la société valide une certaine réparation du crime en raison du temps écoulé. Car au plan juridique on considère que le trouble à l’ordre public a cessé et que la société en a fait le deuil. La prescription donc est en quelque sorte un temps du deuil.
Or en terme de viol, d’inceste ou de pédophilie, ce temps du deuil n’existe pas. Le sujet ne fait pas le deuil de l’agression, surtout s’il n’était pas construit au moment des faits, et puis le deuil social de ce crime très intime se confond surtout avec le déni hypocrite, et complice, que font souvent les proches. La notion de prescription qui est indissociable de la croyance sociale en la réparation du crime, semble tout à fait inadaptée en ce qui concerne l’inceste et la pédophilie.
En effet, la loi ne reconnaît pas le caractère spécifique de l’inceste en tant que crime généalogique (que montre bien l’anthropologie) mais elle ne reconnaît pas non plus le caractère spécifique du crime psychologique, car il a été lontemps dénié. La psychanalyse en a été en partie complice avec le déni freudien de la réalité des allégations infantiles.
Or la clinique nous montre aujourd’hui un autre visage de l’inceste : il s’agit à 80% d’un inceste père-fille qui se déroule à peu près toujours de la même façon. L’inceste est commis pendant un certain nombres d’années (1, 2, 3, 10 ans et plus) à partir de l’âge de 4, 5, 6, 7, 8 ans ou plus. C’est un acte le plus souvent tenu secret par la victime qui n’ose pas en parler, qui ne peut pas en parler, et notamment à ses parents, qui est encore trop souvent rejétée et non crue lorsqu’elle a le courage de parler. C’est encore tenu secret par la famille, un acte dont les victimes n’osent ou ne veulent pas parler dans un premier temps car elles sont prises dans une tentative de reconstruction par le clivage. Beaucoup de filles ne veulent alors pas aller jusqu’à signaler leur père, très souvent parce qu’elles croient qu’elles seront assez clivées pour pouvoir mener une autre vie, c’est-à-dire séparée de l’expérience traumatique. On retrouve ainsi des tentatives de protection par des comportements réservés : « Mon père, je ne l’ai jamais embrassé, c’est ce qui m’a sauvée ; ça, je le réservais pour l’homme que j’aimerai. » La fille abandonne son sexe à son père et réserve son cœur à l’homme qui viendra plus tard.
C’est le premier temps dans lequel on est amené à voir cette jeune fille incestée. Elle est alors en couple et consulte car elle ne peut vivre sa sexualité. Elle n’a aucun désir, est habitée de fantasmes et de souvenirs de l’enfance, elle vit le plus souvent une profonde inhibition. Parfois elle parlera de l’inceste. Souvent, elle se taira encore.
Le deuxième moment où elle consulte c’est lorsqu’elle doit voir son médecin ou sa gynécologue. Malheureusement les attitudes négatives existent encore, témoin la réaction de cette gynécologue qui refoulera encore le souvenir traumatique : » Vous avez dû en prendre du plaisir pour que ça dure si longtemps ! »
C’est alors que, malgré la vie sexuelle difficile et souvent les conflits conjugaux, cette femme aura un enfant et ce n’est qu’à ce moment-là, pour la majorité des femmes victimes d’incestes, qu’elle voudra signaler son père, c’est-à-dire lorsque sa propre fille aura l’âge qu’elle avait quand ça a commencé. Elle a alors entre trente et trente-cinq ans mais elle ne peut le faire car il y a prescription. Elle en parle à un médecin, elle voit un juriste et on lui confirme qu’il y a prescription, car elle a plus de vingt-huit ans, la prescription se situant dix ans après la majorité légale, ce qui est déjà un progrès par rapport à l’ancienne loi pour laquelle il y avait prescription 10 ans après les faits. Cette loi hypocrite empêche la plupart des femmes de signaler leur inceste. Or ce caractère très spécifique de l’évolution psychologique après inceste est ignoré par le législateur. A moins que le législateur ne soit un homme et qu’il participe ainsi au déni collectif de l’inceste.
Il faut savoir que dans ces conditions seulement 20% des abus sexuels sont instruits et encore moins condamnés. C’est-à-dire une nouvelle souffrance pour la victime qu’accompagne une vie brisée, sans sexualité, ou dans la déviance (80% des prostituées ont vécu un inceste ou un abus sexuel), et une évolution dépressive et suicidaire. Or les thérapeutes le savent bien : le procès familial ou public est nécessaire à la reconnaissance sociale de l’inceste et au fondement d’une réparation.
Pas de signalement, pas de procès, pas de réparation.
Plaidoyer pour une imprescriptibilité
Le seul moyen qui m’apparaît aujourd’hui susceptible de permettre cette reconnaissance sociale de ce crime identitaire fondamental serait de reconnaître la nature particulière de l’inceste, mais aussi de la pédophilie : ne soyons pas hypocrites, la pédophilie a le plus souvent un caractère incestueux, car perpétué à 80% par un proche de l’enfant ou un substitut des parents, éducateur, psychologue, enseignant, personne à qui l’enfant a été confié.
Il faut donc reconnaître le caractère spécifique de ce crime pour permettre l’imprescribilité de l’inceste, c’est-à-dire reconnaître que l’inceste est un crime contre l’humanité, seul cas juridique d’imprescription, crime contre l’humanité naissante de cet enfant en construction.
Jean-Claude Guillebaud parle dans le même sens de l’inceste dans le Principe d’humanité :
« Le père qui possède sexuellement le corps de son enfant cède à un désir inhumain… Il brise le cours du temps. Il efface la parenté. Il interdit à la victime de prendre place dans la chaîne des générations. L’inceste est le cousin germain du génocide en ce qu’il aboutit à détruire l’individu en détruisant son lien de parenté. Ce qu’il violente, en somme, ce n’est pas seulement le corps de l’enfant, ou l’un de ses organes, c’est très exactement ce qui fonde son humanité. »
Plaidoyer pour une imprescriptibilité
BRENOT P. Homo sur-naturalis, l’hominisation dénaturante, Topique, 2000, 73, p 23-35
BRENOT P. Inventer le couple, Paris, Odile Jacob, 2001
CYRULNIK B., HERITIER F. et NAOURI A. De l’inceste, Paris, Odile Jacob, 1994
DIDEROT D. Le Neveu de Rameau, Paris, Le livre de poche, 1983
FREUD S. Totem et tabou , (1912), Paris, Payot, 1973
GOODALL J. Les chimpanzés et moi, Paris, Stock, 1971
GUILLEBAUD J.C. Le principe d’humanité, Paris, Seuil, 2001
HERITIER F. Les deux soeurs et leur mère, Paris, Odile Jacob, 1994
HRDY S.B. Des guenons et des femmes, Paris, Le livre de poche, 1983
ROUSSEAU J.J. Le Contrat social, Œuvres complètes,
LEVI-STRAUSS C. Les Structures élémentaires de la parenté, ………, 1949
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