« Je suis incapable d’avoir un point de vue parfaitement objectif sur l’affaire. Polanski est l’un de mes deux ou trois réalisateurs préférés, et un bonhomme qui m’a toujours inspiré de la sympathie. Mon premier contact avec cette affaire a été par le truchement de son auto-biographie, où il la relatait comme un véritable guet-apens (âge indistinct, mœurs et attitudes très peu innocentes de la mère et de la fille). Il m’a fallu du temps pour réaliser que cet évènement anecdotique aux yeux des européens définissait le personnage aux yeux des américains.
Il y a une année, une votation populaire effroyablement démagogique et imbécile a supprimé la prescription des crimes sexuels sur mineurs. Aux yeux de la populace, la question est simple. Le méchant de bande dessinée doit pouvoir être rattrapé par le cavalier blanc 172 ans après les faits, pour que Justice Soit Faite et que le générique puisse se déployer sur un happy end cathartique. Aux yeux des enquêteurs, après 30 ans les témoignages ne sont plus assez solides, et la recherche de la vérité devient dangereusement impossible. Aux yeux des philosophes, après 30 ans, la personne n’est plus la même, elle se retrouve punie pour celle qu’elle a été. Aux yeux des juristes, les catégories que la nouvelle loi imposait sans les préciser (nature du crime, maturité sexuelle) n’étaient pas fonctionnels. Qu’à cela ne tienne. Ces considérations d’intellos pesaient peu en regard du « bon sens » des foules assoiffées de justice simpliste.
Il y a trois mois, le fils du dictateur Kadhafi était arrêté à Genève pour maltraitance envers ses domestiques (coups et blessure répétés). La Libye a exercé une telle pression sur la Suisse -sanctions économique, capture de deux otages suisses- que les autorités ont désavoué la police genevoise, et ont présenté leurs plates excuses au dictateur (qui, entre-temps, en Libye, semble avoir fait « disparaitre » en représailles le frère du domestique). Aujourd’hui encore, les manifestations d’obséquiosité vis-à-vis de Kadhafi s’accumulent, alors que celui-ci s’amuse d’autant plus à humilier la Suisse pour avoir menacé un instant l’impunité arrogante de son ordure de rejeton. Les deux otages suisses ne sont toujours pas libres.
Bref, nous avons d’un côté une Suisse ridiculisée sur le plan international pour sa flagornerie envers la famille Kadhafi, et d’un autre côté une nouvelle loi inepte qui rend les crimes sexuels imprescriptibles (et, selon un ami juriste, donne plus de poids à cette demande américaine). Les deux aspects qui me choquent sont :
– L’indulgence obséquieuse de l’Etat suisse pour les crimes actuels de la famille Kadhafi, face au zèle porté à l’arrestation de Polanski pour une aventure sexuelle vieille de 30 ans. Je ne peux pas ne pas y voir une sorte de sur-compensation ridicule, et vaguement infâme.
– L’hypocrisie des discours des politiques suisses sur la question, qui n’hésitent pas à arguer aujourd’hui de la légitimité morale de cette imprescriptibilité après avoir appelé (à juste titre) à voter contre, et prétendre que la loi s’applique de la même façon à n’importe qui après avoir exprimé ses « excuses au peuple libyen pour l’arrestation injuste de diplomates libyens par la police de Genève ».
A titre personnel, l’affaire Polanski m’agace (d’autant plus que la « victime » désire voir les poursuites cesser). Mais plus largement, c’est le parallèle avec l’immonde affaire Kadhafi qui m’écœure le plus. Cette arrestation, qui ne ferait aucun sens dans un cadre juridique local, met d’autant mieux en perspective la lâcheté du gouvernement suisse envers la Lybie pour une arrestation valide (esclavagisme contemporain, maltraitance actuelle et assumée). Si l’on veut observer le schéma « selon que vous serez puissant ou misérable », il faut décaler le champ d’observation vers le haut, de façon a englober Polanski au bas de l’échelle (relative), et le fils Kadhafi au sommet. Pour ma part, j’espère qu’un anonyme dans l’exacte même situation de Polanski n’aurait pas été extradé…
Mais mon vote est minoritaire. »