S’il existe donc un dispositif pénal qui permet de réprimer sévèrement les faits incestueux commis sur des mineurs, l’absence de reconnaissance explicite de la notion d’inceste dans notre code pénal nuit à l’identification et à la prise en charge des victimes. En effet, la notion de violences sexuelles commises « par un ascendant légitime, naturel ou adoptif ou par toute autre personne ayant autorité sur la victime » ne permet pas de distinguer les violences sexuelles commises au sein de la cellule familiale de celles qui sont commises en-dehors de la famille.
Cette indétermination est la cause directe de l’incapacité qu’ont les pouvoirs publics à mesurer l’inceste. Le ministère de la Justice recense environ 250 condamnations par an relatives à des viols commis par ascendant ou personne ayant autorité sur la victime, mais ce chiffre ne représente qu’un minimum dans la mesure où il n’est pas possible d’y inclure les condamnations de viols avec plusieurs circonstances14(*). De même, l’agression sexuelle sur un mineur de quinze ans par ascendant ou personne ayant autorité aurait concerné 1.810 condamnations en 2005, 1.719 en 2006 et 1.621 en 2007, et l’atteinte sexuelle par ascendant ou personne ayant autorité sur mineur de quinze ans 216 condamnations en 2005, 170 en 2006 et 157 en 2007 (voir encadré ci-dessus). Néanmoins, ces données ne permettent pas d’évaluer la part de l’inceste dans le total de ces condamnations. De fait, il n’existe pas de statistiques judiciaires sur les actes incestueux15(*).
Dans ces conditions, on ne dispose que d’évaluations partielles permettant de rendre compte de l’ampleur des violences incestueuses en France. Une étude réalisée en 2004-2005 sur les 243 enfants suivis par le juge des enfants de Laval a par exemple permis de révéler que 46 % de ces dossiers faisaient apparaître des abus sexuels commis au sein de la sphère familiale. L’âge de la victime s’échelonnait entre deux et quinze ans, et, dans 60 % des cas, l’enfant avait moins de dix ans au moment des faits qu’il déclarait avoir subis16(*). De même, des évaluations permettent d’estimer à 20 % la part des procès d’assises concernant des infractions de type incestueux17(*). Enfin, un sondage réalisé à la demande de l’Association internationale des victimes de l’inceste par IPSOS en janvier 2009 a évalué à 3 % des Français (et même 5% des femmes) le nombre de personnes déclarant avoir été victimes d’inceste. Selon les données collectées par cette même association, les auteurs de violences sexuelles sur mineurs seraient, dans un tiers des cas, les pères, dans près de 10 % des cas les beaux-pères ou concubins de la mère, et dans 6,1 % des cas les grands-parents. Ces évaluations partielles semblent mettre en évidence une ampleur du phénomène des violences incestueuses en France, sans qu’aucun moyen ne permette de le quantifier précisément, ce qui apparaît tout à fait regrettable.
En effet, l’ensemble des études relatives à l’inceste montrent que celui-ci constitue une forme de violence tout à fait spécifique et particulièrement destructrice, notamment parce qu’elle se nourrit du silence qu’induit son caractère « innommable » de tabou absolu. La principale caractéristique de la famille incestueuse est son isolement, son enfermement sur elle-même, qu’accompagne très souvent la non-reconnaissance de la parole de l’enfant ainsi que les dénégations de la famille et les efforts mis en oeuvre par l’ensemble familial pour faire « disparaître » les éléments perturbants18(*). Comme l’expose Mme Marie-Louise Fort dans son rapport précité, « il est essentiel de comprendre que ces violences, leur inscription dans la durée et parfois sur plusieurs générations, la relation qui lie auteur et victime et ses conséquences médicales et sociales pour les victimes font de l’inceste un crime spécifique qui ne peut être circonscrit aux frontières de la pédophilie. Dans les cas d’inceste, l’auteur agresse non seulement sexuellement sa victime avec ce que cela peut comporter de violences physiques et psychiques, mais il détruit ou dévie la construction de la personnalité de l’enfance d’une façon si grave et si profonde qu’il réduit a minima les chances qu’a l’enfant de connaître une résilience. L’inceste conduit la société dans l’indicible en l’attaquant sur deux de ses fondements : la protection de l’enfance et la famille »19(*).
C’est le même constat que tire Dominique Vrignaud, juge des enfants : « inscrite dans la conscience universelle, la transgression de l’inceste reste synonyme de graves désordres. L’enfant est « inceste-tué » et c’est peut-être à cet endroit que le désordre est le plus important. Réduit à la notion d’objet du système familial et de son abuseur, l’enfant n’est plus la continuité, le prolongement de ses parents ou de ses proches responsables, il en devient l’un des éléments, l’une des parties, voire l’identité de l’autre »20(*).
De fait, les observations cliniques mettent en évidence une prégnance des troubles psychiques engendrés par l’inceste : états délirants, troubles des conduites alimentaires, troubles de la personnalité, forte propension aux tentatives de suicide, etc., qu’accompagnent le plus souvent une fréquente déscolarisation, des troubles du comportement et de la relation à l’autorité ainsi que des pratiques à risque, notamment sur le plan sexuel.
Ces considérations ont convaincu Mme Marie-Louise Fort, auteur de la proposition de loi, de la nécessité d’inscrire l’inceste dans le code pénal afin d’améliorer la prévention de ce phénomène ainsi que le suivi et la prise en charge des victimes.
* 14 A l’heure actuelle, un viol commis sur un mineur de quinze ans par un ascendant est recensé soit comme un viol commis sur un mineur de quinze ans, soit comme un viol commis par un ascendant.
* 15 Voir notamment la question écrite posée M. Jacques Remiller, député, le 10 février 2009 et la réponse de la garde des Sceaux, ministre de la Justice, publiée au J.O.A.N. du 31 mars 2009.
* 16 Philippe Desloges, juge des enfants, « Le juge des enfants en cas d’abus sexuel dans la sphère familiale », Actualité Juridique Famille 207, page 180.
* 17 Gérard Lopez, Violences sexuelles sur les enfants, PUF, «collection Que sais-je ? », 1999, cité par Mme Marie-Louise Fort.
* 18 Dominique Vrignaud, « Les comptes de l’inceste ordinaire », dans De l’inceste, précédemment cité, page 148.
* 19 Rapport précité, page 6.
* 20 Dans De l’inceste, précité, pages 160-161.
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