Les prédateurs psychiques par Boris Cyrulnik

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L’imposture perverse16 semble authentique. Je crois qu’on peut associer ces deux mots, « imposture » et « authentique », chez ceux dont le développement de la personnalité ne permet pas l’empathie. Ce concept, que Freud avait dénommé Einfülhung (« ressentir »), mérite certainement d’être à nouveau travaillé, grâce aux expérimentations récentes sur l’aptitude d’un être vivant à se représenter les représentations d’un autre, ses actions, ses émotions et ses pensées.

Je crois que les mélancoliques, à force d’éprouver le monde mental des autres, finissent par nier le leur et ne plus le percevoir. Ils ne se le représentent même plus, ou plutôt, ils se représentent une absence. Alors, ils disent : « J’ai un vide à la place du cœur », ou « je suis convaincu que je ne suis pas vivant, alors je me mutile pour que la douleur me rassure en me confirmant l’existence de mon corps ».
Les pervers fonctionnent en sens inverse. Dépourvus d’empathie, ils n’éprouvent que leur propre monde mental et c’est le plus sincèrement du monde qu’ils jouissent avec leur fille ou avec le petit garçon qu’ils aiment beaucoup, vraiment, jusqu’au moment où ils ne l’aiment plus et le jettent sans aucune représentation des troubles qu’ils lui ont infligés17.

Les rapports d’expertises d’incestes témoignent très souvent de cette « lucidité […] mais qu’il [le beau-père incestueux] était tellement narcissique et égocentrique qu’il était toujours animé du désir de contrôler toute chose […], déclarant tantôt que cela ne s’était produit qu’une seule fois, tantôt que cela était arrivé pendant toute une année18 ».

…/…

C’est le témoin parlant et socialisé qui éprouve l’horreur de l’inceste ; le malade, lui, ne se représente pas la signification de son geste.
Ainsi les pervers, dépourvus d’empathie, ne se représentent-ils pas le monde des émotions de l’autre et jouent-ils avec le sexe de leur propre enfant le plus gaiement et parfois le plus amoureusement du monde. Leur étonnement est grand lorsque le discours social prononce à leur sujet le mot « inceste » et ils se défendent avec une réelle sincérité en disant : « Mais ce n’est pas grave, puisqu’elle a joui ! » Seul compte pour eux le jeu sexuel, car ils n’accèdent pas à la représentation des émotions ou des idées coupables que ce « jeu » inspirera dans le monde mental de l’enfant, lequel, au contraire, entend le discours social et éprouvera ce jeu comme un crime.

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16. S. André, L’Imposture perverse, Paris, Éd. du Seuil, 1993.
17. Entretien avec un pédophile : « Je ne puis m’empêcher d’être attiré par cette beauté que dégagent les enfants […]. Les avoir aimés comme je les aime suffirait à mon bonheur. » In « Sexualités : la valse des étiquettes », Fédération nationale des écoles, des parents et des éducateurs, n° 100, juillet et septembre 1983, p.30.
18. S. Sessions, L’Amour inavouable, Paris, Presses de la Cité, 1985, p.220.

9/ Trois profils des pères incestueux par Roland Coutenceau

Pages 154-155

Les immaturo-névrotiques reconnaissent beaucoup de choses, se sentent honteux, parfois coupables, admettent un retentissement sur leur fille, demandent des soins, font une recherche spontanée pour comprendre ce qu’ils ont fait, sont dans une quête plutôt authentique même si tout n’est pas clair dans leur attitude. Ils relèvent d’une thérapie individuelle ou de groupe.

Les immaturo-égocentriques ont des positionnements contrastés, partagés, avec un désir de se comprendre mais aussi un désir de se protéger après l’acte et, au fond, une volonté égocentrique de pâtir le moins possible. Ils admettent des faits ou bien ont des mensonges d’enfant, nient des évidences. Le thérapeute peut avoir de la sympathie pour leur histoire traumatique, mais être irrité par leur nature égocentrique. Ceux-là évoluent peu en psychothérapie individuelle et nous les plaçons dans des groupes pour les confronter à des gens qui ont un peu plus avancé et ont un rapport plus autocritique à eux-mêmes.

Les immaturo-pervers restent défiants, nient les faits, n’ont pas d’empathie ni de sentiment pour leur fille, nient la loi. Ils sont en deçà de toute approche thérapeutique simple, classique. Ils irritent les thérapeutes qui se sentent parfois impuissants et développent un rejet à leur égard, estimant qu’ils méritent plutôt d’être punis que d’être pris en charge. Notre technique consiste à mettre un seul de ces sujets dans chaque groupe pour qu’il soit confronté à d’autres qui ont des positions plus ouvertes, plus critiques. On les trempe en quelque sorte dans un bain humain : cette « trempette » favorise de façon quasi chimique une certaine perméabilité psychique. Nous faisons le pari qu’ils s’imbiberont des questionnements des autres et que leur position tonique, voire tonitruante, qui est une position mégalomaniaque liée à une fragilité, à la peur de l’autre, devienne friable, se fissure. Là, nous sommes à la limite de la recherche, car beaucoup de praticiens se sentent dépourvus d’outils opérationnels face à ces sujets et ne veulent pas s’en occuper.

Je pense pour ma part que, derrière ces attitudes de défi, de bravade, peut se révéler au cours de la psychothérapie une souffrance masquée, un questionnement intérieur, alors que lors de l’expertise psychiatrique, ils ont été décrits comme extrêmement fermés, imperméables à l’interpellation.

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Voir aussi les billets concernant le livre de Roland Coutanceau :
1/ Vivre après l’inceste : Haïr ou pardonner
2/ Peut-on pardonner ?

3/ Un silence difficile à rompre
4/ Désordres relationnels et sexuels

5/ Le père incestueux
*/ L’enfant investi d’une sorte de mission

6/ Les milieux sociaux et culturels
7/ Quelques conséquences sur les survivantes
10/ Les mères