L’imposture perverse16 semble authentique. Je crois qu’on peut associer ces deux mots, « imposture » et « authentique », chez ceux dont le développement de la personnalité ne permet pas l’empathie. Ce concept, que Freud avait dénommé Einfülhung (« ressentir »), mérite certainement d’être à nouveau travaillé, grâce aux expérimentations récentes sur l’aptitude d’un être vivant à se représenter les représentations d’un autre, ses actions, ses émotions et ses pensées.
Je crois que les mélancoliques, à force d’éprouver le monde mental des autres, finissent par nier le leur et ne plus le percevoir. Ils ne se le représentent même plus, ou plutôt, ils se représentent une absence. Alors, ils disent : « J’ai un vide à la place du cœur », ou « je suis convaincu que je ne suis pas vivant, alors je me mutile pour que la douleur me rassure en me confirmant l’existence de mon corps ».
Les pervers fonctionnent en sens inverse. Dépourvus d’empathie, ils n’éprouvent que leur propre monde mental et c’est le plus sincèrement du monde qu’ils jouissent avec leur fille ou avec le petit garçon qu’ils aiment beaucoup, vraiment, jusqu’au moment où ils ne l’aiment plus et le jettent sans aucune représentation des troubles qu’ils lui ont infligés17.
Les rapports d’expertises d’incestes témoignent très souvent de cette « lucidité […] mais qu’il [le beau-père incestueux] était tellement narcissique et égocentrique qu’il était toujours animé du désir de contrôler toute chose […], déclarant tantôt que cela ne s’était produit qu’une seule fois, tantôt que cela était arrivé pendant toute une année18 ».
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C’est le témoin parlant et socialisé qui éprouve l’horreur de l’inceste ; le malade, lui, ne se représente pas la signification de son geste.
Ainsi les pervers, dépourvus d’empathie, ne se représentent-ils pas le monde des émotions de l’autre et jouent-ils avec le sexe de leur propre enfant le plus gaiement et parfois le plus amoureusement du monde. Leur étonnement est grand lorsque le discours social prononce à leur sujet le mot « inceste » et ils se défendent avec une réelle sincérité en disant : « Mais ce n’est pas grave, puisqu’elle a joui ! » Seul compte pour eux le jeu sexuel, car ils n’accèdent pas à la représentation des émotions ou des idées coupables que ce « jeu » inspirera dans le monde mental de l’enfant, lequel, au contraire, entend le discours social et éprouvera ce jeu comme un crime.
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16. S. André, L’Imposture perverse, Paris, Éd. du Seuil, 1993.
17. Entretien avec un pédophile : « Je ne puis m’empêcher d’être attiré par cette beauté que dégagent les enfants […]. Les avoir aimés comme je les aime suffirait à mon bonheur. » In « Sexualités : la valse des étiquettes », Fédération nationale des écoles, des parents et des éducateurs, n° 100, juillet et septembre 1983, p.30.
18. S. Sessions, L’Amour inavouable, Paris, Presses de la Cité, 1985, p.220.