L’incestuel par Dr. Claude Esturgie

L’incestuel
par Dr Claude Esturgie
(Sexologue, Bordeaux) Le néologisme « incestuel » a été créé par Paul-Claude Racamier, psychiatre et psychanalyste renommé, dans les années 1980-1990, à l’occasion d’un livre intitulé L’inceste et l’incestuel, ouvrage aujourd’hui épuisé.
Sous ce terme Racamier décrit une psychopathologie laissée dans l’ombre avant lui mais cependant extrêmement répandue. L’incestuel correspond à une atmosphère familiale particulière qui n’aboutit pas nécessairement à un passage à l’acte sexuel, mais qui laisse chez les enfants qui en sont victimes une empreinte responsable d’un certain nombre de troubles psychiques ou sexuels de l’âge adulte.
Il s’agit d’une notion complexe que je vais essayer d’exposer le plus simplement possible. Elle place dans une perspective nouvelle certaines hypothèses de base de la psychanalyse comme le complexe d’Œdipe, phénomène tellement vulgarisé et médiatisé que l’on peut le supposer connu de tous.
Très schématiquement l’Œdipe, fantasme de séduction du parent de sexe opposé avec rejet du parent de même sexe, reste refoulé dans l’inconscient de l’enfant jusqu’à sa résolution naturelle par mentalisation de la nature irréaliste de cette rivalité et retournement vers le parent du même sexe comme modèle identitaire.
L’interdit de l’inceste est le pivot du complexe d’Œdipe. Quand il se produit, le passage à l’acte crée une véritable effraction agressant l’inconscient de l’enfant qui le subit. L’inceste s’oppose à la réussite de la triangulation œdipienne : deux personnes se rencontrent : l’incesteur et l’incesté, rencontre dissymétrique : pour le premier ce n’est qu’une pulsion narcissique sauvage, incontrôlée, pour l’autre un traumatisme majeur, une blessure qui le frappe au cœur de son intégrité physique et psychique.
L’incestuel, lui, est seulement, je cite Racamier : « un climat où souffle le vent de l’inceste sans qu’il y ait inceste ». Les conséquences en sont différentes mais affecteront les enfants qui en sont victimes dans leurs comportements adultes sur le plan social, familial ou sexuel.
L’incestuel peut se définir comme un inceste psychique, symbolique et dans ce domaine comme dans la plupart des phénomènes humains la frontière entre le normal et le pathologique reste très imprécise, d’autant plus imprécise que sa nature, ne dépassant jamais le territoire secret de la famille, lui permet d’échapper aux définitions abruptes du légal.
L’incestuel est un dysfonctionnement à la fois psychique et relationnel. Il reste apparenté à l’inceste lui-même dont on ne saurait le distinguer entièrement. C’est avant tout un climat, une sorte de mise en intrigue déviante des relations familiales et un problème psychologique personnel qui entraîne pour reprendre la belle formule de Stefan Zweig en lui prêtant un sens différent une redoutable « confusion des sentiments ».
On peut commencer par le plus apparent et évoquer cette « atmosphère » incestuelle. Vues de l’extérieur les manifestations peuvent en sembler banales, anodines, pour certains même correspondre à des attitudes dites « libérées » : enfants adulés, c’est un des parents qui se présente alors en séducteur, enfants dormant trop longtemps dans le lit des parents, contacts prolongés peau à peau avec la mère, promiscuité familiale, bains pris en commun jusqu’à un âge trop avancé, confidences des parents sur leur propre vie sexuelle… (la proposition d’initiation est déjà par contre en elle-même un passage à l’acte).
On peut dire que l’incestuel est marqué de l’empreinte de l’inceste sans que la transgression sexuelle soit fatalement accomplie, l’incestuel est un dysfonctionnement des liens familiaux qui se situe en-deçà de l’Œdipe et de l’interdit de l’inceste. L’incestuel est le lieu encore virtuel entre inceste fantasmé et inceste sexuellement réalisé.
Si la situation incestuelle ainsi définie est assez fréquente, il faut nous interroger maintenant sur le cheminement qui y conduit. Ce cheminement emprunte schématiquement deux voies principales étroitement liées entre elles : la séduction narcissique et ce que Racamier a appelé l’antœdipe.
La séduction narcissique
À la base est la dyade mère-enfant, cette unité originaire, cet état totalement fusionnel au départ dans lequel chacun fait encore partie de l’autre. C’est un paradis que l’enfant doit normalement quitter pour grandir, c’est-à-dire s’individualiser. Paradis trop tôt perdu dont notre inconscient garde toujours une secrète nostalgie. C’est l’irruption de la séparation inévitable dans l’illusion du non séparable, l’illusion d’être un à deux. Dans une évolution satisfaisante, l’enfant réussit, non sans angoisse, cette séparation, la relation narcissique commence à se distendre lorsque les forces inconscientes qui poussent à la différenciation, à l’autonomie entrent en concurrence avec elle. L’émergence du Moi en achève le déclin.
Il en va autrement quand opère la séduction narcissique de la mère pour tenter de pérenniser cette fusion où chacun puisse se reconnaître en l’autre dans une relation mutuelle exclusive et comme à l’écart du reste du monde, cette fusion que Racamier appelle l’unisson. La relation initiale de double lien existant normalement entre la mère et l’enfant est défigurée le lien se transforme en ligature ou ligotage dont l’enfant devient prisonnier. Selon Racamier, la mère peut dire : « Ensemble nous formons un être à tous égards unique, inimitable, insurmontable et parfait. Ensemble nous sommes le monde et rien ni personne d’autre ne saurait nous plaire, ensemble nous ignorons le deuil, l’envie, la castration et l’œdipe… » Le fantasme de toute puissance rejoint le fantasme d’unisson.
La séduction ne s’achève pas, tout simplement parce que la mère (mais parfois aussi le père) ne le veut pas. La séduction se pervertit et devient manipulation. La symétrie qui normalement organise une relation disparaît. L’enfant devient le miroir dans lequel la mère cherche son image, son identité, il devient son indispensable complément, le témoin et la preuve de son existence. La séduction se fait rapt tout en demeurant ravissement. L’enfant est projeté comme objet purement narcissique, l’impossibilité de faire le deuil de l’unisson oblitère toute autre mode de lien. Remarque saisissante d’une patiente ainsi « incestuée », parlant de sa mère : « Je pourrais faire son autoportrait ! » Cet enfant ne peut acquérir aucun statut individuel, donc exister en tant que personne : il est l’instrument de survie du narcissisme de ses parents, une sorte de délégation narcissique, une idole à tout faire et l’idole adore l’idolâtre en retour. Paré en secret de toutes les qualités qu’on lui prête il est lui-même ébloui et fasciné en même temps que confondu. Incarnant un idéal absolu il est prisonnier d’une projection narcissique dévorante car il doit combler à lui seul tous les manques de l’auteur(e) de cette idolâtrie.
L’enfant incestué a été soumis à une emprise alors qu’il croyait être aimé.
L’enfant incesté se croit coupable alors qu’il est victime.
Œdipe et Antœdipe
Quelle est la chaumière où l’on n’a pas de nos jours une vague idée de ce qu’est le fameux complexe d’Œdipe ? Nous l’avons vu ce conflit se noue envers les deux parents dans le registre de la sexualité. Il est fait d’une attirance fantasmée inconsciente envers le parent du sexe opposé (ou parfois du même sexe) et d’un rejet du parent du même sexe (ou du sexe opposé). Cette situation est souvent compliquée par la tendresse que peut inspirer le parent jalousé et la réactualisation à cette occasion des traces de la relation œdipienne dans l’inconscient des parents eux –mêmes.
L’Antœdipe (préfixe ante : avant) – à ne pas confondre avec l’Anti-œdipe de Deleuze et Guattari – est le conflit des origines qui met en jeu la tendance spontanée de l’enfant à l’individuation et la tendance inverse à rester uni à l’objet primaire, c’est-à-dire la mère. Ce qui a fait dire à Racamier : « Il y a pire que la castration, l’horreur de la distinction et de la différence des êtres. » L’antœdipe est une phase du développement précédent ou accompagnant l’avènement du conflit œdipienne : c’est ce qui est avant et c’est ce qui est contre, ce qui fait obstacle au deuil originaire et sidère l’enfant dans une position où il est à la fois le jouet et l’enjeu d’une séduction narcissique aliénante qui fait barrage à ses forces innées d’individuation et de maturation. C’est un des grands mérites de Racamier d’avoir mis en évidence l’importance de ce conflit antœdipien alors qu’à la même époque et dans une réciproque ignorance l’un de l’autre. Claude Crépault au Québec décrivait le même phénomène en y ajoutant la notion de genre sous forme de ce qu’il nommait le complexe genral nucléaire et en faisait la base d’une approche nouvelle des désordres sexuels appelée par lui Sexoanalyse.
Les personnages en scène sont dans l’Œdipe le père, la mère et l’enfant, constituant le fameux triangle œdipien, dans l’antœdipe l’enfant et la mère qui porte en elle le sceau du père géniteur mais aussi le dépôt des générations précédentes. L’œdipe aboutit normalement à l’interdit de l’inceste, l’antœdipe à un interdit différent : l’interdit de l’indifférenciation, c’est cet interdit qui empêche la confusion des êtres, des genres et des générations.
L’enjeu de l’œdipe est l’identité sexuelle.
L’enjeu de l’antœdipe est l’identité de genre et l’identité personnelle.
L’œdipe par le complexe de castration aboutit à l’interdit de l’inceste.
L’antœdipe aboutit à l’interdit de l’indifférenciation qui entraînerait confusion des personnes, des genres et des générations.
Si l’interdit de l’indifférenciation n’est pas respecté, l’interdit de l’inceste a de grands risques de ne pas l’être, cette situation est l’incestuel.
Tout inceste est violence mais l’incestuel lui-même est violence en soi.
L’inceste dans une génération induit un climat incestuel dans les générations suivantes.
Telle est l’histoire de Géraldine. Cette jeune femme de 27 ans vient consulter pour un désir sexuel qui disparaît rapidement après les premières semaines de toutes ses relations masculines, la sexualité est pour elle inutile, sale, bestiale, elle ne s’est jamais masturbée et ne tolère pas le cunilingus. Son grand-père maternel a abusé de la sœur aînée de sa mère avec la complicité active de la grand-mère. Cette sœur, sa tante, a par la suite abusé de sa mère. Le grand-père lui-même avait été violé par sa mère et sa tante. Sa mère l’a entourée et l’entoure toujours d’un amour très fusionnel, elle l’a informée dès ses 13-14 ans de l’histoire familiale, le père est insignifiant. Nous sommes dans l’incestuel.
L’incestuel, nous l’avons vu, est un rapt narcissique que l’inceste peut transformer en rapt sexuel.
Il ne faut pas se laisser tromper par les apparences fusionnelles de la relation incestuelle, l’unisson ne passe pas par la tendresse, qui est prise en charge de l’existence de l’autre en tant qu’autre.
Enfermée dans son ego la mère incestuelle est en réalité inaffective, son enfant est élevé, choyé, encensé mais pas tendrement entouré. Cela n’est paradoxal qu’en apparence, la symbiose habituelle mère–enfant est amour et échange réciproque, séduire (se ducere), c’est conduire à soi l’autre pour le posséder.
Une mère vraiment aimante n’éprouve pas à tout moment le besoin de théâtraliser son amour avec des gestes et des phrases. Si elle souffre de voir son enfant grandir et s’éloigner c’est en silence, cela ne l’empêche pas de s’en réjouir pour lui et l’aider dans cette démarche, elle se soumet ainsi au mouvement de la vie et peut s’ouvrir personnellement à d’autres désirs.
La mère incestuelle veut l’enfant pour elle, rien que pour elle, elle le garde captif et s’enferme avec lui dans un hors monde, un hors vie où elle en jouit en secret, toute à sa pulsion de mort.
L’incestuel baigne dans le secret. Le rôle du secret est d’occulter les origines de telle sorte que seule la séduction narcissique puisse emprisonner dans le silence l’enfant qui en est l’objet, on peut déjà dire, même en l’absence de tout abus physique, la victime. Tout se passe dans le non savoir, le non dit, le non à penser. Le secret incestuel est donc aussi secret des origines. Emilie a trente ans, elle est mariée et a une petite fille de trois ans. Depuis la naissance de sa fille elle ne peut plus avoir de relations sexuelles avec son mari. Elle n’a jamais connu son père. À l’âge de vingt ans seulement sa mère lui a dit qu’elle avait fait l’amour avec un inconnu et s’était retrouvé enceinte : « enfant, je m’inventais des pères », me confie-t-elle. Elle vivait avec sa mère une relation très fusionnelle, elle a dormi avec elle jusqu’à dix ou onze ans. Ce n’est qu’après une dizaine de consultations qu’elle peut dire : « Enfant je vivais souvent chez mes grands-parents maternels, ma grand-mère et mon grand-père faisaient chambre à part, moi je dormais dans la chambre de mon grand père quand j’avais six ,huit ans, je couchais dans un petit lit à côté du sien, il me faisait venir dans son lit et me caressait Une fois il m’a demandé de le lui faire. Il m’interdisait d’en parler et je n’ai jamais osé. Je me sentais coupable de le laisser faire et d’avoir une fois ressenti quelque chose comme du plaisir. »
Le secret peut traverser les générations. Silence, sidération sont la chape de plomb qui tombe sur l’enfant. Si l’inceste consommé crée inévitablement l’incestuel, un climat incestuel transmis sur plusieurs générations facilite le passage à l’acte de l’inceste.
Si l’on suit les hypothèses de Racamier le rôle de la mère est donc prédominant dans les familles incestuelles, les pères sont souvent absents ou déniés, dans ces familles les repères habituels basés sur la différenciation des sujets, des genres et des générations sont brouillés, l’enfermement narcissique se reproduit chez l’incestué au risque qu’il devienne un jour lui même incesteur.
Si l’interdit de la confusion des êtres n’est pas respecté, tôt ou tard l’interdit de l’inceste ne le sera pas non plus.

Les violettes sont les fleurs du désir par Ana Clavel – relation incestuelle Père/fille

François Gaudry (Traducteur)
Broché
Paru le : 12/02/2009

Editeur : Métailié
EAN : 9782864246749

Nb. de pages : 105 pages

Poids : 160 g
Dimensions : 14cm x 21cm x 1cm

Julian Mercader, héritier d’une fabrique de poupées, éprouve du désir pour sa fille Violeta.
Angoissé à l’idée de passer à l’acte, il crée une série de poupées, les Violettes, qui lui servent de substitut. Mais ces Violettes, présentées lors d’une foire internationale, commencent à incarner les fantasmes de nombreux clients qui passent des commandes extravagantes. Le succès de l’entreprise fait de Julian la cible d’une société secrète. Et il finira par découvrir plus pervers que lui… Ce récit d’une sublimation est remarquable à plusieurs titres.
Par son climat mystérieux, captivant, plus suggestif qu’explicite, servi par un art subtil de provoquer le trouble qui n’est pas sans rappeler Cortazar et Nabokov. Mais il l’est surtout par une écriture tenue de bout en bout, souple, insinuante, sans faiblesse ni complaisance. Remarquable aussi le talent d’Ana Clavel d’inscrire mezza-voce, par la bouche de son personnage mais sans jamais alourdir le déroulement de l’intrigue, une méditation poétique sur l’art de Hans Bellmer, le désir, les parfums, la folie.
Un roman singulier et délicatement scandaleux.
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