Langage des acteurs, langage des historiens : de quoi parlent les sources judiciaires ?

VI. Archives judiciaires et écriture de l’histoire
Commentaire : Langage des acteurs, langage des historiens : de quoi parlent les sources judiciaires ?
Simona Cerutti est directrice d’études à l’EHESS, membre du Centre de recherches historiques (lien)

7 Le premier problème qui se présente au chercheur qui veut étudier le traitement judiciaire de l’inceste sur un long XIXe siècle, est celui du silence des sources. Il s’agit d’un silence législatif, une sorte de refoulement de l’inceste des champs judiciaires, que l’historien se doit de comprendre et d’expliquer. Ni crime contre la morale, ni crime contre la personne, au début du siècle l’inceste est défini et poursuivi essentiellement comme un abus d’autorité parentale ; l’enjeu de la répression de ce comportement tient essentiellement à la possibilité de charpenter une définition légale de l’autorité, donc d’une valeur considérée comme essentielle au bon déroulement de la vie sociale. Et en effet, nous montre F. Giuliani, ce que les juristes voient dans l’inceste est avant tout la rupture d’un lien social, d’un contrat que l’agresseur aurait enfreint ; ils n’en occultent pas les traces, mais l’incorporent dans des délits concernant le bien du public, et l’attentat à la pudeur. Du coup le travail de l’historien pour repérer la réalité et l’éventuelle diffusion du délit, doit prendre des chemins détournés, en forçant les sources à délivrer des informations qui n’étaient pas au cœur de leur construction. Peut-on étudier un comportement que nous qualifions de criminel alors qu’il n’a pas connu de qualification pénale ? En d’autres termes, peut-on faire parler les sources en leur extorquant des informations au-delà des intentions de leurs rédacteurs ?
8 La réponse, positive, de F. Giuliani est le produit d’un parcours de recherche mené à travers cette lecture « à rebrousse poil » que nous venons d’évoquer. Celle-ci permet non seulement de retrouver les traces des comportements incestueux, mais aussi d’« étudier le décalage ente ce qui est prescrit par la loi et les comportements des hommes de loi ». Ces derniers, nous montre F. Giuliani, refusant toute assimilation de l’inceste aux épisodes de violence ordinaire, élaborèrent des systèmes de preuves spécifiques et originaux par rapport aux prescriptions officielles. La mise en lumière de cette « conscience judiciaire » constitue un résultat important, qui à lui seul confirme le bien fondé d’un choix méthodologique qui consiste à croiser constamment le questionnement sur l’existence et la perception du phénomène « inceste » au cœur de la société, avec l’étude de la construction juridique du crime. Cette même dialectique permet de découvrir la pluralité des voix qui se levèrent pour dénoncer la violence de l’inceste (depuis le cercle des médecins, aux littéraires etc.), en contribuant activement à la fabrication du « crime », poursuivi en justice. Le Code pénal fut bien loin « d’être la seule source légitime » de qualification judiciaire. La construction du champ légal, du coup, plutôt que d’être le monopole des juristes, apparaît comme le résultat d’une convergence de voix disparates.