L’Inceste et la Loi par l’ Association de Thérapie Familiale Systémique

Association de Thérapie Familiale Systémique
Mel : suardatfs@wanadoo.fr
L’Inceste et la Loi

L’Assemblée Nationale est sur le point de voter, en seconde lecture, une loi qui introduit la notion d’inceste dans le code pénal.

Un tabou qui devient un interdit légal n’est plus un tabou.

La notion d’inceste est une notion qui appartient au vocabulaire des sciences humaines (l’anthropologie, la psychologie, la sociologie, l’ethnologie), et qui ne peut passer sans dommages dans le vocabulaire juridique. L’inceste est un « tabou » d’ordre moral. Le ramener à un simple interdit légal revient à en diminuer considérablement la portée. Notre Code Civil respecte remarquablement ce tabou en s’interdisant de le nommer, tout en en donnant une définition complète, conforme à la définition que l’on trouve dans tous les dictionnaires : « union illicite entre des personnes liées par un degré de parenté entraînant la prohibition du mariage ». Le tabou concerne donc au premier chef des personnes aptes au mariage, et sa fonction est bien d’« ouvrir » les familles en évitant les procréations en milieu fermé.
En ne nommant pas l’inceste dans le Code Civil, et en ne prévoyant pas de sanction dans le Code Pénal, le législateur a considéré en quelque sorte que l’inceste n’était pas possible.
Autrement dit, l’inceste entre adultes consentants (père-fille, mère-fils, frère-sœur…) n’est pas interdit, mais le mariage, c’est-à-dire la reconnaissance de l’union par la société, est impossible. Et si, par inadvertance, un frère et une sœur s’unissaient devant le maire, le mariage serait déclaré nul, et il n’y aurait pas de sanction pour le couple. Seul, le maire pourrait être sanctionné administrativement… Et si un enfant naît d’une union incestueuse, le Code Civil continue de considérer que c’est impossible, en n’admettant que la reconnaissance de l’enfant par l’un de ses deux parents.
Dans l’exposé des motifs de la proposition de loi, la rapporteure distingue le tabou de l’inceste (interdit du faire) et le tabou sur l’inceste (interdit du dire). Le Code Civil respecte ces deux éléments, confirmant ainsi que le tabou se situe à un niveau supérieur à la loi.

D’où provient ce tabou ? La mythologie et la Bible

La proposition de loi déposée par Marie-Louise FORT semble découvrir « l’ampleur d’un fléau qui a déjà frappé plus de trois pour cent de la population française … C’est aussi la société dans son ensemble qui souffre de l’inceste. Ses fondations sont attaquées.. ». Il importe ici de rappeler que l’inceste est inhérent à la nature humaine, et que la société humaine n’a pu se construire qu’à partir de l’inceste. Il suffit de se pencher sur les cosmogonies gréco-latines.
La mythologie grecque nous apprend que, du chaos, serait sortie la déesse terre, mère nourricière : Gaïa, ainsi qu’Eros, une sorte de principe d’attraction qui pousse les éléments à s’agréger et à se combiner. Gaïa va engendrer Ouranos, qui devient son époux, donc incestueux. De toute façon, le début de la vie ne peut être qu’incestueux : l’Unité primordiale, qu’elle soit déesse ou cellule, doit s’autoféconder pour se diviser, pour passer à trois avant de pouvoir se multiplier à l’infini. Ouranos va avoir beaucoup d’enfants avec Gaïa : les Titans, les Cyclopes, les Géants. Mais pour conjurer le risque d’être détrôné par ses fils, il les faisait disparaître après leur naissance, « en les précipitant dans le sein de la terre ». Gaïa, la terre-mère, lasse de voir ses enfants disparaître les uns après les autres, décide de châtrer son mari.
C’est le dernier né des Titans, Kronos, qui va s’en charger. Ouranos prédira ensuite à son fils qu’il sera à son tour évincé par un de ses enfants. Kronos épouse sa sœur Rhéa. Il n’a guère d’autre choix qu’une union incestueuse Ils vont avoir beaucoup d’enfants, que Kronos avale au fur et à mesure de leur naissance pour ne pas être éliminé un jour par eux (certains chercheurs parlent à ce sujet d’inceste oral). Comme sa mère, Rhéa voudrait bien sauver au moins un de ses enfants, et sur le conseil d’Ouranos et de Gaïa, elle accouche en cachette d’un certain Zeus, puis apporte à son mari une pierre emmaillotée qu’il s’empresse d’avaler.
Kronos, rescapé d’un premier génocide, devient lui-même génocidaire. Zeus rescapé d’un second génocide, va devenir le maître de l’Olympe. Lui aussi, va épouser sa sœur, Héra, qu’il va tromper allègrement, faisant des enfants à droite et à gauche, et séduisant aussi les enfants qu’il aura eus de ses conquêtes.
La création du monde racontée dans la Genèse est aussi un récit rempli de violences et d’inceste. Violence de Yahvé qui punit le premier homme pour sa désobéissance, violence de Caïn qui tue son frère. Et s’il est bien dit dans le premier récit que « l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme », lorsque « Caïn connut sa femme qui conçut et enfanta Hénok », de quelle femme s’agit-il sinon de sa mère elle-même ? De même, on ne note aucune colère de Yahvé, mais au contraire une grande tolérance lorsque les filles de Lot décident d’enivrer leur père pour coucher avec lui dans le but d’assurer une descendance et donc de poursuivre le dessein de Yahvé. Quant à Abram, dans un monde où la polygamie est à l’évidence permise, il refuse que son fils Isaac « prenne une femme parmi les filles des cananéens au milieu desquels il habite », et il choisit « dans sa parenté » Rebecca, qui n’est autre que la cousine d’Isaac, la petite fille du frère d’Abram, sans que cela provoque la moindre colère de Yahvé.
Ce que nous disent les auteurs de ces récits mythologiques, c’est que la violence et l’inceste sont au cœur de l’homme. Et c’est la culture qui nous apprend à canaliser cette violence, pour la limiter à une agressivité de bon aloi, et même si elle est trop ancrée en nous pour pouvoir l’éradiquer complètement.
Et le tabou de l’inceste apparaît dans l’histoire des sociétés lorsque la famille, qui n’était que matriarcale à l’origine, est devenue patriarcale et quand la question de la filiation paternelle a remplacé la seule filiation maternelle.
Le tabou de l’inceste est ainsi devenu un des fondements de notre vie en société marqué par l’impossibilité civile du mariage entre proches, sans qu’il soit besoin de sanction pénale contre ceux qui ne respectent pas le tabou. (On notera d’ailleurs que le degré de parenté qui empêche le mariage varie selon les pays et les cultures.)
Ce qui est sanctionné aujourd’hui, dans notre pays, ce sont les relations non consenties : les atteintes sexuelles avec contrainte, violence, menace ou surprise. On les nomme, depuis la réforme du code pénal de 1994 « des agressions sexuelles », passibles de la correctionnelle. Et lorsque cette atteinte va jusqu’à une pénétration à caractère sexuel, avec le sexe, avec le doigt, et quel que soit l’orifice corporel pénétré, elle sera qualifiée de viol et relèvera de la Cour d’Assises. Le Code Pénal complète ce dispositif, de manière nécessaire et suffisante, par les facteurs aggravants que sont, en particulier, l’agression sur mineur de moins de 15 ans, l’agression par personne ayant autorité, ou par ascendant.

Les définitions proposées

La proposition de loi aujourd’hui à l’étude donne une définition de l’inceste complètement déformée, d’une part en le réduisant aux actes sexualisés subis par des mineurs, et d’autre part en l’élargissant aux actes commis par des personnes (beau-père, belle-mère, beau-frère…) qui n’ont pas avec la victime un lien de parenté interdisant le mariage. Et comme il est prévu de ne plus retenir la notion de consentement de la part de mineures entre 15 et 18 ans, un homme qui entretient une liaison avec sa belle-fille de 17 ans et demi pourra être accusé d’inceste, puisque selon la nouvelle loi, elle aura été nécessairement contrainte, mais six mois plus tard, il pourra vivre avec elle et même l’épouser, en toute légalité.
Les définitions successives de l’acte incestueux proposées par le rapporteur, par l’assemblée nationale, puis par le Sénat, puis par le gouvernement, suffisent à montrer l’embarras pour trouver une définition cohérente. Une précédente proposition de loi déposée par M. Christian ESTROSI en 2004 était encore différente, et cependant plus exacte, puisqu’elle limitait la définition de l’inceste au viol par ascendant direct : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature que ce soit, commis sur un mineur de 15 ans, par son ascendant légitime, naturel ou adoptif est un inceste ou viol incestueux »
Cette volonté d’inscrire « l’inceste » dans le Code Pénal et de lui donner une telle extension apparaît comme le résultat des pressions du lobby des associations de victimes qui considèrent que la relation incestueuse provoque plus de dommages qu’une agression sexuelle extrafamiliale, même si la proposition de loi a su résister à l’idée d’augmenter encore les peines pour ces délits et crimes. Rien ne prouve en fait que les violences sexuelles intrafamiliales soient plus destructrices que les violences extrafamiliales. On sait seulement que les auteurs de violences intrafamiliales récidivent moins que les auteurs de violences extrafamiliales. Et on trouve à l’évidence beaucoup moins de victimes qui ont gardé des contacts avec leur agresseur extrafamilial qu’avec leur agresseur familial. Mais ces victimes qui reprennent contact avec leur père, leur frère, leur beau-père… n’adhèrent pas aux associations militantes de victimes, voire s’en font rejeter, parce que leur attitude n’est pas conforme aux « valeurs » de l’association.

Le contexte familial

Mme Marie-Louise FORT a tout à fait raison de souligner, dans l’exposé des motifs, que dans ces situations de violences sexuelles intrafamiliales (c’est l’expression qui devrait être utilisée en lieu et place d’inceste), « le contexte de la cellule familiale est une donnée essentielle ».
Mais elle en tire des conclusions uniquement sur le plan répressif et policier : « plus que chacun de ses membres, c’est donc la famille dans sa globalité, comme univers et ensemble de relations, qui doit faire l’objet d’une enquête psychologique et sociale ». Avant « l’enquête », n’y aurait-il pas lieu de se poser la question de l’aide ou du soin ?1
Le Canada et la Suisse ont inscrit l’inceste dans leur code. Il est bien sûr possible de prendre ces pays pour modèles. Il est possible aussi de se tourner vers la Belgique, qui, malgré la fameuse affaire Dutroux, a eu la sagesse de ne pas légiférer aussitôt, et la commission, composée d’élus et de professionnels qui s’est réunie peu après a déposé des conclusions qui méritent d’être connues, et dont nous pourrions nous inspirer. En voici un extrait : « La question du signalement est une question délicate et difficile pour l’intervenant, mais aussi pour l’enfant qui décide de parler, dans la mesure où il est pris dans une relation d’ambivalence vis-à-vis de l’auteur. L’enfant demande uniquement que la violence ou la maltraitance cesse, mais il ne demande pas nécessairement à être séparé de l’un de ses parents, ni que l’un d’eux soit envoyé en prison…
Face à une telle situation, la Commission estime qu’il y a lieu de responsabiliser les différents acteurs… en refusant d’instaurer une obligation de signalement. L’obligation de signalement risque de déresponsabiliser les intervenants qui, une fois le signalement effectué, ne s’estimeraient plus concernés.
Soit la personne considère qu’elle est à même de prendre en charge la situation en dehors de la sphère judiciaire et elle décide de ne pas révéler les faits. Dans cette situation, il lui appartient d’assumer cette responsabilité dans le temps par une intervention offrant suffisamment de garanties.
Soit l’intervenant estime que son action ne peut rencontrer de façon appropriée la situation problématique et il lui appartient de renvoyer la situation à d’autres organismes (ceci ne doit pas nécessairement prendre la forme d’un recours à la justice pénale)… Dans les situations d’abus sexuel intra-familial, il faut réfléchir sur les effets, désirables ou non de l’intervention judiciaire, de la sanction éventuelle de l’abuseur sur sa famille et ses enfants, y compris la ou les victimes. Dans certaines situations où l’incarcération de l’abuseur peut entraîner des conséquences dommageables pour sa famille, on doit encourager d’autres mesures, des peines alternatives, ou d’autres modalités d’intervention plus adaptées au contexte. Lorsqu’il existe un rapport de parenté ou de familiarité entre l’abuseur et sa victime, certaines phases du traitement doivent s’articuler de manière dynamique et comprendre la constellation familiale. La question de la réconciliation entre l’abuseur et la victime reste ouverte. Selon le cas, des rencontres à visée thérapeutique entre l’abuseur et sa victime peuvent s’organiser. Enfin, la famille de l’abuseur doit également être incluse dans ce processus thérapeutique, surtout lorsqu’il s’agit d’une situation d’inceste.
Tout en respectant les désirs de la victime, l’intervention thérapeutique peut viser une certaine restauration sinon des relations humaines entre les protagonistes, au moins celle de l’histoire de celui qui a commis l’abus sexuel et de celle qui l’a subi. »
La possibilité de telles rencontres thérapeutiques entre l’auteur et la victime d’une relation abusive intrafamiliale suppose bien évidemment de la part de l’auteur une reconnaissance réfléchie des actes commis, ainsi qu’une conscience des dégâts subis par la victime, et de la part de la victime un désir tout aussi réfléchi et travaillé de rencontrer son agresseur.2

Les statistiques

L’exposé des motifs de la proposition de loi évoque également, avec raison, l’intérêt de la « distinction dans les circonstances aggravantes entre les infractions perpétrées au sein de la famille et celles commises par une personne extérieure ayant autorité… cette séparation est aussi indispensable à l’étude statistique affinée des violences sexuelles sur mineurs et donc à la mise en œuvre de politiques publiques plus efficaces ». Une distinction statistique entre les abus intrafamiliaux et les abus extrafamiliaux permettrait en effet aux professionnels et aux chercheurs d’approfondir la connaissance des différences entre ces infractions, et d’imaginer des prises en charge différentes pour les auteurs de crimes et délits intrafamiliaux et pour leurs familles d’une part, et pour les auteurs de crimes et délits extrafamiliaux, autrement dits « pédophiles » d’autre part. Mais il suffisait pour cela d’une modification minime des articles 222-24 et 222-30 du code pénal. « La confusion entre personne ayant autorité et membre de la famille est à ce jour un obstacle », note la rapporteure. Il suffisait donc de remplacer, dans les circonstances aggravantes de l’agression sexuelle, l’expression « par ascendant ou par toute autre personne ayant autorité sur la victime» , par « membre de la famille », sans avoir besoin de préciser s’il s’agit de la famille nucléaire, ou de la famille recomposée, de manière à isoler ainsi toutes les situations d’abus intrafamiliaux. Quant aux « personnes ayant autorité », extérieures à la famille, (les enseignants, éducateurs, médecins, prêtres…), elles sont clairement désignées par l’alinéa « personne qui abuse de l’autorité que lui confèrent ses fonctions ».
Il est par ailleurs curieux de constater que le récent projet de loi sur l’autorité parentale des « beaux-parents » dans les familles recomposées a été repoussé par les députés, alors que la présente proposition de loi reconnaît clairement aux beaux-parents une autorité, certes de fait, lorsqu’il devient légitime de la réprimer.

La prévention

L’article 4 de la loi, qui porte sur la prévention, n’a donné lieu à aucune modification à l’Assemblée, ni au Sénat. Il n’apporte, lui non plus rien de nouveau, si ce n’est qu’il revient sur la prudence nécessaire manifestée par les professionnels et les enseignants face aux campagnes de prévention, qui se sont développées en France à partir de 19853. Les évaluations de ces campagnes ont mis en évidence plusieurs phénomènes. Cibler prioritairement la prévention sur les enfants, dans les écoles, les lycées et les collèges, c’est-à-dire les rendre responsables de l’arrêt des violences, c’est d’une certaine manière les rendre responsables de la violence elle-même, et confirmer la culpabilité que connaît le plus souvent la victime. Il importe certes d’apprendre aux enfants à se défendre. Mais ces programmes de prévention ont le grand inconvénient d’apprendre aussi aux enfants à se méfier des adultes, et en ce qui concerne les abus intrafamiliaux, à se méfier en premier lieu des parents. Est-ce bien là le but de l’éducation ?
L’intérêt de ces campagnes dites de « prévention » a été de libérer la parole chez nombre d’enfants victimes, qui ont pu ainsi se sentir autorisés à révéler des abus subis. C’est donc le terme même de prévention qui constitue un abus, puisque ces campagnes, au lieu d’aboutir à une diminution des cas de violences, ont entraîné un encombrement des bureaux des parquets du fait de l’augmentation du nombre des signalements. Mieux vaudrait parler de campagnes de dépistage, plutôt que de prévention. D’ailleurs la recommandation d’une amélioration de la formation des professionnels vise expressément dans cette proposition de loi « la détection le signalement et la prise en charge des enfants victimes d’abus sexuels et de maltraitance », et en rien la prévention.
Déjà, en 1997, l’Observatoire de l’enfance en danger de l’ODAS suggérait : « il convient maintenant de donner un caractère prioritaire aux politiques de prévention axées sur la mobilisation des solidarités de proximité et la consolidation des liens sociaux ». Nous en sommes encore loin aujourd’hui.
En résumé, le terme d’inceste est impropre pour qualifier des actes d’ailleurs déjà clairement réprimés par le Code Pénal. Toutefois, il serait utile, pour les professionnels de la justice et du soin de distinguer plus clairement les violences intrafamiliales des violences extrafamiliales, ce qui permettrait d’inventer de nouvelles formes d’aide, de sanction et de prise en charge, mieux adaptées à des actes de nature et de contexte différents. Inceste, prévention, termes déformés, utilisés à tort, et qui évoquent tout à fait la « confusion des langues », dont parle Sandor FERENCZI, un disciple dissident de Freud, et qui caractérise précisément… l’inceste.

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1 L’intérêt d’enquêtes portant sur le contexte familial est certes évident. Il m’arrive d’ailleurs d’être chargé par des magistrats instructeurs ou des juges pour enfants de missions d’expertises familiales systémiques afin d’apporter un regard sur la complexité de fonctionnements familiaux dans des affaires criminelles ou d’assistance éducative.
2 Cf. M. Suard « Entretiens thérapeutiques entre auteurs et victimes d’inceste en milieu carcéral » in actes du Congrès International Francophone sur l’Agression Sexuelle Paris 2007
3 Cf. Les cahiers de l’ARIREM n° 34 de juillet 1999 « Prévention ? Vous avez dit prévention ? »
Caen, le 14/08/09
Michel SUARD
Psychologue, thérapeute familial

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Vivre après l’inceste

L’incestuel par Dr. Claude Esturgie

L’incestuel
par Dr Claude Esturgie
(Sexologue, Bordeaux) Le néologisme « incestuel » a été créé par Paul-Claude Racamier, psychiatre et psychanalyste renommé, dans les années 1980-1990, à l’occasion d’un livre intitulé L’inceste et l’incestuel, ouvrage aujourd’hui épuisé.
Sous ce terme Racamier décrit une psychopathologie laissée dans l’ombre avant lui mais cependant extrêmement répandue. L’incestuel correspond à une atmosphère familiale particulière qui n’aboutit pas nécessairement à un passage à l’acte sexuel, mais qui laisse chez les enfants qui en sont victimes une empreinte responsable d’un certain nombre de troubles psychiques ou sexuels de l’âge adulte.
Il s’agit d’une notion complexe que je vais essayer d’exposer le plus simplement possible. Elle place dans une perspective nouvelle certaines hypothèses de base de la psychanalyse comme le complexe d’Œdipe, phénomène tellement vulgarisé et médiatisé que l’on peut le supposer connu de tous.
Très schématiquement l’Œdipe, fantasme de séduction du parent de sexe opposé avec rejet du parent de même sexe, reste refoulé dans l’inconscient de l’enfant jusqu’à sa résolution naturelle par mentalisation de la nature irréaliste de cette rivalité et retournement vers le parent du même sexe comme modèle identitaire.
L’interdit de l’inceste est le pivot du complexe d’Œdipe. Quand il se produit, le passage à l’acte crée une véritable effraction agressant l’inconscient de l’enfant qui le subit. L’inceste s’oppose à la réussite de la triangulation œdipienne : deux personnes se rencontrent : l’incesteur et l’incesté, rencontre dissymétrique : pour le premier ce n’est qu’une pulsion narcissique sauvage, incontrôlée, pour l’autre un traumatisme majeur, une blessure qui le frappe au cœur de son intégrité physique et psychique.
L’incestuel, lui, est seulement, je cite Racamier : « un climat où souffle le vent de l’inceste sans qu’il y ait inceste ». Les conséquences en sont différentes mais affecteront les enfants qui en sont victimes dans leurs comportements adultes sur le plan social, familial ou sexuel.
L’incestuel peut se définir comme un inceste psychique, symbolique et dans ce domaine comme dans la plupart des phénomènes humains la frontière entre le normal et le pathologique reste très imprécise, d’autant plus imprécise que sa nature, ne dépassant jamais le territoire secret de la famille, lui permet d’échapper aux définitions abruptes du légal.
L’incestuel est un dysfonctionnement à la fois psychique et relationnel. Il reste apparenté à l’inceste lui-même dont on ne saurait le distinguer entièrement. C’est avant tout un climat, une sorte de mise en intrigue déviante des relations familiales et un problème psychologique personnel qui entraîne pour reprendre la belle formule de Stefan Zweig en lui prêtant un sens différent une redoutable « confusion des sentiments ».
On peut commencer par le plus apparent et évoquer cette « atmosphère » incestuelle. Vues de l’extérieur les manifestations peuvent en sembler banales, anodines, pour certains même correspondre à des attitudes dites « libérées » : enfants adulés, c’est un des parents qui se présente alors en séducteur, enfants dormant trop longtemps dans le lit des parents, contacts prolongés peau à peau avec la mère, promiscuité familiale, bains pris en commun jusqu’à un âge trop avancé, confidences des parents sur leur propre vie sexuelle… (la proposition d’initiation est déjà par contre en elle-même un passage à l’acte).
On peut dire que l’incestuel est marqué de l’empreinte de l’inceste sans que la transgression sexuelle soit fatalement accomplie, l’incestuel est un dysfonctionnement des liens familiaux qui se situe en-deçà de l’Œdipe et de l’interdit de l’inceste. L’incestuel est le lieu encore virtuel entre inceste fantasmé et inceste sexuellement réalisé.
Si la situation incestuelle ainsi définie est assez fréquente, il faut nous interroger maintenant sur le cheminement qui y conduit. Ce cheminement emprunte schématiquement deux voies principales étroitement liées entre elles : la séduction narcissique et ce que Racamier a appelé l’antœdipe.
La séduction narcissique
À la base est la dyade mère-enfant, cette unité originaire, cet état totalement fusionnel au départ dans lequel chacun fait encore partie de l’autre. C’est un paradis que l’enfant doit normalement quitter pour grandir, c’est-à-dire s’individualiser. Paradis trop tôt perdu dont notre inconscient garde toujours une secrète nostalgie. C’est l’irruption de la séparation inévitable dans l’illusion du non séparable, l’illusion d’être un à deux. Dans une évolution satisfaisante, l’enfant réussit, non sans angoisse, cette séparation, la relation narcissique commence à se distendre lorsque les forces inconscientes qui poussent à la différenciation, à l’autonomie entrent en concurrence avec elle. L’émergence du Moi en achève le déclin.
Il en va autrement quand opère la séduction narcissique de la mère pour tenter de pérenniser cette fusion où chacun puisse se reconnaître en l’autre dans une relation mutuelle exclusive et comme à l’écart du reste du monde, cette fusion que Racamier appelle l’unisson. La relation initiale de double lien existant normalement entre la mère et l’enfant est défigurée le lien se transforme en ligature ou ligotage dont l’enfant devient prisonnier. Selon Racamier, la mère peut dire : « Ensemble nous formons un être à tous égards unique, inimitable, insurmontable et parfait. Ensemble nous sommes le monde et rien ni personne d’autre ne saurait nous plaire, ensemble nous ignorons le deuil, l’envie, la castration et l’œdipe… » Le fantasme de toute puissance rejoint le fantasme d’unisson.
La séduction ne s’achève pas, tout simplement parce que la mère (mais parfois aussi le père) ne le veut pas. La séduction se pervertit et devient manipulation. La symétrie qui normalement organise une relation disparaît. L’enfant devient le miroir dans lequel la mère cherche son image, son identité, il devient son indispensable complément, le témoin et la preuve de son existence. La séduction se fait rapt tout en demeurant ravissement. L’enfant est projeté comme objet purement narcissique, l’impossibilité de faire le deuil de l’unisson oblitère toute autre mode de lien. Remarque saisissante d’une patiente ainsi « incestuée », parlant de sa mère : « Je pourrais faire son autoportrait ! » Cet enfant ne peut acquérir aucun statut individuel, donc exister en tant que personne : il est l’instrument de survie du narcissisme de ses parents, une sorte de délégation narcissique, une idole à tout faire et l’idole adore l’idolâtre en retour. Paré en secret de toutes les qualités qu’on lui prête il est lui-même ébloui et fasciné en même temps que confondu. Incarnant un idéal absolu il est prisonnier d’une projection narcissique dévorante car il doit combler à lui seul tous les manques de l’auteur(e) de cette idolâtrie.
L’enfant incestué a été soumis à une emprise alors qu’il croyait être aimé.
L’enfant incesté se croit coupable alors qu’il est victime.
Œdipe et Antœdipe
Quelle est la chaumière où l’on n’a pas de nos jours une vague idée de ce qu’est le fameux complexe d’Œdipe ? Nous l’avons vu ce conflit se noue envers les deux parents dans le registre de la sexualité. Il est fait d’une attirance fantasmée inconsciente envers le parent du sexe opposé (ou parfois du même sexe) et d’un rejet du parent du même sexe (ou du sexe opposé). Cette situation est souvent compliquée par la tendresse que peut inspirer le parent jalousé et la réactualisation à cette occasion des traces de la relation œdipienne dans l’inconscient des parents eux –mêmes.
L’Antœdipe (préfixe ante : avant) – à ne pas confondre avec l’Anti-œdipe de Deleuze et Guattari – est le conflit des origines qui met en jeu la tendance spontanée de l’enfant à l’individuation et la tendance inverse à rester uni à l’objet primaire, c’est-à-dire la mère. Ce qui a fait dire à Racamier : « Il y a pire que la castration, l’horreur de la distinction et de la différence des êtres. » L’antœdipe est une phase du développement précédent ou accompagnant l’avènement du conflit œdipienne : c’est ce qui est avant et c’est ce qui est contre, ce qui fait obstacle au deuil originaire et sidère l’enfant dans une position où il est à la fois le jouet et l’enjeu d’une séduction narcissique aliénante qui fait barrage à ses forces innées d’individuation et de maturation. C’est un des grands mérites de Racamier d’avoir mis en évidence l’importance de ce conflit antœdipien alors qu’à la même époque et dans une réciproque ignorance l’un de l’autre. Claude Crépault au Québec décrivait le même phénomène en y ajoutant la notion de genre sous forme de ce qu’il nommait le complexe genral nucléaire et en faisait la base d’une approche nouvelle des désordres sexuels appelée par lui Sexoanalyse.
Les personnages en scène sont dans l’Œdipe le père, la mère et l’enfant, constituant le fameux triangle œdipien, dans l’antœdipe l’enfant et la mère qui porte en elle le sceau du père géniteur mais aussi le dépôt des générations précédentes. L’œdipe aboutit normalement à l’interdit de l’inceste, l’antœdipe à un interdit différent : l’interdit de l’indifférenciation, c’est cet interdit qui empêche la confusion des êtres, des genres et des générations.
L’enjeu de l’œdipe est l’identité sexuelle.
L’enjeu de l’antœdipe est l’identité de genre et l’identité personnelle.
L’œdipe par le complexe de castration aboutit à l’interdit de l’inceste.
L’antœdipe aboutit à l’interdit de l’indifférenciation qui entraînerait confusion des personnes, des genres et des générations.
Si l’interdit de l’indifférenciation n’est pas respecté, l’interdit de l’inceste a de grands risques de ne pas l’être, cette situation est l’incestuel.
Tout inceste est violence mais l’incestuel lui-même est violence en soi.
L’inceste dans une génération induit un climat incestuel dans les générations suivantes.
Telle est l’histoire de Géraldine. Cette jeune femme de 27 ans vient consulter pour un désir sexuel qui disparaît rapidement après les premières semaines de toutes ses relations masculines, la sexualité est pour elle inutile, sale, bestiale, elle ne s’est jamais masturbée et ne tolère pas le cunilingus. Son grand-père maternel a abusé de la sœur aînée de sa mère avec la complicité active de la grand-mère. Cette sœur, sa tante, a par la suite abusé de sa mère. Le grand-père lui-même avait été violé par sa mère et sa tante. Sa mère l’a entourée et l’entoure toujours d’un amour très fusionnel, elle l’a informée dès ses 13-14 ans de l’histoire familiale, le père est insignifiant. Nous sommes dans l’incestuel.
L’incestuel, nous l’avons vu, est un rapt narcissique que l’inceste peut transformer en rapt sexuel.
Il ne faut pas se laisser tromper par les apparences fusionnelles de la relation incestuelle, l’unisson ne passe pas par la tendresse, qui est prise en charge de l’existence de l’autre en tant qu’autre.
Enfermée dans son ego la mère incestuelle est en réalité inaffective, son enfant est élevé, choyé, encensé mais pas tendrement entouré. Cela n’est paradoxal qu’en apparence, la symbiose habituelle mère–enfant est amour et échange réciproque, séduire (se ducere), c’est conduire à soi l’autre pour le posséder.
Une mère vraiment aimante n’éprouve pas à tout moment le besoin de théâtraliser son amour avec des gestes et des phrases. Si elle souffre de voir son enfant grandir et s’éloigner c’est en silence, cela ne l’empêche pas de s’en réjouir pour lui et l’aider dans cette démarche, elle se soumet ainsi au mouvement de la vie et peut s’ouvrir personnellement à d’autres désirs.
La mère incestuelle veut l’enfant pour elle, rien que pour elle, elle le garde captif et s’enferme avec lui dans un hors monde, un hors vie où elle en jouit en secret, toute à sa pulsion de mort.
L’incestuel baigne dans le secret. Le rôle du secret est d’occulter les origines de telle sorte que seule la séduction narcissique puisse emprisonner dans le silence l’enfant qui en est l’objet, on peut déjà dire, même en l’absence de tout abus physique, la victime. Tout se passe dans le non savoir, le non dit, le non à penser. Le secret incestuel est donc aussi secret des origines. Emilie a trente ans, elle est mariée et a une petite fille de trois ans. Depuis la naissance de sa fille elle ne peut plus avoir de relations sexuelles avec son mari. Elle n’a jamais connu son père. À l’âge de vingt ans seulement sa mère lui a dit qu’elle avait fait l’amour avec un inconnu et s’était retrouvé enceinte : « enfant, je m’inventais des pères », me confie-t-elle. Elle vivait avec sa mère une relation très fusionnelle, elle a dormi avec elle jusqu’à dix ou onze ans. Ce n’est qu’après une dizaine de consultations qu’elle peut dire : « Enfant je vivais souvent chez mes grands-parents maternels, ma grand-mère et mon grand-père faisaient chambre à part, moi je dormais dans la chambre de mon grand père quand j’avais six ,huit ans, je couchais dans un petit lit à côté du sien, il me faisait venir dans son lit et me caressait Une fois il m’a demandé de le lui faire. Il m’interdisait d’en parler et je n’ai jamais osé. Je me sentais coupable de le laisser faire et d’avoir une fois ressenti quelque chose comme du plaisir. »
Le secret peut traverser les générations. Silence, sidération sont la chape de plomb qui tombe sur l’enfant. Si l’inceste consommé crée inévitablement l’incestuel, un climat incestuel transmis sur plusieurs générations facilite le passage à l’acte de l’inceste.
Si l’on suit les hypothèses de Racamier le rôle de la mère est donc prédominant dans les familles incestuelles, les pères sont souvent absents ou déniés, dans ces familles les repères habituels basés sur la différenciation des sujets, des genres et des générations sont brouillés, l’enfermement narcissique se reproduit chez l’incestué au risque qu’il devienne un jour lui même incesteur.
Si l’interdit de la confusion des êtres n’est pas respecté, tôt ou tard l’interdit de l’inceste ne le sera pas non plus.