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Impossible de le savoir. Pour répondre sont convoquées l’hostilité des autres institutions, la violence des enfants, les transgressions de tout le monde. Mais chacun sent bien qu’il s’agit aussi d’autre chose.
C’est dans ces occasions que le film Festen a été évoqué pour décrire l’état émotionnel du groupe. Nous serions donc, comme cette famille, réunis dans une sorte de salle à manger remplie d’invités au moment précis où Christian, le fils aîné se lève et s’adresse dans un discours solennel à son père. Tous attendent un compliment pour les 60 ans d’un père unanimement aimé et respecté, Christian affirme tranquillement, le verre à la main que ce père l’a violé quand il était enfant, et que cette mère, témoin de l’acte, a fait comme si rien ne s’était passé.
La réaction première de la majorité des présents est de maintenir la cohésion du groupe et d’expulser, punir et battre celui qui a parlé. Puis tous se dispersent après l’aveu du père. Le groupe de supervision pourrait être uni par une sorte de pacte collectif implicite de déni. Les paroles échangées auraient alors pour fonction de préserver à tout prix le groupe.
Le dévoilement d’inceste, au lieu d’être salvateur, peut être traumatique par ses effets de scandale public : désorganisant, insécurisant et culpabilisant. Ce fait a longtemps été une idée reçue servant à renforcer la loi du silence. Puis on a, avec raison, imputé la plupart des effets négatifs de cette traumatisation secondaire à l’inadaptation de nos dispositifs. Les appareils policier, judiciaire, social et thérapeutique n’étaient pas formés pour parer à la crise profonde affectant l’enfant et l’ensemble de sa famille. Pour qu’on cesse d’accuser l’enfant d’avoir, par la puissance de sa parole, détruit une famille, gommant ainsi l’agression dont il se plaint légitimement, il a fallu des années d’évolution des pratiques et de la législation.
C’est ce qu’on fait de la parole de l’enfant qui peut lui donner la puissance sacrée maléfique qu’on lui prête après coup. À travers l’évocation de Festen, les attaques du cadre de la supervision et des collègues présents ou non, c’est l’éthique de la prise de parole qui est interrogée. Celle-ci fut doublement abîmée chez les enfants, une première fois en famille, une seconde fois dans les maladresses institutionnelles, et c’est lors de ces séances de supervision si particulières que ce deuxième traumatisme trouve sa représentation.
Là aussi, c’est l’accueil fait par l’analyste de la dénonciation d’un ou plusieurs adultes dans le groupe qui va être décisif pour le travail avec l’enfant. S’il s’agit de sa hiérarchie, a-t-on le droit de parler ? Quelles sont la limite et l’éthique de l’analyste ? Que fait-il des paroles entendues ? Les répète-t-il ? Les utilise-t-il ? À son tour, l’analyste doit faire ses preuves, tenir une place loyale du côté de la parole, écouter l’inconscient et parier que les traumatismes ne résument pas le destin d’une personne.
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Autres billets sur le film Festen
1/ Festen de Thomas Vintergerg – 1998
2/ Notes sur Festen de Thomas Vinterberg – 1997
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1/ Questions d’inceste de G. Raimbault, P. Ayoun, L. Messardier
2/ L’inceste séducteur, le père avec la fille
3/ La pianiste de Michael Haneke
4/ L’inceste avec violence, le viol incestueux
5/ Une conception réductrice de l’inceste
6/ La rupture du lien de filiation
7/ Les réactions au traumatisme
8/ La sidération et l’impossibilité de dire
9/ Ces mères qui n’ont pas réussi, ou pas voulu, ou pas su éviter l’inceste
10/ L’identité désorganisée des pères séducteurs
11/ Pourquoi les incestueurs en appellent-ils à l’insatisfaction conjugale ?
12/ L’interprétation du consentement par l’incestueur
13/ L’atteinte narcissique et la culpabilité pour la mère
14/ La valeur de la sanction pour l’agresseur et la victime
15/ La tragédie grecque et la littérature
16/ L’autonomisation
17/ Le devenir des pères agresseurs en prison
18/ Le pardon
19/ Anaïs Nin, un inceste choisi
20/ Deux sœurs dans les viols par inceste
21/ La recherche de sens – La valeur de l’écrit