Film – Savage Grace de Tom Kallin

film de Tom Kallin
Avec : Julianne Moore, Stephen Dillane, Eddie Redmayne, Elena Anaya – 2007, 1h37

« Une histoire vraie », comme disent les publicités. Une histoire dérangeante et hors normes… A priori, comment qualifier autrement la relation incestueuse que Barbara Daly, actrice ratée, peintre de talent et scandaleuse de la jet set, noua avec son fils à la fin des années 1960 ?
Comment ne pas réagir sans effroi devant le matricide qui s’en suivit ?
L’élégance du film tient justement dans sa capacité à nous éloigner de ce point de vue moral ; de nous faire saisir les faits non de l’extérieur mais par le truchement des émotions, bien moins sommaires que les simples faits.
Avec un classicisme assumé, Tom Kalin nous fait épouser le point de vue du fils, Tony, de sa naissance à l’acte criminel. Mais dès le début, ce style est perverti par le décalage. Décalage entre le corps du bébé et la voix off, déjà adulte, qui vient commenter ce que nous voyons ; décalage encore entre les politesses échangées, la magnificence des cadres bourgeois et la dureté des propos et des actes ; contraste également entre la nudité, assumée, et les propos policés.
Le film est à l’image de Barbara, clivé, instable, imprévisible malgré son côté « tiré de faits réels ».
Il oscille entre la pose et la crise, comme cette femme, d’origine modeste, cherchant à s’insérer dans une société dont l’hypocrisie la terrifie. Ce personnage asocial mais intense, au comportement erratique, est servi par une actrice à son sommet : Julianne Moore.
La belle a son fan club dont je ne suis pas près de faire partie. Mais là, force est de constater que sous la direction de Tom Kalin, elle devient littéralement incandescente. Elle explore ici des chemins que seule, peut-être, notre Huppert nationale avait traversés. Elle y est guidée par une mise en scène rappelant dans ses meilleurs instants l’ambiguïté d’un Joseph Losey ou la tension morbide d’un Luchino Visconti. Classique certes, mais extrêmement efficace et déstabilisant. Du grand cinéma.

Film – Black Snake Moan – 2006 – USA

Réalisateur : Craig Brewer
Scénariste : Craig Brewer
Date de sortie : 30 mai 2007 (France)
Genre : Drame | Musique

Durée : 116 min Pays : USA
Langue : Anglais
Lieux de tournage : Memphis, Tennessee, USA
Société : Paramount Classics
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Le Sud bien profond
Critique
Les liaisons dangereuses d’un Oncle Tom et d’une jeune obsédée sexuelle aux confins du Tennessee. Ou quand le puritanisme et le blues se mettent en ménage. Un film gênant à en devenir esthétique.
Black Snake Moan de Craig Brewer.
avec Christina Ricci, Samuel L. Jackson…
1 h 56.
Supposons un mariage contre nature (et honteux) de Mississippi Burning et de la Symphonie pastorale, un hybride de Baby Doll et Noce blanche (avec Samuel Cremer et Vanessa Ricci), on serait encore loin du compte… Pour cadrer l’innommable projet cinéphilique de saison Black Snake Moan («le Grognement du serpent noir» ­ou «le Serpent noir gluant»), il faudrait de surcroît ajouter à ce goulbi-gombo grand écran de trou du cul du rêve américain un peu de Dame aux camélias (la Marguerite phtisique courtisane du jour oublie, il est vrai, de partir de la caisse en cours de route ­ et de routiers), un rien d’Obsédé ­ et plus si affinités Histoire d’O revue Tennessee Williams et corrigée SuperVixens soft.Black Snake Moan est un blues. Un moaning blues donc, comme le titre l’indique. Le blues est un mode musical noir de noir, spécifiquement attaché à la déportation massive des Africains ancêtres de l’écrivain Nobel Toni Morrison ou du pasteur pacifiste assassiné Martin Luther King vers l’Amérique, c’est le chant de la damnation, de la fatalité plombée, des fers et du mal du pays, de la ségrégation et de la joie grise coûte que coûte. Musique de la perte, de la chair jamais domptée, de la patience plaintive et de la crudité déchaînée.Le blues à la clef du film torve Black Snake Moan est non seulement affiché, mais prouvé et montré, c’est-à-dire parlé, grommelé (moanin’), chanté. Au prégénérique puis en interlude de fin, un vieux griot coquet fossilisé du genre raconte à une caméra de la préhistoire du parlant ce qu’est le blues, le vrai blues, avec une voix de cire. Et chemin faisant le héros Samuel Jackson, par extraordinaire sans moumoute ni antirides, se révélera bluesman ­chantant vraiment, dans un joint.

Etouffe-chrétien. Assez vieux, barbe et calvitie blanches seyantes, bien conservé, à la John Lee Hooker (auteur d’un Moanin’blues) mâtiné de Muddy Waters, le blueseux bouseux Lazarus (celui qui sort du tombeau), au moment où on le découvre cabossé, est retiré, râleusement rangé des tracteurs, des culs de bouteille, de l’amour et des femmes ­ à commencer par la sienne, qui ne peut plus voir ce vieux con venimeux en peinture.

Le reste de cette tranche de vie communautaire, digne d’Erskine Caldwell sur un Petit Arpent du bon DieuTabac et de David Goodis, est un composite ethno-génitalo-esthético-moralo-musicologique inouï, non dénué de saveur étouffe-chrétien, sur l’âme pionnière. Un des charmes de ces «Glissements progressifs du serpent noir» est en effet qu’ils déroulent leurs noeuds visqueux dans une Amérique dont on n’ose plus rêver. Là où jadis on lynchait ou chaudronnait vif du Nègre de champs de coton pour garder la frite, au pays des bons migrants hérétiques Quakers rosissants, on vit désormais en bonne intelligence avec le descendant de bois d’ébène réenraciné, sur les terres fertiles du Nouveau Monde (volé à ses occupants immémoriaux indiens, spoliés et massacrés par centaines de milliers au passage avec leurs millions de bisons, certes ­ passons). avec un peu de

Pour l’intrigue, scabreuse à souhait, une réplique, outre l’affiche haute en couleurs, la résume : «Toi, un Noir, tu séquestres une fille blonde nue enchaînée dans ta maison ? !» C’est un pasteur Afroaméricain qui parle à sa brebis égarée. Dieu aveugle ceux qu’Il veut perdre ­ ou sauver parfois aussi. Là, Il a choisi Uncle Tom Lazarus (le héros qui a le blues) pour «guérir» la fille perdue de «sa maladie» ­ du tractus féminin en chaleur.

Dans ce contexte pittoresque, assez sale et théâtral (le réalisateur vient de là, du théâtre), Justin Timberlake le garçon chanteur dansoteur variétechno FM, si embarrassant ces derniers temps à l’écran en faux Ryan Philippe, faux comédien et assez faux tout court, se voit paradoxalement sauvé ­ à une singerie castagneuse de faux dur près ­ par son emploi de frappe à matelas en tricot de porc roulant des mécaniques qui se révèle sujet à spasmophilie (vapeurs l’empêchant de s’enrôler comme un homme, un vrai). Tout juste bon à pleurnicher sur son volant de 4 x 4 comme une poule mouillée… C’est, pour le coup, en garçon sensible pleurard, que l’énervant Justin, dont on désespérait en Pulitzer toc (Edison), ou en caïd spic bullyen bidon à tatouages (Alpha Dog), se découvre enfin fréquentable.

Péché originel. La vraie poule de l’affaire, au fait, c’est Christina Ricci, Juliette bombasse de ce Roméo mou, qui se fait bourrer par le plus bestial des macs queutards noirs à dorures du bled (Tehronne) dès que son tendre blondin hyperventilé la laisse livrée à elle-même une minute. Dans ce rôle-titre de roulure locale, Ricci tient la gageure de justifier à elle seule à bout de bras, de fesses tortillées et de nichons à l’air, à force d’insanités outrageantes tout à fait naturelles (danse de la fente ploucarde, langouzes de bar beurrée et défoncée, short moule-moule à sabot de chameau et autres dandinements de pétard prostiputesques d’arrière-pays Tennessee), le puritanisme américain démentiel qui travaille à l’os ce film anormal, étrangement inspiré en son hypocrisie demeurée édifiante. La sorcière c’est Rae.

On songe à Reese Witherspoon, qui aurait fait crépiter cette composition inflammatoire de cul-terreuse dépravée rappelant Freeway 1996 ­ où Reese campait explicitement un faux poids de radasse à black, fille white thrash de pute alcoolo, vaguement violée par son oncle, s’improvisant Petit Chaperon rouge déviante tueuse de pédéraste et tout court. Yeux globuleux, front démesuré comme celui de Reese, à poil et à pulpe, Rae Ricci, qui retrouvera Witherspoon sa maîtresse ancienne en loubardise bullshit dans Penelope (ça a l’air bien…), donne littéralement corps au vice, convulsivement lové au coeur de ce Sud profond abruti d’obscurantisme évangélique saucé de vaudou tectonique, et, partant, au «déchaînement» d’exorcisme censé, selon la morale macho rigoriste tarée du film, digne de l’Inquisition catholique, islamique, ou d’un quelconque MPF, l’en délivrer.

L’un dans l’autre, la vertu de ce navet qui s’ignore (au piment rouge, au petit jésus doré et au radis noir) est son irréalisme, brut comme une scène primitive ou un refrain de blues poisseux plein de «coeurs enchaînés», de «démons» et autres «reptiles noirs grouillant autour de moi» à la Blind Lemon Jefferson ­ bluesman aveugle dont vient étrangement le nom du film.

Une saisissante innocence de crétinerie amerloque chrétienne permettant aux images de l’histoire ici tournée de représenter quasiment à nu (mais sans les poils) les pulsions barbares qui fondent l’inconscient collectif du melting-pot.

Il faut songer à Bush l’alcoolique anonyme attaquant l’Irak avec son suppôt Blair le faussaire d’Etat comme à un couplet de blues rouillé sans espoir, en observant la bêtise puérile et l’immoralité effarante de la bondieuserie Black Snake Moan ; tout se tient. Un Bush d’Abou Ghraib abject n’en agirait pas autrement avec l’Eve convulsionnaire du jour, qui, en bonne red neck (et le cul aussi), ne l’en remercierait que mieux une fois «sauvée» de force de ses manies sexuelles malsaines ­ comme là. Ça colle le cafard, mais on s’en fout : c’est l’Amérique, autrement dit le vrai péché originel, qui veut cela, ou le blues.

Pour l’anecdote, et ne pas finir sur une note trop sérieuse (que ni le film du jour ni le cinéma en général ne méritent), on notera que Laz Jackson s’est initié à la guitare blues, pour les besoins du «Serpent noir chuintant» qui s’achève, sur le tournage de l’autrement inénarrable Des serpents dans l’avion. Le senior des anneaux.