Plaidoyer pour une imprescriptibilité

AIHUS

Philippe Brenot
Psychiatre et anthropologue
Directeur d’enseignement en sexologie à l’Université Paris 5

Le seul moyen qui m’apparaît aujourd’hui susceptible de permettre cette reconnaissance sociale de ce crime identitaire fondamental serait de reconnaître la nature particulière de l’inceste, mais aussi de la pédophilie : ne soyons pas hypocrites, la pédophilie a le plus souvent un caractère incestueux, car perpétué à 80% par un proche de l’enfant ou un substitut des parents, éducateur, psychologue, enseignant, personne à qui l’enfant a été confié.

Il faut donc reconnaître le caractère spécifique de ce crime pour permettre l’imprescribilité de l’inceste, c’est-à-dire reconnaître que l’inceste est un crime contre l’humanité, seul cas juridique d’imprescription, crime contre l’humanité naissante de cet enfant en construction.

Jean-Claude Guillebaud parle dans le même sens de l’inceste dans le Principe d’humanité :
« Le père qui possède sexuellement le corps de son enfant cède à un désir inhumain… Il brise le cours du temps. Il efface la parenté. Il interdit à la victime de prendre place dans la chaîne des générations. L’inceste est le cousin germain du génocide en ce qu’il aboutit à détruire l’individu en détruisant son lien de parenté. Ce qu’il violente, en somme, ce n’est pas seulement le corps de l’enfant, ou l’un de ses organes, c’est très exactement ce qui fonde son humanité. »

Forrester Viviane : Virginia Woolf

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Ce monde devenu palimpseste et que poètes, peintres, musiciens, penseurs de toutes sortes s’acharnent à discerner en son texte initial, c’est au niveau des apparences qu’il subjugue Virginia : dès l’âge de treize ans, à la mort de sa mère – puis dans un climat incestueux créé surtout par son père, mais aussi au rythme de deuils précoces et successifs –, oui, dès l’enfance, les repères du monde habituel, habitable et admis, menacent de lui échapper, de lui faire perdre pied. Elle a très vite perçu d’autres sens, issus de la perte de tout sens, d’autres possibilités, un univers éclaté. Le retour au quotidien, au monde usité, rationnel et prédit, devait lui sembler aussi étrange, fragile et dangereux que les terrains chaotiques, proches de l’égarement. Le retour à la banalité devait lui sembler plus insolite, énigmatique et chargé de magie que l’explosion des limites. Et certaines cohérences plus fantastiques que le chaos. D’où sa fascination pour l’effervescence mystérieuse de l’instant en sa plénitude, en sa fragilité, en cette réalité, même triviale, brièvement fusionnée au réel et qui figure peut-être, dangereusement, la beauté. Qui supplée au divin : « Il n’y a pas de Dieu. Nous sommes les mots, nous sommes la musique. Nous sommes la chose même. »

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Leonard Woolf a fait accepter son point de vue sur elle par Virginia elle-même sans la convaincre, mais il a su convaincre leur entourage. Et même entraîner avec lui la postérité, grâce à la première biographie documentée de Virginia, non seulement « autorisée » mais commandée, pratiquement dictée par lui à son neveu Quentin Bell. Non pas dictée physiquement : elle n’a paru, et à grand bruit, qu’en 1972 ; Leonard, mort trois ans plus tôt, n’avait lu que les tout premiers chapitres de cet ouvrage, dont l’étoffe avait été, cependant, longuement, patiemment tissée par lui depuis des dizaines d’années, dès les débuts de son mariage avec Virginia.

Le plus révélateur dans cette biographie ? Le ton condescendant de Bell pour parler de sa tante en scotomisant l’écrivain, dont il aimait à dire, non sans coquetterie, qu’il connaissait mal l’ œuvre. Revanche instinctive (et que nous retrouverons souvent) chez les survivants de Virginia, entre autres chez Vanessa, sa sœur et rivale bien-aimée, qui était aussi la mère de Quentin : pouvoir enfin disposer de Virginia Woolf, lui intimer respectueusement, officiellement quelque déconsidération camouflée en familiarité ; la comparer avec indulgence, ironie (ici bonhomie) à l’image supposée « normale » qu’elle ne figurait pas. Séparer l’écrivain et la femme pour éviter l’un ou rabaisser l’autre. Avant tout, la banaliser et ridiculiser ses lacunes supposées en regard de cette banalité qu’elle n’intégrait pas. Et, par là, en sens contraire, la marginaliser autoritairement. La remettre, en somme (ou plutôt la mettre et publiquement), à ce que l’on avait toujours espéré être sa place. Et qui le demeurerait en partie – une fois les idées fixes, les justifications, les conclusions de Leonard définitivement homologuées, ratifiées légitimes.

Elle, « un génie », par là d’autant plus excentrique et naïve, folle par intervalles, en permanence mentalement fragile, mythomane sur les bords, frigide qui plus est. La permanence, la force, les prodiges de son travail passant au second plan.

Et lui, en toile de fond, faisant figure de sérieux, d’homme stable, protecteur, de mari sexuellement sacrifié aux inhibitions de sa femme, voué à son sauvetage, veillant sur son œuvre et la permettant.

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À cinquante-sept ans comme à vingt-sept, elle tourne et tourne et retourne autour des mêmes événements, sans en venir à bout. Et, au centre, on ne trouve pas Julia, mais Leslie.

C’est lui qui hantera jusqu’à la fin Virginia déchirée entre la haine, l’amour, surtout le refoulement. C’est lui qui figure le péril. Le mentionne-t-elle dans son Journal, fût-ce en passant, fait-elle seulement mention des montagnes, en particulier des Alpes, le domaine de Leslie Stephen, et, quelques lignes ou quelques pages plus loin, quelques jours, c’est la dépression. Manifeste. On songe d’abord au hasard, mais non, c’est systématique.

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