Depuis, d’autres souvenirs très durs ont émergé à ma conscience, amenant à chaque fois avec eux le doute inhérent au fait que quelque chose d’aussi terrible ait pu s’être produit. Amenant aussi avec eux leur cortège de signes et symptômes physiques : respiration rapide, souffle court, toux creuse, muscles crispés, douleurs pelviennes, douleurs aux poignets, mains engourdies, étourdissements, pleurs, cris. J’ai aussi réalisé que, non seulement la petite que j’étais a eu peur de mourir, mais que paradoxalement elle a aussi demandé à mourir en appelant intérieurement au secours : « Petit Jésus, pourquoi ne viens-tu pas me chercher ? Après tout tu es bien venu chercher ma sœur. Pourquoi pas moi alors ? » (…)
À mesure qu’un même souvenir se mettait à émerger à plusieurs reprises et à tout moment de la journée, le doute faisait place à de plus en plus de certitude, me permettant ainsi de reconstituer peu à peu le puzzle de ma vie.
Essentiel, car comment intégrer des traumatismes et faire le deuil d’une enfance meurtrie quand on ne sait même pas de quoi on doit faire le deuil ? Se rappeler, pas nécessairement dans les moindres détails, mais au moins de la gravité et de la teneur de ce qui s’est passé pour retrouver la compassion pour la petite fille que j’ai été. Et cesser par le fait même d’avoir envie de me faire du mal, puisque je réalise maintenant toute l’horreur de ce mécanisme de défense que j’ai utilisé si longtemps dans le but d’avoir l’« impression » de garder le contrôle sur ma vie.
Oui, je me suis rappelée. Me rappeler jusqu’à vouloir par moments oublier à nouveau, tellement ce qui émergeait était difficile ! Tout un revers de situation, moi qui me suis livrée de façon obsessive pendant de nombreuses années à une quête frénétique de ma vérité ! Mais il fallait me rappeler, pour en finir avec ces flashbacks qui me plongeaient auparavant dans une panique et une terreur diffuses sans que je n’en connaisse la cause exacte, contrastant nettement avec la négation de ma famille et me déchirant en milles morceaux. Mais aujourd’hui je peux dire que je préfère nettement la vérité, si dure soit-elle, et les douleurs physiques qui accompagnent les souvenirs, à l’inconscience dans laquelle je me trouvais auparavant. Cette CONSCIENCE qui fait que je deviens de moins en moins la proie de mes traumatismes puisque je les connais, que je peux maintenant leur faire face sans perdre les pédales et que je les intègre de plus en plus.
Quel soulagement ! Mais en même temps, lorsque je regarde en rétrospective le trajet que j’ai parcouru depuis maintenant 13 ans, la révolte m’envahit. Lorsque je considère toutes ces années de détresse supplémentaires que j’ai vécues et qui auraient pu être évitées si mon entourage supporté par cette théorie des faux souvenirs, n’avait pas mis un frein continuel à ma guérison en me disant sans cesse qu’il ne s’était rien passé et que tout cela n’était qu’implanté. Qu’ils m’aimaient et m’avaient toujours chérie ! Que tout ce qu’ils désiraient, c’était qu’on reprenne notre « belle vie de famille » en effaçant ce que ces thérapeutes supposément mal intentionnés m’avaient mis dans la tête. Comme si j’avais subi une lobotomie ! Quel déchirement inutile, déchirement qui est déjà omniprésent chez toute victime d’inceste sans qu’on ait en plus à en rajouter ! Tous ces moments où j’ai pensé à en finir avec la vie ont toujours été provoqués par cette extrême discordance entre mes flashbacks et cette « théorie » supportant la négation de ceux que j’aimais le plus au monde.
Deux versions complètement et diamétralement opposées.
Comment me souvenir dans une telle situation ? Comment en arriver à visualiser la cause de mes flashbacks pour pouvoir enfin assimiler et intégrer mes traumatismes, alors que je me faisais sans cesse répéter que tout n’était que pure fabulation ? J’aurais bien aimé que cela soit le cas. L’être humain n’est pas, dans son essence, masochiste. Hélas, ce n’était pas de la fabulation. Cela ne l’était pas, cela ne l’avait jamais été. J’ai pu avancer à pas de géants sur la voie de ma guérison seulement quand j’ai été en mesure de rompre définitivement les liens avec ma famille, de ne plus avoir d’attentes.
Ce qui me fait dire aujourd’hui que cette théorie du syndrome des faux souvenirs peut s’avérer meurtrière lorsqu’elle est appliquée de façon généralisée et sans discernement. C’est le principal but que j’ai poursuivi en écrivant ce livre : dénoncer le tort considérable que cette théorie m’a fait. Non seulement à moi, mais sûrement à plusieurs autres personnes. Et qui n’a pas fini de faire ses ravages.
Le système légal est basé sur la présomption d’innocence, ce qui fait que tous les abus sexuels commis dans l’intimité, et encore plus l’inceste, sont déjà en partant difficiles à prouver par des faits tangibles. Déjà difficile donc d’obtenir justice pour des victimes qui n’avaient jamais oublié. Était-il nécessaire en plus d’en rajouter jusqu’à priver les victimes d’inceste aux VRAIS souvenirs occultés d’un support thérapeutique vital, en discréditant leurs thérapeutes bien intentionnés et pas nécessairement adeptes de l’abus-sexuel-à-tout prix ? Les abuseurs d’enfants sont déjà avantagés sur le plan de la justice. Était-il nécessaire qu’on aille leur chercher des munitions supplémentaires pour se défendre, en leur donnant une raison de s’immiscer dans l’espace psychothérapeutique de leurs victimes ? Celles-ci ont déjà subi le viol de leur intimité dans leur enfance.
Permettre à leurs abuseurs de « pénétrer » dans l’intimité de leur espace thérapeutique, pour essayer de saper à la base les souvenirs qui tentent d’émerger, ne correspond-il pas à reproduire à nouveau l’abus, la transgression des limites ?
Il y a une raison pour laquelle ces souvenirs étaient restés enfouis parfois très longtemps. C’est qu’ils étaient trop difficiles à gérer. Au lieu d’encourager ces victimes qui trouvent enfin le courage de faire face à leurs démons intérieurs, aidés de leurs thérapeutes tout aussi courageux, la théorie du syndrome des faux souvenirs fait l’inverse en identifiant automatiquement de la malfaisance là où c’est tout le contraire qui se passe. Cette théorie qui peut peut-être s’appliquer dans certains cas, est malheureusement devenue dans les deux dernières décennies, comme une mode faisant en sorte qu’il faudrait maintenant prouver « hors de tout doute raisonnable » que les souvenirs ne sont PAS implantés et que les thérapeutes sont de bonne foi. Ce qui revient à mettre ces aidants au ban des accusés au lieu des vrais coupables ! Comme le monde à l’envers ! Je dirais qu’il faut CROIRE les victimes aux souvenirs refoulés, avoir de la compassion pour elles plutôt que de se positionner sur le modèle antagoniste de la cour. Et si ces souvenirs s’avèrent faux, ils ne perdureront pas, étant donné qu’ils sont source d’une grande souffrance et que l’être humain a tendance à tout faire pour ne pas souffrir.
Je me relève donc tranquillement de cette saga avec ma famille qui aura duré au moins dix ans et qui m’aura causé plus de torts que les traumatismes de mon enfance eux-mêmes. « Faute avouée est à moitié pardonnée ». Il est rare qu’un abuseur avoue quoi que ce soit, mais qu’il entraîne tout le reste de sa famille à croire comme lui en des souvenirs implantés fait en sorte que la victime se retrouve complètement isolée, ostracisée. Mais tout cela est maintenant du passé. Je peux maintenant guérir, panser mes plaies en toute quiétude sans me faire dire que « plaies il n’y a pas. »
Le processus de guérison ne se fait pas en ligne droite. Il m’a fallu et me faut encore parfois rebrousser chemin pour pouvoir mieux repartir par la suite. Mais jamais je ne retourne aussi bas qu’auparavant. J’ai acquis plus de solidité.
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L’auteure est née au Québec. Elle est titulaire d’un Ph.D. en sciences. Elle a étudié auparavant en médecine, mais a dû abandonner ses études au début de sa 4e année après avoir complété avec succès un premier stage d’externat en psychiatrie. Incapacité de continuer par blocage psychologique. Échec cuisant relié à un malaise profond et inexplicable relié à l’examen physique des patients. Plus tard, elle a aussi complété une formation de base de 750 heures donnée par une école privée de formation de psychothérapeutes. De par ses études, l’auteure a pu non seulement livrer son histoire, mais aussi l’analyser et la supporter par des ouvrages de références consultés, devenant par le fait même son propre sujet de recherche.
*Ma vie en pièces détachées. Souvenirs retrouvés d’inceste ou faux souvenirs, Éditions J’ai l’Espoir, 2009, 342 pages. Format : 15 x 23 cm. Prix : 24,95$. Préface de Blanche Landry. Aide à l’écriture : Nadine Guezennec. Auteur Conseil, Spécialiste des Récits de Vie. ISBN : 978-2-9811476-0-8. Mis en ligne sur Sisyphe, le 25 novembre 2009 © Sisyphe 2002-2009
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1/ Ma vie en pièces détachées
2/ Thèse du syndrome des faux souvenirs d’inceste
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