5/ Le compagnon de Camille Laurens dans Romance nerveuse

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Ruel me soufflait son plan pour la suite, un plan sans fioritures qui consistait en un silence définitif – je dis bien : dé-fi-ni-tif, tandis que je composais le message que j’allais t’adresser aussitôt rentrée, « Luc, ce n’est pas de sexe que je suis demandeuse, c’est de désir. Mais tu ignores ce que c’est: tu n’as pas de désir, ni de moi ni de rien. Tu as des rêves, ou des besoins, ce n’est pas pareil. Tu t’ennuies, c’est tout. Rien ne tient longtemps, et tu démolis tout ce qui pourrait tenir.
Il y a eu quelques moments, malgré tout, entre toi et moi : je cherche à les retrouver, admettons, mais je ne suis pas de taille à lutter contre l’incommensurable ennui que t’inspire le monde assez vite. C’est ce qui m’angoisse – l’impuissance où je suis envers toi. Un jour, j’ai eu un enfant mort entre les bras, alors je sais ce qu’est l’impuissance, je ne ressuscite pas les morts.
Restons-en là, donc.
J’ignore pourquoi tu agis ainsi, pourquoi tu te fais haïr, pourquoi tu repousses ce que tu attires. Mais quoi que ce soit, on devrait avoir honte de se rendre si malheureux. Camille », Ruel trouvait ça long, inadapté, grotesque, je l’écrivais en écoutant sa chanson, tu sais j’suis pas un mec sympa et j’merde tout ça tout ça, tu sais j’ai pas confiance j’ai pas confiance en moi, tu sais j’ai pas d’espérances, je surlignais « restons-en là », suppr, je le remettais, je l’enlevais, j’appuyais sur Envoyer, tu me répondais presque aussitôt : « Je t’en prie, ne me lâche pas, car c’est en tombant que je mourrai », j’avais peur que ton ivresse te pousse au drame, que tu te supprimes comme on presse une touche, « Je ne peux pas te lâcher, c’est bien le problème », tapais je, tu ne veux pas, corrigeait Ruel, tu es une sombre gourde avec un QI de shampouineuse à Villard-de-Lans, j’envoyais d’un clic, il est malheureux, répliquais je, j’éprouvais son malheur dans mon corps, il m’étreignait comme s’il était mien, j’étais solidaire d’une souffrance intime qu’aucune avanie n’effaçait, la bête à mes yeux ne masquait pas l’ange, j’argumentais ainsi dans le vide, Ruel se taisait, il était très tard, elle en avait assez d’être mon esprit, quelle humiliation, assez de traîner le boulet de ma sentimentalité bouchée à l’émeri, je faisais honte à toutes les femmes, tu allumais une cigarette, « merci, mon amour, à demain, dors bien », concluais-tu,
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2/ Dissociation

3/ Camille Laurens avait neuf ou dix ans
4/ La jumelle insensible

14/ Un corps que je ne connais pas – dans Reconstruction par Jeanne Cordelier

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Quand ma tête me laisse un répit, je la partage avec Val, sur la terrasse, le soir au clair de lune. Souvent le corps suit, un corps que je ne connais pas, que je découvre. Outre m’avoir désenvoûtée, Val m’aurait-il en plus fait expulser ma petite fille, m’aurait-il délivrée de la petite vicieuse, qui a onze ans a eu son premier orgasme avec son père? L’enfant gâtée, comme se plaisait à m’appeler mon amie Albine, en appuyant bien sur gâtée. Comme le fruit et pourquoi pas la pomme, l’éternelle Ève, la dévoyée, la débauchée avide de sexe, la quintessence du vice? Oui, si à son insu en me trompant Val avait mis une femme au monde? S’il m’avait aidée à mettre bas mon petit monstre, ma part gâtée … celle qui laisse un mauvais goût dans la bouche et qu’on recrache avec une grimace. Si Val m’avait tout simplement ouvert les yeux sur le fait qu’il n’y a pas d’amour heureux, mais qu’il en est de perdurables.

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2/ Jeanne Cordelier : Le second souffle

3/Préface de Benoîte Groult pour Reconstruction

4/ Reconstruction de Jeanne Cordelier par le Figaro.f
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5/ Aimer après l’inceste

6/ Comment devient-on après les viols par inceste ?

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8/ La peur de l’abandon après une enfance violée

9/ Rêve d’inceste
10/ Le vide, l’abandon
11/ Dissociation
12 / Avec les viols par inceste, les échecs scolaires
13/ La chronique littéraire de Jean-Claude Lebrun : Jeanne Cordelier. L’autobiographie nécessaire
15/ « Reconstruction », de Jeanne Cordelier : la deuxième vie de Jeanne Cordelier par Fabienne Dumontet