On est en droit de se demander si finalement il n’y a pas là un processus d’aveuglement, et si celui-ci n’est pas plus ou moins conscient. Peut-être qu’au fond, elle a compris et ne veut pas le croire. Peut-être, mais si le résultat de ce questionnement fugace, c’est d’exclure l’hypothèse de l’inceste, on voit qu’à la différence de la situation où la mère ne sait rien et n’a jamais envisagé cette possibilité, là, la question est posée en pleine conscience. Et cela oblige, en cas de dénégation, à une réorganisation psychique pour la mère, qui intègre l’hypothèse de l’inceste et le jugement selon lequel cette hypothèse n’est pas crédible. De façon analogue, c’est un peu ce qui se passe dans les situations d’infidélité conjugale où un protagoniste pense à partir de quelques indices que l’autre peut être infidèle, réfute l’idée et est forcé, pour en être sûr, d’organiser son imagination de manière à se rassurer en toute bonne foi. Cette réorganisation doit prendre le dessus avec netteté, et cela plus nécessairement dans la situation incestueuse que dans la situation d’infidélité.
Faut-il donc que cet impensable, pourtant pensé un instant, soit repoussant au point de menacer la totalité du psychisme d’une personne ?
Tout à fait. Il faut comprendre que l’idée que son mari puisse coucher avec sa fille, avec toutes les conséquences que cela peut avoir, est un traumatisme tellement intense qu’il devient légitime de le rejeter comme impensable et de refermer de façon naturelle le questionnement. Cela permet à la mère de cicatriser la brèche un instant ouverte dans sa pensée. On voit parfois des femmes plus matures qui essaient d’observer avec méthode ce qui se produit. Dans le fond, elles conçoivent l’hypothèse, ou même ont deviné et questionnent leur fille. Ces femmes aideront l’enfant à leur dévoiler l’histoire.
Mais il faut pour cela une force de caractère que, dans mon expérience, je ne rencontre pas souvent. Cette rareté est en soi une preuve que l’inceste est de l’ordre de l’inconcevable, et qu’il constitue une considération d’une extrême violence, capable de désorganiser l’imaginaire familial au point que tout s’effondre : une fille traumatisée d’avoir été dans une position si vulnérable, d’avoir été marquée par le sexe avant l’heure, un homme qui s’apparente désormais à un monstre, qui a trahi la confiance de son épouse, qui a trahi sa propre fille, qui s’est rendu indigne de sa fonction de père. Dans une logique d’économie psychique, on comprend que la mère ait intérêt à effacer une telle turbulence, une situation si éloignée de la norme.
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Je note le cas où la mère s’efforce de faire pression sur le père. Animée par le désir de sauver la famille et de régler la situation sans que cela sorte du cercle familial, elle chapitre son mari, essaie de faire pression sur lui pour qu’il ne recommence pas. Cette femme qui tente de faire face, utilise les armes dont elle dispose : elle questionne son époux, l’interpelle, intervient pour modifier les situations favorables aux actes délictueux, le surveille, et le menace : « Si tu recommences, je fais appel à la justice. » Elle finira parfois par mettre à exécution les menaces qu’elle profère, mais cela demandera du temps, car sa volonté est de minimiser ce qui s’est passé pour préserver son couple et sa famille. Elle mise sur une sorte d’autorégulation interne à la famille, lui permettant de ne pas révéler la situation. C’est son choix, mais il est fondé sur l’illusion que ce type de menaces peut agir sur le père, que le cataclysme de la découverte du comportement incestueux pourra passer sans désorganiser la famille, sans la faire éclater, puisque l’incarcération de son époux aura été évitée.
Ces femmes ne parviennent~elles donc jamais à leur objectif ?
Il y a des situations où cela marche : le père arrête de toucher ou de violer sa fille. La démarche de la mère, son chantage auront été opérants et, dans ces cas, la victime n’a pas d’animosité contre sa mère. Et puis, soit il n’y aura jamais de dévoilement et ce type de dénouement ne parvient pas à notre connaissance, soit l’arrêt des agressions, définitif ou seulement temporaire, n’empêche pas l’enfant ou l’adolescente de dévoiler les faits quelque temps après, parce que l’arrêt des agressions ne suffit pas à résorber sa souffrance, son mal-être.
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Voir aussi les billets concernant le livre de Roland Coutanceau :
1/ Vivre après l’inceste : Haïr ou pardonner
2/ Peut-on pardonner ?
3/ Un silence difficile à rompre
4/ Désordres relationnels et sexuels
5/ Le père incestueux
*/ L’enfant investi d’une sorte de mission
6/ Les milieux sociaux et culturels
7/ Quelques conséquences sur les survivantes
9/ Trois profils des pères incestueux