20/ Deux sœurs dans les viols par inceste dans Questions d’inceste

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La liberté de s’identifier comme femme, indépendamment du trauma dépend en grande partie des assises narcissiques présentes dès le départ chez la jeune fille, gages de ses ressources internes capables ou non de l’amener à cicatriser les blessures du traumatisme.
L’histoire clinique de ces deux sœurs permet de voir l’importance de l’identification au féminin et au maternel pour sortir ou non du trauma. Caro et Béa sont toutes deux d’anciennes victimes de violences sexuelles du père. Très unies et soudées pendant l’enfance et l’adolescence, elles vont se séparer et se fâcher à l’occasion de leurs maternités pour suivre des chemins radicalement différents.
Pour Caro, l’aînée, l’accès au maternel lui permettra de quitter la délinquance et la prostitution pour se consacrer durablement à l’éducation de ses deux enfants, loin des errances du passé, alors que pour Béa, sa cadette, ce passage du statut de victime à celui de femme puis à celui de mère sera impossible.
Caro a pu s’en sortir grâce à une adultisation précoce qui, dès sa petite enfance, l’avait mise en position maternelle pour protéger et sa petite sœur et sa mère de la folie du père, alors que sa cadette, abusée avec barbarie par le père, n’a pu réussir à s’identifier à autre chose qu’à la fonction qu’il lui avait attribuée : être son objet sexuel. Objet sexuel du père, objet ignoré par la mère, objet protégé par sa grande sœur, elle deviendra à l’adolescence objet maltraité par les hommes dans la prostitution, incapable comme sa sœur aînée d’accéder à un nouveau statut de femme libre capable de refuser la soumission sexiste et de s’investir positivement dans sa dignité de femme libre.
Son corps ne lui appartient pas comme un élément constitutif de sa valeur humaine. Il n’est qu’un outil au service d’une fonction qui prend toute la place et qui lui sert d’identité. L’enfant qu’elle porte en elle ne sera aussi qu’un avatar de ses aventures sexuelles sans amour, qu’un objet qu’elle déposera chez sa grande sœur jusqu’à son mariage trois ans plus tard avec un homme en tout point identique à son père. Et quand cet homme exigera que la petite fille de 5 ans participe à leurs ébats sexuels, elle n’y verra rien de plus, que la continuation de ce qu’elle a toujours vécu. Sa fille est comme elle, soumise sans condition au plaisir de l’homme. Elle ne l’offre pas à son mari comme un objet différencié, elle continue simplement de s’offrir elle-même à travers sa fille. Elle se donne à lui avec sa duplication. Elle n’est plus un objet unique, mais elle s’est scindée en deux et c’est la réunion des deux qui participe à l’inceste du beau-père.
Le trauma de l’inceste a bloqué son développement psycho affectif au stade où elle était encore victime du père. Elle n’a pu décoller de ce statut et continuera d’être cette fille tout juste bonne à satisfaire la libido des mâles.
Sa grande sœur, en prenant dès le départ la place maternelle laissée vacante par la vraie mère absente, ne lui a pas permis de s’appuyer sur un lien de solidarité fraternelle et, pour la défendre, a concouru à ce qu’elle demeure toujours une enfant à protéger comme si elle ne pouvait être autre chose que cette victime.
Le traumatisme a eu chez Béa un effet de sidération bloquant ses investissements libidinaux sur la répétition masochiste des conduites victimaires.
Le bébé qu’elle a fait, elle l’aime d’un amour éperdu, mais sans véritable préoccpation maternelle. Elle l’aime comme la plus jolie de ses poupées mais elle est incapable d’intérioriser ses besoins et son identité propres de sujet humain en devenir, différent d’elle et en même temps dépendant de ses soins. Elle ne peut l’investir que comme un objet identique à elle-même, indifférencié de sa propre identité de victime éternelle à disposition du plaisir des autres.
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Autres billets sur le livre Questions d’inceste
1/ Questions d’inceste de G. Raimbault, P. Ayoun, L. Messardier
2/ L’inceste séducteur, le père avec la fille
3/ La pianiste de Michael Haneke
4/ L’inceste avec violence, le viol incestueux
5/ Une conception réductrice de l’inceste
6/ La rupture du lien de filiation
7/ Les réactions au traumatisme
8/ La sidération et l’impossibilité de dire
9/ Ces mères qui n’ont pas réussi, ou pas voulu, ou pas su éviter l’inceste
10/ L’identité désorganisée des pères séducteurs
11/ Pourquoi les incestueurs en appellent-ils à l’insatisfaction conjugale ?
12/ L’interprétation du consentement par l’incestueur
13/ L’atteinte narcissique et la culpabilité pour la mère
14/ La valeur de la sanction pour l’agresseur et la victime
15/ La tragédie grecque et la littérature
16/ L’autonomisation
18/ Le pardon
19/ Anaïs Nin, un inceste choisi
21/ La recherche de sens – La valeur de l’écrit

9/ Ces mères qui n’ont pas réussi, ou pas voulu, ou pas su éviter l’inceste par Question d’inceste

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Ces mères qui n’ont pas réussi, ou pas voulu, ou pas su éviter l’inceste

, subissent, de la même manière que leur fille, avec la même révolte infantile qui permet de déplacer sur les professionnels toutes les haines et les rancœurs accumulées jusque-là.


Ce refus de parole au médecin s’inscrit dans la continuité d’un manque de parole bien antérieur et qui a marqué leurs relations familiales depuis plusieurs générations.


Venir parler les « saoule » parce qu’elles vont être « obligées de répéter encore une fois les mêmes choses ». Il y a dans cette formule – « être obligée de répéter » – toute la problématique de la place de la parole dans leur vie, comme s’il suffisait de dire une fois les choses, comme s’il y avait même besoin de les dire. On ne parle pas des choses qui fâchent. Quand on a été élevé dans les coups, dans l’absence de mots et dans la confusion, on ne perçoit pas les avantages du discours et du « parler vrai ». Alors venir parler pour dire quoi ? Pour répéter quoi ? Ce vécu d’« injonction à la répétition » n’est que la continuité de l’impossibilité d’investir une parole subjectivante, ouvrant à une réelle communication. Ces mères défaillantes se vivent comme sans valeur. Leurs émotions, leurs sentiments, leurs désirs, leurs craintes, elles n’en ont jamais parlé alors, faute de mots, cela reste confus dans leur tête et cette confusion imprègne tout le système familial grâce à l’échange de quelques informations factuelles nécessaires pour ne pas sombrer dans le chaos total. Parler de soi est presque indécent, comme si le soi se résumait à une enveloppe physique vide de tout intérieur. Parler, c’est bien pour dire des choses pratiques, mais pas pour exposer son intimité qui, de toute façon, faute des mots nécessaires pour l’exprimer, n’est qu’un amalgame disparate de vécus réactionnels sans ordre et sans direction. L’inceste est le fruit de cette désorganisation de la pensée qui ne s’est pas donné ou n’a pas reçu les mots pour définir son identité. La confusion de la pensée entraîne celle des mœurs du système familial. Il n’y a que la loi du désir immédiat et égoïste qui prévaut, en dehors de tout respect de l’autre et de toute limite. Ce sont bien sûr alors les plus faibles qui souffriront, les femmes et les filles. Le discours ne peut être qu’au service d’une manipulation et d’une instrumentalisation de l’autre. L’incapacité de parler de soi apparaît comme la marque d’un interdit primaire, un manque de sécurité narcissique primitif qui ne permet pas de s’engager dans un véritable échange. Ce trouble rend impossible l’investissement du discours de l’enfant qui à son tour ne l’investira pas comme moyen d’expression.


L’incrédulité des mères au dévoilement de l’inceste procède en partie de ce manque d’investissement et de croyance dans les vertus de la parole. Dire des choses qui relèvent de l’intimité la plus secrète ne se fait pas, car ces mots-là sont tabous. Dans ces familles au conformisme absolu autour de la pudeur de l’intime, le dévoilement de l’inceste a un côté irréel et scandaleux. C’est une transgression du code du langage et de l’honneur qui suscite aussitôt un réflexe d’incrédulité et d’hostilité devant cette menace de remise en question fondamentale de la famille, ce qui est impensable.

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2/ L’inceste séducteur, le père avec la fille
3/ La pianiste de Michael Haneke
4/ L’inceste avec violence, le viol incestueux
5/ Une conception réductrice de l’inceste
6/ La rupture du lien de filiation
7/ Les réactions au traumatisme
8/ La sidération et l’impossibilité de dire
10/ L’identité désorganisée des pères séducteurs
11/ Pourquoi les incestueurs en appellent-ils à l’insatisfaction conjugale ?
12/ L’interprétation du consentement par l’incestueur

13/ L’atteinte narcissique et la culpabilité pour la mère
14/ La valeur de la sanction pour l’agresseur et la victime
15/ La tragédie grecque et la littérature
16/ L’autonomisation
17/ Le devenir des pères agresseurs en prison

18/ Le pardon
19/ Anaïs Nin, un inceste choisi
20/ Deux sœurs dans les viols par inceste
21/ La recherche de sens – La valeur de l’écrit